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Auteur/autrice : Neal
Normand de Bellefeuille et ses Catalogues affectueux
La poésie de Normand de Bellefeuille connaît depuis quelques années un véritable engouement, tant de la part des critiques que des lecteurs. On ne compte plus les nominations et prix depuis la parution de la trilogie Chroniques de l’effroi, mais d’autres recueils (La marche de l’aveugle sans son chien, par exemple) avaient déjà suscité l’admiration. Cela, bien sûr, n’est pas gage de qualité. Le consensus est parfois une forme de nivellement. Mais ce n’est pas le cas ici.
Si cette poésie . . .
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Emmanuel Robin (1900-1981)
Emmanuel Robin vit le jour en 1900 à Babeuf, en Haute-Picardie, et fut élevé par une mère institutrice, en l’absence d’un père parti peu après sa naissance ; admis en rhétorique supérieure au lycée Henri-IV, à Paris, il lia amitié avec Pierre Bost1 et Jean Prévost2.
Bientôt professeur de lettres en province, il se mit à la rédaction de son premier roman en 1927, Accusé, lève-toi, publié deux ans plus tard aux éditions Plon (le roman a été r . . .
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Simon Roy, romancier
Après avoir fait une entrée remarquée en littérature en 2014 avec un récit, Ma vie rouge Kubrick, qui puisait tout à la fois dans la fascination de l’auteur pour le film Shining de Stanley Kubrick et dans une généalogie familiale aussi troublante et macabre, Simon Roy nous revient cette fois avec un véritable roman, Owen Hopkins, Esquire1. La griffe de l’auteur demeure reconnaissable : courts chapitres, inventivité narrative et, sans doute l’élément le plus important, l’écriture comme voie de . . .
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Réinventer la roue : petit panorama de littérature routière
« Quelle est ta route mon pote1 » La question lancée par Dean Moriarty depuis les profondeurs de sa nuit new-yorkaise, il y a de cela près de 60 ans, résonne encore dans tout un pan de la littérature vagabonde du Québec.
À tel point que les réponses offertes par les romanciers se sont même multipliées au cours des dernières années. La rentrée automnale confirme cet engouement en appelant à une modeste cartographie des nouvelles voies/voix de la fiction. Voici donc trois romans pour prendre la clé des champs . . .
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Le clan Ferron, ses alliances et ses lettres I
Malgré la diversité des tempéraments qui composent le clan Ferron, un dénominateur commun ressort, constamment mis en lumière par les analystes : toutes et tous assument un rôle dans la sphère publique. Plus ou moins tôt, plus ou moins tard, de façon discrète ou flamboyante, durablement ou non, toutes et tous atteignent cet objectif.
Politique, littérature, peinture, enseignement, architecture, journalisme, correspondance, théâtre, tous ces domaines portent la marque du clan Ferron dont font partie Jacques, Madeleine, Marcelle, Paul et Thérèse. S’y greffe Robert Cliche, époux de Madeleine, lui aussi présent sur la scène publique, lui aussi praticien de l’art épistolaire.
Parler de clan n’est pas abusif ; il suffit de feuilleter les lettres expédiées ou reçues pour entrer dans un monde de surnoms issus de l’intimité familiale. À peine Jacques est-il collégien qu’il prodigue des conseils paternels à Madeleine ou à Marcelle. Madeleine et Robert Cliche rédigent à quatre mains leurs observations sur les Beaucerons et la loi1 ; les romans de Madeleine attendront que les enfants soient parvenus à une certaine autonomie. Paul en étonnera plusieurs en créant le Parti Rhinocéros, alors que plusieurs attribuent cette ingénieuse rigolade au seul Jacques. Marcelle fréquenta le milieu qui accoucha du Refus global, tâta de la sculpture, avant de resplendir dans une peinture exubérante et dans d’admirables vitraux. Thérèse trouva sa voie dans un journalisme alerte et collé au réel. Entre ces personnalités fécondes, la correspondance occupa pendant des décennies une place étonnante.
***
Le sort a voulu – et je l’en remercie – que je puisse connaître de façon personnelle quelques membres du clan. J’ai plusieurs fois croisé Robert Cliche dans mes activités de journaliste, sans jamais rencontrer son épouse Madeleine. Quand se forma le couple Madeleine Ferron-Jean Cimon après le décès de Robert, mon épouse et moi l’avons fréquenté de façon assidue et infiniment chaleureuse. Ce que j’ose qualifier d’amitié m’a incité à préfacer Madeleine Ferron, l’insoumise2, ouvrage collectif consacré à Madeleine. Mes rares rencontres avec Jacques remontent aux lendemains de la crise d’Octobre ; j’étais éditorialiste au Devoir et assez peu porté à adhérer aux multiples complots que Jacques y lisait.
Suite :
Le clan Ferron, ses alliances et ses lettres II : Correspondance triangulaire : Le Québec des Ferron et des Cliche.
Le clan Ferron, ses alliances et ses lettres III : Le droit d’être rebelle : Marcelle Ferron épistolière.Voir aussi : UNE FAMILLE EXTRAORDINAIRE
* Madeleine Lavallée, Robert Cliche ainsi que Jacques, Marcelle et Madeleine Ferron en 1978. ©Succession Marcelle Ferron.
1. Madeleine Ferron et Robert Cliche, Quand le peuple fait la loi, Hurtubise HMH, 1972 et Les Beaucerons, ces insoumis, Hurtubise HMH, 1974.
2. Sous la direction de Gervais Lajoie, Madeleine Ferron, l’insoumise : trois perspectives, Fondation Gabriel-Lajoie, 2009.Nous retrouver à mi-chemin : Correspondance André Major et Pierre Vadeboncœur
Aujourd’hui en retrait du milieu littéraire québécois, André Major n’en a pas moins été un de ses représentants les plus engagés à une époque, pas si lointaine, où l’on rêvait d’un Québec qui fut à la fois indépendant, socialiste et laïque ; une époque où ce rêve semblait sinon à portée de main, ou de voix, à tout le moins imaginable avec ses avancées et ses reculs, ses défenseurs et ses pourfendeurs.
André Major et Pierre Vadeboncœur appartiennent aux premiers. Tous deux n’ont cessé, dans leur champ d’action respectif, de poursuivre le même objectif : affranchir le Québec et les Québécois de toute forme de servitude, autant celles d’ordre politique, religieux, linguistique que littéraire. Il n’est dès lors pas étonnant que leur chemin se soit un jour croisé malgré la différence d’âge et de génération, Vadeboncœur appartenant, si tant est que ce verbe puisse ici signifier quelque chose, à la génération de Cité libre, Major à celle de Parti pris. L’un et l’autre, pour des raisons somme toute analogues, quitteront ces lieux de parole où la leur, indissociable de l’action qu’ils voulaient mener, ne correspondait plus, disons, à une certaine politique éditoriale. Sans véritablement se substituer à de tels lieux de parole, la correspondance qu’ils entretiendront leur offrira un lieu d’échange et de réflexion sur des sujets qu’ils prenaient à cœur tout en confrontant leurs points de vue, leurs prises de position, voire leurs différends à l’occasion. Le ton, s’il demeure cordial, amical même, n’évite en rien les convictions de chacun. L’admiration mutuelle que se portent Major et Vadeboncœur se conjugue avant tout dans le respect de ces mêmes convictions et l’effort que chacun met à les inscrire dans l’action. Lorsque l’un cherche à convaincre, ce n’est pas sur la base de l’amitié, qui pourrait ou devrait tout faire accepter, mais sur celle d’arguments et d’idées que l’on souhaite partager non pas pour se prouver que l’on a raison, mais pour pousser plus loin la réflexion et ainsi faire preuve de raison.
Le titre choisi par Major, Nous retrouver à mi-chemin1, pour coiffer la correspondance, qui s’étend sur un peu plus de 30 ans, avec des périodes moins prolixes, évoque bien le désir de partage dans un esprit d’égalité et, oserais-je dire, de communion d’esprit que tous deux recherchaient. Il sous-entend non seulement le désir, mais l’effort de chacun d’aller à la rencontre de l’autre dans cet espace fraternel sans cesse enrichi au fil des ans où chacun se livre tel qu’il est, sans fard et sans esbroufe. « Peut-être pouvons-nous nous retrouver à mi-chemin, écrit Major, ou dans la tension qui demeure entre le monde et un moi qui n’est que l’ombre de lui-même quand le langage du monde lui manque. D’où l’avidité spirituelle qui est la tienne, la lecture si profondément personnelle à laquelle tu soumets la parole des autres. »
Cette correspondance n’a pas l’étendue ni la profondeur de celle qu’a entretenue Vadeboncœur avec Paul-Émile Roy, mais elle ne nous livre pas moins un portrait juste et vivant du Québec et de deux intellectuels cherchant à inscrire leurs actions dans la lente marche du Québec vers sa maturité politique et littéraire, à y participer et à en favoriser la venue. Les annexes qui suivent l’échange de lettres nous rappellent, si besoin est, le rôle joué par chacun à cet égard. Si ces textes nous font parfois sourire par le style engagé qu’on ne voit plus guère aujourd’hui, ne se profilent pas moins des aspirations toujours actuelles et légitimes. À force d’échanger des courriels avec la rapidité de l’éclair, de donner préséance aux réseaux sociaux sur de véritables projets collectifs, peut-être ne percevons-nous plus notre désespérante lenteur à devenir véritablement des êtres indépendants et libres, ce à quoi nous invite la présente correspondance.
1. André Major et Pierre Vadeboncœur, Nous retrouver à mi-chemin, Correspondance, Boréal, Montréal, 2016, 202 p. ; 22,95 $.
Luc Durtain
Né à Paris en 1881, Luc Durtain, de son vrai nom André Nepveu, est mort en 1959 dans un oubli presque général. Il fut pourtant, dans l’entre-deux-guerres, un des auteurs les plus caractéristiques du modernisme poétique et romanesque, en même temps qu’un des voyageurs essayistes les plus estimés de son temps.
Ses poèmes furent admirés par ses contemporains Jules Romains, Édouard Dujardin, Guillaume Apollinaire ou Paul Éluard, tandis que ses romans et nouvelles furent loués par Albert Thibaudet, Benjamin Crémieux, Henri Barbusse, Philippe Soupault et . . .
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Poésie, pétrole et autres mondes qui penchent
Dans un paradis perdu en pleine nature sauvage de la côte est du continent américain, deux « vieillards » dans la quarantaine nourrissent, élèvent et surtout aiment leur nourrisson nommé Varian, arrivé dans leur vie alors qu’ils avaient renoncé à une progéniture depuis longtemps. L’éden est modeste, les plaisirs sont simples et satisfaisants.
En parallèle, et quelque vingt ans plus tard, l’arrestation arbitraire de Varian nous conduit aux portes de l’enfer dans un lieu jamais précisé, cependant que le palimpseste de Nancy Huston laisse deviner le nom d’une province canadienne . . .
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Approches diverses de l’« indianité » I : Thomas King et son arsenal littéraire
Comme Camus, qui défendait ses causes en recourant à l’essai, au théâtre et au roman, Thomas King use de l’histoire, des nouvelles et du mythe pour dessiller les paupières du Blanc nord-américain et lui ouvrir la réalité indienne qu’il côtoie en la déformant.
Une telle salve prive ce même Blanc des excuses dont il se gargarise aujourd’hui encore pour justifier son ignorance. Et ses préjugés. Né à Sacramento, en Californie, en 1943, King vit aujourd’hui à Guelph, en Ontario. Peut-être peut-on lire dans ce destin binational le symbole d’un assaut mené contre une certaine Amérique à la fois canadienne et étatsunienne.
Un ton désarmant
Dès les premières pages de L’Indien malcommode, Un portrait inattendu des Autochtones d’Amérique du Nord1, l’empathie s’installe. King adopte, en effet, le ton de la conversation détendue et traite son lecteur en vis-à-vis respecté. Le je occupe un large espace, mais sans morgue ni nombrilisme. Une sympathique autodérision et une mémoire à cent lieues de la plainte sociopolitique désarment la critique : « Il y a une quinzaine d’années, une bande d’amis et moi avons fondé un groupe de tambour traditionnel ». Suivent quelques détails d’ordre géographique sur chacun des musiciens. King dévoile ainsi, malgré ce détour ou grâce à lui, un des axes majeurs de sa vision des choses : « Anichinabé, Métis, Salish de la côte, Cri, Cherokee. Nous n’avons pas grand-chose en commun. Nous avons le tambour et nous sommes tous autochtones. C’est tout ». De fait, King se repliera toujours sur ce constat : les Indiens ont beau appartenir à des centaines de tribus distinctes, ils partagent un dénominateur commun. Le problème sera que les Blancs, sans comprendre cette parenté, se permettent de définir et d’imposer les critères selon lesquels tel humain sera reconnu indien, mais pas son frère. Sur ce terrain, le Canada et les États-Unis partagent les mêmes torts et déploient leur autoritarisme avec la même brutalité.
Le ton de King va-t-il, du coup, succomber à la colère et faire entendre une complainte douloureuse et rageuse ? Oui et non. Il étalera crûment les griefs des nations indiennes, mais il entretiendra savamment un climat civilisé. D’une part, en recourant à l’humour ; d’autre part, en intégrant à l’échange les vues de son épouse Helen. Les deux ingrédients se compénètrent d’ailleurs : « Helen, qui est toujours de bon conseil, a proposé que je coupe toutes les listes de moitié dans ce chapitre parce que, disait-elle, une liste n’a rien de très agréable, et puis dresser une liste, ça fait pédant. Évidemment, elle a raison. Mais moi, je voulais seulement voir ces noms écrits noir sur blanc et je voulais être sûr que vous les voyiez vous aussi ». Désarmant et efficace auprès du lecteur ; paix conjugale assurée.
Entre ridicule et ségrégation
S’il est un secteur de l’univers étatsunien qui fait à l’Indien une place de choix, c’est celui du cinéma. Thomas King veille à rappeler les limites étroites de cette équivoque hospitalité. Il note que l’Indien est toujours l’ennemi, le perdant, l’humilié. Le faire-valoir du Blanc. L’humour qui caractérise sa plume allège pourtant ce qui penchait vers le pleur acerbe : les rôles dévolus aux Indiens dans le spectacle des États-Unis mettent en vedette aussi bien des acteurs blancs que d’authentiques Indiens. Ce qui, aux yeux de King, est doublement ridicule : d’une part, personne ne sait à quoi ressemble un Indien ; d’autre part, le public étatsunien ne sut jamais que son comédien le plus célèbre, Will Rogers, et sa vedette la plus adulée des médias était… un Indien. Rogers, souligne King, « a écrit plus de 4000 chroniques qui étaient relayées par plus de 600 journaux ». « Il n’y a qu’un petit problème ici, ajoute-t-il. Dans la cinquantaine de films qu’il a tournés, je ne crois pas que Rogers ait fait l’Indien une seule fois. Je ne me rappelle pas l’avoir déjà vu avec une coiffe de sachem sur la tête ou un tomahawk à la main. » Autrement dit, le public peut professer le mépris le plus virulent à l’égard de l’Indien sans savoir à quoi il ressemble et sans prendre conscience que son héros médiatique est, à son insu, un Cherokee qui ne joue jamais à l’écran ou au micro le rôle d’un Cherokee…
Le ridicule de la chose n’épuise pas la question. King précise, en tout cas, que cette société blanche, dressée contre l’Indien sans le connaître, s’est arrogé le droit, au Canada comme aux États-Unis, de parquer les Indiens dans des réserves, de diviser la population indienne en catégories scrupuleusement étanches et pourvues de droits différents, de retirer le titre d’Indien à ceux et celles qui ne se conformaient pas aux règles définies par les gouvernements blancs. « La culture populaire nord-américaine est littéralement bondée d’Indiens sauvages, nobles et agonisants, alors que, dans la vraie vie, il n’y a que des Indiens morts, des Indiens vivants et des Indiens en règle. » Comme quoi le racisme peut s’exercer aux dépens d’un humain à ADN variable.
Mais les traités…
Les États-Unis et le Canada, après avoir oscillé entre le paternalisme et l’intrusion militaire et avoir sans cesse retouché la frontière entre l’Indien réel et ses multiples avatars imaginaires ou imposés, ont tenté de se donner bonne conscience en passant à la négociation et donc aux traités. Une fois de plus, Thomas King a beau jeu d’opposer la parole aux actes, les engagements aux oublis, les promesses aux gestes. « Cela dit, écrit-il, les ‘possibilités’ qu’on mentionne dans les documents gouvernementaux sont généralement des euphémismes pour dire : ‘Jamais de la vie.’ Et le ‘droit inhérent à l’autonomie gouvernementale’ est clarifié plus tard par le bémol suivant : Nulle loi adoptée par un gouvernement autochtone […] ne saurait être incompatible avec les lois essentielles au maintien de la paix, de l’ordre et du bon gouvernement au Canada. » Autrement dit, si collision il y a, le décret stipule que les décès endeuilleront le camp indien ! Les décrets n’engagent pas vraiment les Blancs. On regrettera que l’index du livre ne comporte aucune mention directe des innombrables traités.
… et les paraboles
Autant sont nets les propos prêtés par Thomas King à son Indien malcommode, autant sont déroutantes ses nouvelles. Non qu’elles soient vides de sens, mais parce qu’elles peuvent en revêtir plusieurs. Même le titre du recueil, Une brève histoire des Indiens au Canada2 prête à confusion. Le livre identifie les revues et stations de radio qui diffusèrent la version initiale de chacune des nouvelles, mais ne situe pas ces présentations dans le temps. Le lecteur ne sait pas non plus quelles tendances baignent ces médias. Sont-ils extrémistes ? Modérés ? Spécialisés dans les soucis autochtones ? Dans ces conditions, espérer que surgisse d’une macédoine par ailleurs délectable une histoire cohérente de la réalité indienne au Canada serait un leurre. D’autant plus que certaines des nouvelles, par exemple « Si j’avais une chienne, je l’appellerais Helen », « Petites bombes » ou « Les méchants qui aiment Jésus », pourraient honorer n’importe quelle tribune, tant elles ignorent les enjeux indiens. Le livre y perd son unité, et c’est dommage, car plusieurs textes sont d’admirables fables sur les drames indiens. Par exemple, « Le bébé livré par avion » ou « Coyote et les sujets d’un pays ennemi ».
Une puissante cosmogonie
Que les préjugés se taisent : la cosmogonie indienne n’a rien à envier à ses consœurs. Quand tel dictionnaire décrit la cosmogonie comme l’« idée que se firent de l’origine du monde les anciens poètes et les sages de la Grèce », il se montre indûment sélectif. Thomas King, quelque peu dispersé dans son recueil de nouvelles, renoue dans son dernier roman avec son plaidoyer central et déploie dans toute sa majesté l’immense récit qui donne à la culture indienne d’Amérique du Nord un Olympe plus respectable que l’original. Il est même probable que le lecteur peu familier avec les mythes indiens (comme moi) n’en saisira pas toute la richesse. La distance apparente entre le titre porté par l’édition originale anglaise (Doubleday Canada, 2014) et la présente traduction (Mémoire d’encrier, 2016) témoigne déjà de ce risque. En effet, là où l’original anglais arbore en titre The Back of the Turtle, le français opte pour La femme tombée du ciel3. Contradiction ? Pas du tout : regards distincts, mais convergents sur le même mythe.
Contrairement au Noé de la Bible, qui cherche ses repères dans un sol noyé par le déluge, de multiples tribus indiennes d’Amérique du Nord situent au ciel l’origine de la vie et des vivants. La chute que fit la femme pour échapper à un ours ne s’arrêta qu’en rencontrant ici-bas le dos d’une énorme tortue. Grâce au concours des animaux amphibies, un sol fécond s’étendit peu à peu sur le dos de la tortue. Ainsi le veut cette cosmogonie. Contre cette toile de fond, King bâtit un récit grandiose, confiant, moderne. En renaissant avec vigueur, la culture indienne se porte à la défense de la terre agressée par les conglomérats obèses et dévastateurs : « Les Indiens sont de retour. Bientôt les oiseaux repeupleront le ciel, les poissons la mer, les animaux la terre ; deux par deux, grands et petits, ils reviendront tous. […] En esprit, Sonny voit tout ce beau monde rassemblé sur la plage à attendre le second avènement des tortues ». La nature sera mieux défendue. Le consortium Domidion, responsable de déversements meurtriers, perdra son expert Gabriel Quinn, culpabilisé par la témérité de ses initiatives et ne ralentira sa dégringolade que grâce aux mensonges de ses relationnistes et au culte des médias pour la tragédie de demain.
Histoire, nouvelles, roman, Thomas King ne se borne pas à réclamer le respect de l’Indien, il rend ses nations dignes d’admiration. Il ose même l’optimisme.
Voir aussi : Approches diverses de l’« indianité » II : L’œuvre de Louise Erdrich
1. L’Indien malcommode, Un portrait inattendu des Autochtones d’Amérique du Nord, Boréal, Montréal, 2014, trad. de l’anglais par Daniel Poliquin, 320 p. ; 25,95 $.
2. Une brève histoire des Indiens au Canada, Boréal, Montréal, 2014, trad. de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné, 29 4p. ; 24,95 $.
3. La femme tombée du ciel, Mémoire d’encrier, Montréal, 2016, trad. de l’anglais par Caroline Lavoie, 632 p. ; 34,50 $.EXTRAITS
Cette version mi-siècle du colonialisme avait pour nom « cessation », et elle devint la politique officielle du gouvernement américain en 1953… […]
Pendant les treize années qui suivirent, le processus de cessation se répandit en Amérique comme la peste. Avant qu’on ne mette fin à cette politique, en 1966, 109 tribus avaient cessé d’exister, et un autre million d’acres de terres indiennes avaient été perdues.
L’Indien malcommode, p. 157.J’ai pensé achever mon livre sur une note optimiste. […]
Cela étant dit, deux sujets d’actualité sont revenus régulièrement dans nos conversations : l’Alaska Native Claims Settlement Act (ou Loi sur le règlement des revendications foncières des Autochtones de l’Alaska) et l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut.
L’Indien malcommode, p. 281.Une femme. Il n’aurait su dire avec certitude s’il s’agissait de l’une des deux Pieds-Noirs qu’il avait achetées aux enchères sur Internet ou de la jeune Crie que son frère Bert lui avait envoyée pour leur trentième anniversaire de mariage.
Une brève histoire des Indiens au Canada, p. 21.On n’a pas pu l’incinérer. Trop toxique. Sites d’enfouissement, bouchons d’argile imperméable, puits d’injection, hors de question ça aussi. […]
On l’a donc mis en baril et envoyé à notre entrepôt de Tadoussac.
Au Québec ?
Oui.
Au moins, on sait où il se trouve.
La femme tombée du ciel, p. 522.Approches diverses de l’« indianité » II : L’œuvre de Louise Erdrich
Née aux États-Unis en 1954 au confluent de deux cultures foisonnantes, l’allemande européenne et l’amérindienne étatsunienne, Louise Erdrich construit depuis plusieurs décennies une œuvre d’une grande originalité et d’une pénétrante lucidité.
Et cela, dans une langue élégante et prenante. La perception amérindienne y assume la préséance, sans que l’auteure renonce pour autant à créer des récits à racines simplement humaines et à portée universelle. Rien n’est circonscrit, par exemple, lorsqu’elle dévoile dans Le jeu des ombres
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André Comte-Sponville, le nageur entre deux rives
C’est chose tendre que la vie1, un titre emprunté à Montaigne, est un livre d’entretiens entre André Comte-Sponville et François L’Yvonnet. Je le dis d’entrée de jeu : je ne suis pas un lecteur très friand de ce type d’ouvrage et je préfère, de loin, lire les livres des auteurs concernés. Je reconnais toutefois que pareille conversation permet parfois à l’écrivain, l’essayiste ou le philosophe d’explorer des voies d’expression nouvelles. Dans sa forme la plus accomplie, l’entretien peut s’approcher du dialogue, qui est un art remarquable et difficile à maîtriser selon l’auteur des Essais.
Les entretiens offerts ici sont instructifs à plusieurs égards. En regroupant les pensées du philosophe autour de thèmes, comme la politique, l’art ou la morale, le livre nous offre un panorama non seulement de sa pensée, mais plus encore du cheminement qui a conduit à sa formulation actuelle. En outre, l’ouvrage est éclairant non seulement parce qu’il permet de tracer le portrait d’une pensée influente à notre époque, mais plus encore parce qu’il évoque celui d’une génération d’intellectuels français et permet de réfléchir sur l’état actuel de la philosophie.
Commençons par la fin : ces entretiens constituent l’occasion d’envisager ce que devient la philosophie à notre époque, ai-je dit. En effet, Comte-Sponville est, dans le monde francophone, un auteur à succès, ce qui n’est pas bien sûr sans lui attirer les critiques de nombreux universitaires patentés qui n’ont pas hésité d’ailleurs à qualifier son œuvre de « vulgarisation », une caractérisation que l’auteur refuse catégoriquement2. Reconnaissons que peu de professeurs de philosophie peuvent se vanter d’avoir une pareille influence sur un public aussi large, ce qui peut susciter la jalousie. Ajoutons qu’un de ses lecteurs lui a confié, à la suite d’une conférence, qu’il lui avait en quelque sorte « sauvé la vie » par ses essais, ce qui se produit moins souvent à la lecture d’un article des vénérables Archives européennes de philosophie.
Cela tient peut-être au fait que la philosophie, en devenant un domaine d’études toujours plus spécialisées, a peut-être perdu sa capacité à faire « sens », j’emploie ici le terme dans son acception la plus large. Comte-Sponville lui-même n’est pas sans avoir critiqué rudement la philosophie universitaire, lui reprochant de n’être plus qu’une histoire de la philosophie incapable d’engendrer un discours philosophique vivant qui soit susceptible de rejoindre nos contemporains dans leurs expériences vécues du monde. Il appartient à la philosophie, c’est même son premier devoir public, de montrer comment mieux vivre dans un monde désormais désenchanté, où ne subsistent que des vestiges de transcendance ? Comme on le rappelle fort justement dans ces entretiens, Montaigne affirma que le plus grand mérite de Socrate fut de ramener la philosophie « du ciel, où elle perdait son temps, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus utile ». Peut-être alors nous faut-il un nouveau Socrate pour notre temps ?
Comme je l’ai mentionné, ces entretiens nous offrent aussi un portrait d’époque puisque le parcours d’André Comte-Sponville ressemble, à bien des égards, à celui de nombreux intellectuels de sa génération. Celui qui fut dans sa jeunesse un ardent contestataire de l’ordre établi, un marxiste convaincu de la Vérité de l’Histoire, est devenu aujourd’hui un penseur prudent et nuancé, qui apprécie davantage la profondeur et la complexité des choses humaines ; désormais lecteur assidu d’Épicure, Alain et Spinoza. Il n’est pas le seul dont l’esprit se soit formé au milieu de cet apogée des sciences humaines – pensons à Lévi-Strauss, Foucault, Lacan et bien d’autres, pour, finalement, en revenir à la philosophie, à tout le moins à une figure de la philosophie plus sceptique et plus humble, moins assurée de ses victoires sur l’illusion. Comte-Sponville appartient à ce renouveau de la philosophie, d’une philosophie délivrée de sa sujétion passagère aux sciences humaines, une philosophie devenue depuis plus sensible à la part d’intimité inhérente à nos vies et à la complexité irréductible des histoires. Dans ces pages d’entretiens, c’est un peu l’histoire de la vie intellectuelle en France au cours des 30 dernières années qui se déroule devant nous.
Chateaubriand s’est décrit lui-même autrefois comme un « nageur entre deux rives », comme étant celui qui a connu deux mondes étrangers l’un à l’autre et obéissant à des logiques contraires. D’une certaine façon, nous pourrions appliquer la métaphore à Comte-Sponville, comme d’ailleurs à un grand nombre d’entre nous, modernes tard venus. Dans la philosophie exposée dans ces entretiens, une philosophie qui n’est pas sans s’apparenter parfois à un syncrétisme, il cherche à tenir ensemble ces dimensions de notre expérience qui semblent pourtant destinées à s’écarter. Ainsi s’affirme-t-il tout à la fois matérialiste et humaniste, naturaliste et spiritualiste, voire athée et mystique, cherchant à rassembler ce que les traditions philosophique et religieuse se sont appliquées durant des siècles à séparer3. Dans ces vies sans résolution, destinées au tragique, nous dit le penseur, il n’y a d’absolu que la vérité, que la nature qui nous entoure ; tout le reste est relatif, à commencer par nos convictions morales les plus évidentes et nos certitudes politiques les mieux établies4. Et pourtant, au milieu de ce divorce de la vérité et de la valeur, nous dit Comte-Sponville, nous avons à apprendre à vivre et plus encore à vivre « le mieux que l’on peut5 ».
Voilà donc un livre qui, sans offrir une synthèse de nos savoirs – qui le pourrait aujourd’hui ? –, tente néanmoins d’indiquer quels chemins suivre dans le dédale de nos incertitudes. Contrairement à bien des livres de philosophie, celui-ci demeure largement accessible au lecteur cultivé qui cherche à penser le monde actuel. À le lire, on retrouve donc un certain plaisir naturel, le plaisir qu’on peut avoir à réfléchir en bonne compagnie. En fin de compte, ces entretiens ne sont pas sans évoquer ce que pourrait être un véritable dialogue.
* Photo : André Comte-Sponville ©Witi de Tera/Opale/Leemage/Albin Michel
1. André Comte-Sponville, C’est chose tendre que la vie, Entretiens avec François L’Yvonnet, Albin Michel, Paris, 2015, 544 p. ; 36,95 $.
2. Ibid., p. 76.
3. Ibid., p. 75, 85 et 217.
4. Ibid., p. 394 et 401.
5. Ibid., p. 529.Les élégances de Jean Lemieux
« Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances », disait Cyrano. Comme lui, Jean Lemieux pourrait user du pluriel s’il consentait à vanter ses propres mérites.
Tôt tenté par l’écriture, il manifesta avec la même précocité un penchant pour la musique, tout en menant à terme les études de médecine qui fondent aujourd’hui sa pratique professionnelle. Comme si ces divers appétits ne suffisaient pas, les voyages ont prélevé eux aussi leur tribut sur son agenda. Lemieux enchevêtre d’autant mieux les échos de ces multiples intérêts . . .
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Le clan Ferron, ses alliances et ses lettres III
Au portrait de Marcelle Ferron, peut-être manquait-il certaines facettes de ses relations avec ses sœurs et ses frères.
Grâce au regroupement par sa fille Babalou Hamelin de 481 lettres échangées entre Marcelle, d’une part, et, d’autre part, Jacques, Madeleine, Thérèse et Paul Ferron, non seulement s’éclaire l’appartenance de Marcelle Ferron à un clan tumultueux, mais son étonnante polyvalence présente une composante de plus. Elle fut sculpteure, peintre, professeure, créatrice de puissants vitraux lumineux… et épistolière volubile.
Chiffres et questions
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Le clan Ferron, ses alliances et ses lettres II
Après avoir relevé avec minutie la correspondance échangée en quinze ans entre Robert Cliche, Madeleine Ferron et Jacques Ferron, le tandem Marcel Olscamp et Lucie Joubert s’est attaqué à la seconde étape de ces échanges épistolaires.
La période couverte (1961-1965) est notablement plus courte, cinq ans plutôt que quinze, mais les échanges y sont plus fréquents et débouchent sur des horizons plus tumultueux. Cet ajout respecte les tendances lourdes déjà observées, mais il conduit à un paroxysme, puis à l’impasse. La modération prêchée par la seule femme . . .
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Gracia Couturier
L’œuvre de Gracia Couturier court dans différentes directions. Elle a abordé le théâtre, l’album et le roman, s’adressant tantôt aux enfants, tantôt au grand public.
Si Gracia Couturier situe ses intrigues dans différentes régions de l’Acadie, ses ouvrages ne s’inscrivent pas dans le courant nationaliste des écrivains acadiens des années 1970. Sa démarche est pragmatique (répondre à la commande), mais surtout formelle. Elle interroge la structure et la forme du récit en particulier dans ses romans, alors que ses pièces de théâtre cherchent à s’écarter du modèle réaliste pour y introduire fantaisie et poésie.
Du théâtre
Le gros ti-gars (1987), qu’elle crée pour l’Escaouette, la fait connaître comme auteure, elle qui avait écrit quelques pièces pour les étudiants du campus de Shippagan de l’Université de Moncton. Cette pièce pour enfants parle de la nécessité de bien équilibrer son alimentation et de faire de l’exercice. Thème pédagogique s’il en est, mais qu’elle traite de façon amusante. Les quatre personnages sont colorés et archétypaux : le docteur Savant cherche la formule alimentaire idéale pour l’OCH (Organisation des corps humains). Calorie, grosse comme une boule, et Vitamine, maigre comme un clou, s’emploient à orienter les recherches du docteur Savant en leur faveur : uniquement des calories ou des vitamines. Arrive Sylvain, un jeune joueur de hockey, qui sera le cobaye jusqu’à ce que le docteur trouve la bonne formule. Le gros ti-gars est la première pièce pour enfants éditée en Acadie (Michel Henry).
Enfantômes suroulettes (1989) est une autre commande de l’Escaouette. L’histoire est touchante tant par son thème que par la façon dont elle est développée. Diane vient de mourir et elle arrive dans un univers dont elle ignore tout. Elle a trente ans, mais en a quinze d’âge mental : elle souffre de déficience intellectuelle et éprouve une certaine difficulté de langage. Arrive Tony, un adolescent de quinze ans, tué par une automobile alors qu’il fuyait l’hôpital où il était traité pour une leucémie. Les deux auront à s’apprivoiser et à accepter leur sort : ils sont maintenant des fantômes. La fantaisie de la situation est l’occasion d’aborder avec délicatesse les sujets de la mort, des personnes handicapées et des maladies incurables.
Entre ces deux pièces, elle écrit Les ans volés (1988), une commande du Département d’art dramatique de l’Université de Moncton, et Mon mari est un ange (1987), un monologue interprété par son conjoint Philippe Beaulieu. Produite par le couple, la pièce aborde la relation amoureuse dans une optique féministe et humoristique. Grâce à la science, Tarzan Màzerolle, époux de Jane, est enceint et il raconte au public les raisons qui ont mené à cette grossesse. Un divertissement amusant et sans prétention que Radio-Canada Acadie a transposé en téléthéâtre.
Du roman
Gracia Couturier délaisse ensuite le théâtre pour aborder le roman à l’occasion de sa maîtrise en création. Construite en utilisant la théorie du chaos et les principes mathématiques des fractales, l’intrigue de L’antichambre (1997) tient du fait divers. Marianne et Richard décident d’avoir un enfant. Parce qu’elle a plus d’une trentaine d’années, Marianne passe quelques tests. On découvre qu’elle a un cancer passablement avancé. Lise, sa meilleure amie, lui offre d’être mère porteuse. Elle accepte. Un garçon naît, le cancer est guéri. Tout irait bien sauf que Marianne découvre ce qu’elle n’aurait jamais dû savoir. Ce n’est pas tant l’intrigue qui soutient l’intérêt que la façon dont les personnages abordent leurs problèmes et, surtout, la façon dont est construit le récit. Ce roman ne comporte aucune division, aucun arrêt, aucun saut de ligne qui indiquerait un quelconque changement temporel, géographique ou psychologique. Trois personnages parlent à une quatrième personne qui les a rencontrés individuellement et qui reconstitue ainsi les faits, divisant après coup les « entrevues » en petites scènes : Couturier a construit l’œuvre comme un scénario de film.
Je regardais Rebecca (1999) continue en l’approfondissant la démarche de L’antichambre. Louise Lagarde assiste par hasard à l’accident dont est victime une jeune femme, renversée par une voiture. Le conducteur s’arrête, Louise se précipite auprès de la victime, l’ambulance arrive et Louise accompagne la victime à l’hôpital. La victime n’a pas de papiers d’identification. Louise lui donne le nom de Rebecca et elle la visitera durant les quatre semaines que durera son coma. Des liens étroits se tissent entre Louise, son mari Laurent, « garde » Norma Hébert et Rebecca. Louise pense qu’il s’agit d’une tentative de meurtre. À partir de ce moment, ce n’est plus l’histoire des personnages qui importe, mais la question de l’écriture et de l’agencement de plus en plus chaotique des faits. Déroutant par instants, ce roman vaut surtout pour la réflexion qu’il propose sur l’écriture, la temporalité et les rapports entre les genres.
Des livres jeunesse
Les livres pour la jeunesse de Gracia Couturier répondent à une commande de Chenelière Éducation. L’objectif est d’offrir aux enfants des provinces de l’Atlantique une série de dix ouvrages dont les intrigues s’inscrivent dans ces provinces, tout en répondant aux impératifs pédagogiques des différentes années de l’élémentaire. Couturier en signe quatre : deux albums et deux romans. Les titres des albums résument leur contenu : La chandeleur de Robert (2002), dont l’action se déroule à La Grand’Terre (Terre-Neuve), et Élise à Louisbourg (2002). Des histoires simples, amusantes, bien écrites et joliment illustrées.
Un tintamarre dans ma tête (2003, quatrième année) se promène entre Edmundston et Cap-Pelé. Geneviève (neuf ans) se voit offrir le rôle de Malobiannah dans une pièce qui raconte cette légende. Mais son père meurt d’une crise cardiaque, ce qui bouleverse Geneviève. Le récit raconte comment elle finira par assumer son deuil. Une belle et touchante histoire. Dans Le vœu en vaut-il la chandelle ? (2003, cinquième année), Marie-Ève (onze ans) accompagne son oncle camionneur dans un voyage de Moncton à North Sydney puis de Port-aux-Basques à Stephenville avec un long arrêt à l’Anse-à-Canards. Une histoire tendre, délicatement émouvante, avec des évocations toujours justes du passé.
Un retour au roman
Chacal, mon frère (2010) renoue avec une structure plus traditionnelle, à mi-chemin entre le thriller et le roman policier. Après une absence de cinq ans, Bruno revient au domicile de ses parents. Ce retour ne plaît en rien à son cadet de cinq ans, Étienne, éternel étudiant qui accumule les diplômes, retardant ainsi le moment où il aura à assumer le moulin à bois paternel que cela lui plaise ou non. Bruno souffre d’une maladie mentale dont personne ne parle. Il n’a jamais accepté que sa mère donne naissance à un second enfant. Ce sentiment d’être trahi par sa mère, puis rejeté par son père qui a fait d’Étienne son successeur désigné, alimente ses sentiments et explique la haine qu’il a développée envers son frère. Se cachant sous le pseudonyme de Chacal, Bruno publie des recueils de poésie qu’il fait parvenir à Étienne avec l’objectif de susciter en celui-ci doute et angoisse. De nombreuses péripéties dramatiques animent le récit : incendie puis reconstruction du moulin, mort des parents, vente du moulin, relations amoureuses compliquées. Étienne découvrira finalement que Chacal (poète dont Louise lit des textes dans Rebecca) n’est autre que son frère.
L’ombre de Chacal (2016) s’inscrit à la suite de Chacal, mon frère. Bruno est placé dans un hôpital psychiatrique tandis qu’Étienne coule des jours tranquilles dans le domaine du Bois des Songes, unique bien qu’il a préservé de son héritage, lui qui a vendu le moulin à la suite de la mort de ses parents. Mais Bruno s’échappe et revient le hanter en tentant par tous les moyens de le détruire psychologiquement. Là encore, les péripéties sont nombreuses. Mais au-delà de la folie de Bruno, ce roman traite de la quête d’Étienne, lui qui a tout reçu (il est indépendant de fortune), mais qui ne sait pas quel sens donner à sa vie. Le roman se déroule en deux temps : le premier couvre une période de quatre ans en continuité avec le premier tome, le second se déroule seize ans plus tard et donne la parole à Sarah, la fille d’Étienne, qui a maintenant vingt ans. Les deux romans sont traversés par le désir d’écrire d’Étienne, désir qui le bouscule, lui qui se demande s’il a le talent de ses rêves. À la fin, on comprend qu’il a assumé son rêve d’écrire et que Chacal, mon frère est son œuvre. La conclusion laisse supposer une suite.
Gracia Couturier est née le 14 août 1951 à Edmundston. De l’Université de Moncton, elle obtient un baccalauréat en éducation (1973), puis, lors d’un retour aux études, une maîtrise en création littéraire (1995). Elle enseigne de 1974 à 1977 à Bathurst, revient à Moncton pour participer à la création de la coopérative du théâtre l’Escaouette dans laquelle elle sera tour à tour comédienne, administratrice et conceptrice des cahiers pédagogiques. De 1981 à 1984, elle est directrice du Service socioculturel du campus de Shippagan de l’Université de Moncton. De retour à Moncton en 1985, elle travaille comme recherchiste et chroniqueuse à Radio-Canada. En 1996, elle devient directrice de production et éditrice aux Éditions d’Acadie, et ce, jusqu’à la faillite de l’entreprise en 2000. Depuis, elle occupe divers emplois dans le milieu culturel, souvent liés à l’écriture (en particulier à la scénarisation) et à la recherche.
EXTRAITS
Le récit, parole ou écriture, cherche à circonscrire la vie, à la fixer sur un support inventé, quand la vie elle-même est un système dynamique attiré par des attracteurs étranges, des espèces de trous noirs où le temps fonctionne dans des directions multiples. De cette interrelation temporelle naît l’espace du chaos. Qu’on peut concevoir, soit dans la seule dimension de la « réalité » tangible, ou de la réalité en interaction avec des dimensions abstraites, onirique et virtuelle. Attirées par les attracteurs étranges, des fractales se développent de l’intérieur dans une structure dissipative où tous les éléments, sensibles aux conditions initiales, interviennent à un point de couplage. De bifurcation. La vie n’est pas une dualité, ni une trilogie, mais un chaos, un chaos organisé, sensible aux éléments aléatoires. Et la linéarité et l’irréversibilité du temps ne sont plus qu’illusion due à une perception limitée. Où il n’y a de prémonition que dans la conception unidirectionnelle du temps. Dans l’expression du chaos, le temps n’est pas une durée, mais un espace. C’est ainsi que le destin des uns est à la fois le destin et l’antichambre du destin des autres.
L’antichambre, p. 106-107.L’incident clos, Laurent et moi, nous nous mettons d’accord pour qu’il continue à faire la lecture du cahier à Rebecca ; ainsi elle reconnaîtra sa voix – et Laurent a une belle voix chaude. Il ira chaque lundi la replonger dans son histoire, que je trouve aussi pénible que celle de Chacal… mais je n’aborderai pas ce personnage avec Laurent. Enfin, pas pour le moment. Nous ne savons pas encore si la lecture peut aider Rebecca, mais nous sommes prêts à essayer. Pour ma part, je continuerai à lui parler et à lui lire des segments d’autres livres, à lui faire des résumés du quotidien, de la société, des événements. Ou tout simplement à lui faire part de l’état de ma réflexion. La lecture de Chacal lui a causé une montée de fièvre. Je verrai si son propre cahier aura le même effet ou s’il ne s’agissait que d’une coïncidence.
Rebecca, p. 58-59.– Je te parle de littérature, ça devrait t’intéresser ?
– La littérature ? Tout ce qu’on écrit n’est qu’un mythe, repris sous une autre forme. Même ton Chacal n’a rien inventé, Bruno.
Silence. Je [Étienne] crois que je viens de le déstabiliser. Il ne s’y attendait pas. Depuis ses tout premiers débuts, Chacal écrit pour me troubler, et moi j’écris pour me délester de son emprise.
L’ombre de Chacal, p. 166-167Gracia Couturier a publié :
Le gros ti-gars, théâtre jeunesse, Michel Henry, 1986 ; Les ans volés, théâtre, Michel Henry, 1988 ; Mon mari est un ange, théâtre, Michel Henry, 1988 ; Enfantômes suroulettes, théâtre jeunesse, Michel Henry, 1989 ; L’antichambre, roman, Éditions d’Acadie, 1997 ; Je regardais Rebecca, roman, Éditions d’Acadie, 1999 ; La chandeleur de Robert, illustrations de Denise Bourgeois, album jeunesse, Chenelière Éducation/McGraw-Hill, 2002 ; Élise à Louisbourg, illustrations de Suzanne Dionne-Coster, album jeunesse, Chenelière Éducation/McGraw-Hill, 2002 ; Un tintamarre dans ma tête, roman jeunesse, Chenelière Éducation /McGraw-Hill, 2003 ; Le vœu en vaut-il la chandelle, roman jeunesse, Chenelière Éducation /McGraw-Hill, 2003 ; Chacal, mon frère, roman, Prix des lecteurs Radio-Canada 2011 et prix France-Acadie 2012, David, 2010 ; L’ombre de Chacal, roman, David, 2016.Les 30 ans de L’instant même
En littérature, on raconte parfois les histoires autrement qu’en commençant par le commencement. Cette histoire-ci est littéraire. Elle débute le vendredi 28 octobre 2016, à la Maison de la littérature de Québec où des dizaines d’écrivains et d’amis de L’instant même sont réunis pour en célébrer le 30e anniversaire.
Au lieu des discours de circonstance, nous avons monté un florilège (de 30 minutes…) pour retracer trois décennies d’édition, de la fondation par Jean-Paul Beaumier, Denis LeBrun, Marie Taillon . . .
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Tourisme bibliophilique III — Philadelphie à la recherche de son âme
Philadelphie, une ville qui, à l’instar de Boston, possède un riche héritage historique et intellectuel. Elle a entre autres été le théâtre de nombreux événements politiques importants lors de la naissance des États-Unis – c’est là que sera rédigée la Déclaration d’indépendance en 1776. Et surtout, la ville est située à un jet de pierre de New York, qu’il fait toujours bon redécouvrir.
Pour me préparer à ma visite, je me suis procuré le Guide Ulysse Escale à Philadelphie de Marie-Eve Blanchard (2015, Montréal, 160 pages) – les guides de la collection « Escale » sont, à mon humble avis, d’excellents ouvrages pour découvrir une destination et ses points d’intérêt – ainsi que le guide Moon Philadelphia de Karrie Gavin (2014, Berkeley, 356 pages), achat qui allait s’avérer inutile. Puis, comme à mon habitude, j’ai effectué des recherches afin de repérer les librairies de l’endroit.
Ces derniers temps, je ne recherche à proprement parler aucun ouvrage particulier mais je reste curieux à propos des livres sur les livres, ce que les Anglo-Saxons nomment « books on books ». Cette catégorie englobe autant les essais sur la reliure ou l’enluminure que les bibliographies, et il m’arrive à l’occasion de trouver un ouvrage dont le sujet détonne suffisamment pour susciter mon intérêt. Puis, je regarde toujours dans la section des récits de voyage pour voir s’il n’y aurait pas un livre ou deux dont l’auteur m’intéresse. Il faut dire que les ouvrages traduits en français, outre certains titres populaires, deviennent rapidement difficiles à trouver. Finalement, j’ai toujours un œil sur les livres qui traitent de sujets hors du commun, voire étranges ou bizarres, idéalement avec illustrations. Bref, je reste ouvert aux découvertes. Pour toutes ces raisons, j’ai effectué des recherches afin de trouver des librairies d’occasion et des librairies spécialisées en art, en design et en architecture, en évitant celles de livres rares accessibles sur rendez-vous – prendre rendez-vous en vacances, vraiment ?
Premier constat : peu de librairies semblent intéressantes, ce qui, selon ma théorie des grenouilles, est mauvais signe. Mais puisque toute théorie doit comporter des exceptions, je décide de passer outre. Second constat : certaines librairies d’occasion sont tenues par des bénévoles et acceptent les dons. Là encore, voilà qui n’augure rien de bon, car bien que je respecte le travail des personnes qui s’impliquent de la sorte, aimer les livres ne vous destine pas nécessairement à être libraire pour autant. Et puisque ces librairies sont tributaires des dons qui leur sont faits, elles ne sont généralement pas très bien pourvues en livres de fonds et encore moins en pièces d’exception. Au fil de mes recherches, une librairie se démarque : la Brickbat Books.
Toutefois, ces signes de mauvais augure sont contrebalancés par une autre information : six mois avant le départ, l’auberge de jeunesse où nous avions prévu aller affiche complet. Bien que malheureux pour ma petite famille, qui doit trouver un autre endroit où dormir, je considère cet état de fait comme synonyme d’un certain dynamisme urbain.
Le soir de notre arrivée, éreintés par dix heures de route, nous arpentons les rues du quartier Rittenhouse Square, en quête d’un endroit où casser la croûte. L’architecture de ce quartier résidentiel fait penser à celle de Boston, avec des maisons très étroites aux façades de briques rouges. Les trottoirs sont particulièrement difformes et inégaux, semblables à un patchwork de différentes dimensions, couleurs et matières. Quelques jours plus tard, j’apprendrai qu’ils sont sous la responsabilité des propriétaires des maisons. Ainsi, devant chacune d’elles, la composition de la surface destinée aux piétons varie, allant du trottoir de briques rouges à la dalle de ciment en passant par toutes sortes d’agglomérés de ciment et de petites roches. L’effet de disparité est d’autant plus saisissant que les maisons sont étroites.
Free Library of Philadelphia
Le lendemain, nous nous dirigeons vers le quartier Fairmount, lieu touristique par excellence de la ville, avec le Phildelphia Museum of Art et son fameux escalier immortalisé par le boxeur Rocky Balboa, le magnifique édifice de la Barnes Foundation et la Free Library of Philadelphia, où nous nous arrêtons pour oser une visite dans la section des livres rares. Sur place, une charmante exposition consacrée aux livres anciens pour enfants nous accueille. Je prends plaisir à contempler ces frêles ouvrages de papier et de carton qui ont survécu aux attaques des mains curieuses des tout petits, ces images qui relèvent d’une technique d’impression d’un autre siècle. Les livres sont disposés dans des présentoirs vitrés tandis que le long des murs, des bibliothèques munies de portes verrouillées et équipées de vitres renforcées pour éviter les larcins contiennent des centaines d’ouvrages rares et anciens, et à défaut de pouvoir en contempler les pages, je laisse mon regard caresser le cuir fabuleux de leur reliure.
Sachant que mon temps est compté – il suffit que mon plus jeune laisse glisser une plainte pour que ma tendre moitié me demande de quitter les lieux –, je tente tant bien que mal d’intéresser mes deux fils au plaisir de contempler ces objets dont certains sont plusieurs fois centenaires, lorsqu’un homme, visiblement un employé de l’établissement, appuyé contre le cadre de la porte de son bureau, me demande : « Vous venez de Montréal ? » Je réponds par l’affirmative, surpris d’avoir été interpellé en français. C’est ainsi que nous faisons la rencontre de Joseph Shemtov, spécialiste en livres rares. Vingt ans auparavant, alors qu’il habitait Montréal, ayant remporté sa carte verte à la loterie annuelle, il avait tenté sa chance de l’autre côté de la frontière, avec succès. Il avait trouvé cet emploi qu’il occupe toujours aujourd’hui. « Vous avez vu la salle de lecture de Elkins ? » Négatif. Il entre dans son bureau, en ressort avec un gros trousseau de clés. Au bout du corridor, il active un certain nombre d’interrupteurs et fait jouer une de ses clés pour ouvrir deux grandes portes en bois.
Le spectacle qui s’offre à nos yeux est tout simplement incroyable : il s’agit du salon de lecture de William McIntire Elkins, éminent bibliophile. À sa mort en 1947, il fera don de tous ses livres mais aussi de son salon de lecture, ce qui comprenait les murs avec leurs imposantes bibliothèques encastrées construites en bois massif, les meubles, les tapis et d’autres objets tel qu’un magnifique globe terrestre. Le déménagement au sein de l’établissement prendra deux années, au terme desquelles naîtra le département des livres anciens. Pour parfaire la reconstitution du salon de lecture, un photographe reproduira à l’identique le paysage qu’Elkins pouvait contempler par les fenêtres à l’emplacement d’origine. Parmi les pièces uniques du legs se trouvent le petit bureau d’écriture et la chaise de Charles Dickens ainsi que Grip, son animal de compagnie que l’auteur fera empailler à son décès, oiseau qui aurait servi d’inspiration à Edgar Allan Poe pour « Le corbeau ». Mais William McIntire Elkins ne sera pas le seul à faire don de ses livres, et la liste des individus l’ayant fait est impressionnante, rappel du riche passé intellectuel de Philadelphie.
En franchissant la porte qui mène à l’extérieur de la bibliothèque, je constate que nous sommes juste devant la librairie The Book Corner, tenue par des bénévoles. Malheureusement, après avoir baigné pendant une heure au milieu de livres rares et anciens, il est difficile de trouver sa pitance avec des paperbacks.
Sur le chemin des librairies
L’après-midi, alors que ma douce et mon plus jeune vont explorer le Franklin Institute, un musée consacré aux sciences et technologies, je prends la direction des librairies en compagnie de mon plus vieux. Au centre-ville, nous visitons la AIA Bookstore & Design Center pour constater qu’il s’agit en fait d’une toute petite boutique située dans un centre de recherche et d’exposition sur l’architecture et l’urbanisme, dont l’entrée est gratuite. Sur un des murs, une exposition peu orthodoxe : une série de dessins et d’esquisses réalisés sur de petites serviettes de table en papier, identiques à celles offertes aux clients qui prennent un verre dans un bar ou sur une terrasse. En contemplant ces œuvres, je réalise qu’il serait probablement impossible de dénombrer le nombre d’idées qui ont été initialement esquissées sur pareil support éphémère.
Nous poursuivons notre route pour traverser Washington Square West, petit quartier résidentiel, et chemin faisant nous pouvons à notre aise observer les gens se déplacer sur les vélos disponibles en libre-service. La ville a implanté le système français Vélib’, et j’ai eu beau les regarder encore et encore, je ne suis pas parvenu à trouver la moindre touche d’élégance à ces vélos, pourtant similaires aux superbes BIXI, ce qui est venu confirmer le niveau de difficulté qu’exige la conception de ce type de mobilier urbain.
Au coin d’une rue, logé au rez-de-chaussée d’un superbe petit édifice, un café, The Last Drop Coffee House (1300 Pine St.), attire mon regard. Pause. L’expresso est excellent. En sortant, je ramasse sans trop réfléchir trois magazines gratuits – j’aime bien lire ce genre de publications qui en disent long sur une ville et ses habitants. Le premier est le Philadelphia Stories, un magazine dont le sous-titre est Cultivating a community of writers, artists and readers across the Delaware Valley. À l’intérieur, 24 pages consacrées à la création littéraire, y compris la poésie et l’essai, et à des reproductions de toiles ou de photographies artistiques pleine page. Le second est le Spoke magazine, une publication récente qui paraît tous les trois mois. Si sa mission première consiste à présenter des articles liés à l’utilisation du vélo au quotidien, le magazine aborde aussi les défis de l’intégration de tous les moyens de transport au cœur même de la ville. Dans le numéro 5, on trouve un article qui analyse la stratégie que le maire a mise en œuvre pour la prévention des accidents de la route, et un autre qui présente différents scénarios afin de réhabiliter un ancien secteur industriel abandonné qui longe le Delaware River.
Le dernier et non le moins intéressant est le mensuel Grid. Sous-titré Toward a sustainable Philadelphia, ce magazine aborde des sujets socioéconomiques et culturels. Par exemple, le numéro 87 présente un dossier sur les enjeux politiques des bouleversements climatiques. Au passage, je prends aussi le numéro 85, car il contient un dossier sur le livre. J’y apprendrai que la ville ne compte plus que trois ateliers de reliure professionnelle, tandis que dans une série d’articles, la journaliste Emily Kovach présente plusieurs librairies. Je compare sa liste avec la mienne. Dans un encadré, elle présente les librairies spécialisées en comic books, qui brillent par leur absence dans ma liste. Justement, quelques rues après le café, nous passons devant Atomic City Comics (638 South St.). À l’intérieur, une vaste section de comics, une sélection de romans graphiques et, surprise, des consoles fonctionnelles de jeux vidéo d’arcade des années 1980. Dans une bibliothèque vitrée, les pièces rares accompagnées parfois d’un petit mot éditorial qui fait sourire. Sur un comic où le chanteur Prince fait sa première apparition, un petit collant indique : No, really, it’s awesome but not for sale.
Quelques boutiques plus loin, nous passons sans nous arrêter devant la librairie anarchique Wooden Shoe Books and Records pour entrer chez Mostly Books (529 Bainbridge St.), une autre librairie tenue par des bénévoles. À l’intérieur, c’est le capharnaüm : les paperbacks s’empilent sans véritable logique, l’espace est délabré, et si ce n’était des livres qui possèdent leur âme bien à eux, l’espace serait morbide. Heureusement l’ensemble sort de l’ordinaire, autrement j’aurais regretté d’y avoir perdu mon temps.
Finalement, nous atteignons la librairie que j’avais identifiée comme étant la plus intéressante de toutes, la Brickbat Books, spécialisée en livres d’artistes, monographies, recueils de poésie, romans et romans graphiques, avec une sélection de livres pour enfants et de disques vinyle. Ici et là, on peut trouver une édition rare ou numérotée. J’y découvre un petit livre sur l’architecte Frank Lloyd Wright, dont la signature globale est intéressante, mais comme le texte est en italien, je passe outre. La librairie est bien aménagée et ses grandes bibliothèques en contreplaqué clair donnent envie de s’y attarder. Je demande à la personne derrière le comptoir s’il existe d’autres librairies d’occasion aussi intéressantes que celle-ci dans les environs. Elle me répond qu’il y en a plein, à commencer par Mostly Books. J’ai envie de lui répondre qu’une accumulation de livres ne fait pas une librairie, mais j’opte pour une vague formule de politesse qui semble lui convenir puisqu’elle se replonge aussitôt dans la lecture du livre dont je l’avais extirpée avec ma question. Contre toute attente, j’en ressors les mains vides et je ne peux m’empêcher de penser que je suis peut-être passé à côté d’un livre qui m’aurait intéressé. Bah, une autre fois, ailleurs.
Deux commerces plus loin, une vitrine où trônent majestueusement cinq magnifiques machines à écrire attire mon attention. Il s’agit de l’atelier-boutique Philly Typewriter, où il est possible de faire réparer ou de se procurer une antique machine à écrire. Son propriétaire, Bryan Kravitz, a travaillé comme réparateur dès 1970 auprès de différentes institutions dont les bibliothèques de Philadelphie et la U.S. Navy. Mais en 1990, l’informatisation le force à cesser ses activités. Ce n’est que 25 ans plus tard qu’il reprendra du service pour réparer ces belles machines qui lentement ressortent des placards. En plus de ses services de réparation et de vente, il offre de participer à des événements afin d’y organiser ce qu’il appelle des typewriter bars. Le concept est simple : il installe sur une longue table une douzaine d’appareils sur lesquels les gens peuvent découvrir, voire redécouvrir le plaisir de taper un texte improvisé sur des pages blanches. Dans la même veine, il organise des ateliers d’écriture lente (slow-writing workshops). Kravitz invite même les gens à passer à la boutique pour faire du recreational typing. Dans une entrevue, il souligne qu’avec l’ordinateur, on peut facilement être distrait (courriel, Facebook, etc.), tandis qu’avec une machine à écrire, toute l’attention peut être portée uniquement sur la rédaction. Et une fois écrit, le texte est impossible à pirater, avantage somme toute non négligeable.
Une librairie dans une grange
Un matin, alors que nous prenons la route pour aller nous promener dans les magnifiques Longwood Gardens, nous nous arrêtons à la Baldwin’s Book Barn. Installée dans une grange en pierres des champs construite en 1822, la librairie compte cinq étages. Dès qu’on franchit le seuil, on est saisi par le décor de l’endroit : les livres sont minutieusement disposés sur des étagères construites à même les murs ou placés sur des meubles antiques. Dans la grande pièce d’entrée, à gauche, on remarque immédiatement le gros poêle à bois qui doit chauffer la pièce pendant les jours d’hiver.
Sur une table, je saisis un plan qui indique les sections pour chaque étage afin de faciliter les recherches, façon de faire qui me rappelle la librairie John K. King de Détroit, visitée l’été précédent. Mais dès les premiers pas au cœur de la grange, je suis fasciné par le délicat équilibre de l’endroit. Ici, le bois est à l’honneur. Les planchers craquent doucement sous chacun de mes pas, et à certains endroits, je dois prendre soin de ne pas me frapper la tête au plafond, ce qui me fait apprécier la taille des madriers de la charpente de l’édifice. À chaque étage, chaque espace, chaque recoin est savamment utilisé, et si parfois les étagères sont disposées de façon exiguë, on s’y promène paradoxalement sans jamais se sentir à l’étroit. Ici et là sont placées de superbes chaises antiques qui invitent le curieux à s’y installer pour plonger dans un livre. Le lieu est à la fois beau et solennel, et dans mon élan premier, je fais le tour de chacun des étages afin d’en découvrir la composition. Ce ne sera qu’une fois tous les recoins découverts que je m’attarderai aux livres. Dans la section des livres sur les livres, j’ai trouvé les tomes d’une série intitulée A History of the Book in America. En regardant attentivement le plan, je constate que la boutique offre de louer des livres avec de belles reliures, écrits en anglais ou en français. Il est aussi possible de se les procurer pour un prix allant de 20 $ à 300 $ le pied linéaire.
La librairie qui attire les touristes chinois
Le dernier jour, nous traversons à pied le campus de l’Université de Pennsylvanie, où nous admirons les édifices centenaires érigés le long d’un sentier parfaitement ombragé sous le couvert de grands arbres matures. À l’une des extrémités du campus, nous jetons un œil à la salle principale de la Fisher Fine Arts Library. À l’autre extrémité, je traverse la librairie anonyme et remplie de paperbacks The Last Word Bookshop, et croise son propriétaire, un chat noir et blanc. Celle-ci me fait penser à la Neighborhood Books (1906 South St.), visitée en coup de vent la veille.
Quelques rues plus loin, j’entre dans la maison victorienne qui abrite la belle librairie House of Our Own (voir l’article du magazine Grid). Je savoure le délicieux arrangement de livres méticuleusement rangés ou empilés, selon leur taille, lorsque je constate qu’un petit groupe d’Asiatiques entre dans les lieux. Une jeune femme engage alors la conversation avec l’homme derrière le comptoir, visiblement le propriétaire, pour lui dire qu’elle est interprète et qu’elle accompagne ce groupe de Chinois en voyage. Lorsque je m’engage dans l’escalier qui mène au second étage, je constate un impressionnant décalage entre l’expression faciale des Asiatiques et celui du propriétaire. Tandis qu’un sourire illumine le visage des premiers, le second ne semble nullement impressionné et paraît presque agacé. À l’étage, les livres sont admirablement bien rangés et l’aménagement des bibliothèques et des livres permet d’apprécier les éléments architecturaux intégrés aux murs, tels que le foyer et les délicates moulures en plâtre.
Une fois redescendu, j’engage la discussion avec l’homme derrière le comptoir. J’apprends qu’il se nomme Greg Schirm, qu’il est le mari de la fondatrice de la librairie. Curieux, je lui demande ce que recherchait le groupe de touristes. Il m’explique alors que la maison aurait été la résidence de Lin Huiyin alors qu’elle était étudiante dans les années 1920. Une fois son diplôme obtenu, elle était retournée dans son pays où elle sera réputée pour ses recherches et travaux qui consisteront à allier l’architecture chinoise traditionnelle à celle, moderne, qui émergeait en Occident. Depuis l’ouverture de la librairie en 1971, de nombreux touristes de Chine qui visitent New York font un détour à Philadelphie pour voir cette maison, ce qui explique l’expression faciale placide du libraire lorsque la jeune fille lui a présenté le groupe de voyageurs. Poursuivant notre discussion à propos du commerce des livres, il me raconte que son établissement est le dernier d’une série de belles librairies d’occasion qui ont toutes fermé, les unes après les autres.
Lorsque nous quittons Philadelphie, nous sommes unanimes : voilà une ville qui n’aura pas été un coup de cœur. Pour les marcheurs que nous sommes, curieux des paysages urbains, la ville est plaisante, offrant une gamme d’édifices de tous les styles et de toutes les époques, de jolis quartiers propres dont l’aspect est similaire à ceux de Boston… Mais il semble manquer quelque chose à cette ville, une âme, une présence, un lien entre son passé historique et la ville qu’elle doit être aujourd’hui.
Dans la semaine suivant mon retour, un souvenir m’est revenu en tête. Pendant notre visite au centre d’architecture AIA Bookstore & Design Center, il y avait une petite exposition de photograhies grand format présentant une demi-douzaine d’édifices de la ville dont les plans avaient été signés par de grands architectes. La dernière photographie était une image de synthèse d’un futur complexe résidentiel écologique. Entre les trois édifices de cinq étages aux toits verts, un jardin avait été aménagé, avec une rivière artificielle. Visiblement, les promoteurs du projet étaient très fiers de cet espace, car cette rivière était située au centre de l’image et tous les traits du dessin amenaient naturellement l’œil vers ce petit plan d’eau. En y regardant bien, j’ai pu constater que cette future construction allait être érigée le long de la rivière Delaware, et qu’au lieu de mettre sa berge en valeur, un stationnement y était projeté. Est-ce que Philadelphie serait une ville qui a tout pour être belle mais qui tourne le dos à l’essentiel ?
C’est sur le chemin vers New York que je termine la lecture de l’article sur les librairies du magazine Grid et que je me rends compte que j’en ai raté une, la Spiral Bookcase (Cotton St.), qui semble détenir une sélection de livres aux sujets étranges. Tout comme je n’aurai pas eu le temps de découvrir la Joseph Fox Bookshop (1724 Sansom St.). Zut. Ce sera pour la prochaine fois.
À venir : New York
Voir aussi :
Tourisme bibliophilique I — La librairie d’occasion est à un quartier ce que les grenouilles sont à un étang : un signe de bonne santé
Tourisme bibliophilique II — Double surprise à Détroit
* Toutes les photographies ont été prises par Manouane Beauchamp.
À l’écoute d’une autre voix
À même la masse d’œuvres nord-américaines regroupées par Albin Michel dans sa collection « Terres d’Amérique », la lecture d’une dizaine d’ouvrages effectue ici le survol d’un effort éditorial mené depuis vingt ans par cet éditeur.
Huit livres offrent des nouvelles et un neuvième présente, fait moins fréquent, un roman. La parution en anglais de ces bouquins se situe entre 1998 et 2013, tandis que les traductions en français paraissent entre 2008 et 2016.
Règles assouplies
Au sujet de la nouvelle, Le Grand Robert y va d’une définition assez accueillante tout en l’éclairant de témoignages eux aussi défendables : « Genre qu’on peut décrire comme un récit généralement bref, de construction dramatique (unité d’action), présentant des personnages peu nombreux dont la psychologie n’est guère étudiée que dans la mesure où ils réagissent à l’événement qui fait le centre du récit ». Suit le témoignage de l’excellent Baudelaire : « Il [le roman] ne subit d’autres inconvénients et ne connaît d’autres dangers que son infinie liberté. La nouvelle, plus resserrée, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense ; et comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet ». Gide d’enchaîner : « Et je songe que la nouvelle est bien près de former un genre depuis qu’elle doit se limiter aux exigences de la revue et du journal. Elle est faite pour être lue d’un coup, en une fois. Dès qu’il y a un ‘à suivre’, dès qu’on laisse le lecteur en suspens, on verse dans le genre ‘roman’ – qui n’en est plus un car il ne comporte plus de lois ».
Cela pourrait créer la conviction qu’existent des lois irréfragables auxquelles la nouvelle devrait obéir. À décanter les dizaines de nouvelles offertes par « Terres d’Amérique », cette impression se nuance. D’une part, répétons-le, la construction dramatique qu’évoque Le Robert a cédé beaucoup de terrain aux récits en forme de chroniques et dont le cours semble seulement suspendu ; d’autre part, oui, des lois s’appliquent, mais elles proviennent désormais des médias, non d’une théorie littéraire. McLuhan, fort de son « the medium is the message », corroborerait le verdict de Gide : si, dirait-il, la revue est le média qui requiert la production des nouvelles, c’est la revue qui définira la nouvelle. Et puisque de telles revues prolifèrent aux États-Unis, d’elles découle l’édiction de règles applicables aux nouvelles. La brièveté, le faible nombre de personnages et la psychologie réduite à une esquisse ne constituent plus des lois.
D’où l’évidente remise en question des règles longtemps respectées outre-Atlantique. Quand Thom Jones (Sonny Liston était mon ami1) consacre 90 pages à l’ultime nouvelle de son recueil, on oublie la brièveté du récit et la lecture bue d’un trait. Et si « La dette » de Sana Krasikov (L’an prochain à Tbilissi2) décode avec minutie les astuces pointues de magouilleurs vagabonds, le récit néglige « les bénéfices éternels de la contrainte ».
Un tremplin, pas plus
La nouvelle s’épanouit sous tous les climats. De Pouchkine à Daudet, de Hemingway à Istrati, de Maupassant à Fitzgerald, de grands noms ont investi ce genre littéraire. Il semble, cependant, que la nouvelle ait servi de tremplin aux écrivains étatsuniens plus souvent qu’à leurs homologues d’ailleurs. De nombreuses revues existent aux États-Unis qui se donnent mission de révéler de nouveaux talents ; la nouvelle trouve là un terreau fertile, au risque, diront certains, de tomber sous la tutelle de la revue. Heureusement, la fécondité de la source a pallié l’indésirable homogénéisation : débarrassée des contraintes souhaitées sous d’autres climats, la nouvelle nord-américaine a exploré toutes les facettes de la vie pour en tirer verdeur, rêves, excès, ruptures. Albin Michel en respecte le jaillissement jusqu’au sadisme qui sévit dans l’armée comme au creux de trop de milieux familiaux.
Violence, alcool, armes…
Entre la force et les États-Unis, l’intimité est patente. La conquête de l’Ouest, l’insertion d’une référence aux armes dans la Constitution, les agressions contre les Autochtones et les Noirs, les bavures tolérées dans la police et l’armée, autant d’indices du culte payé par ce pays à une certaine conception du libéralisme, de la virilité et de l’ordre. Les nouvelles sur ces thèmes surabondent ; elles confirment que le succès, l’argent, le sexe, le renom doivent beaucoup à l’affirmation de soi, souvent entendue dans le sens le plus nombriliste du terme.
Kevin Canty (Une vraie lune de miel3) ouvre ainsi une de ses nouvelles : « Mon fils s’appelle Walter, il a quatre ans et il mord les autres enfants. Il ne les mord pas souvent. Mais quand ça arrive, il les mord jusqu’au sang ». La conclusion ? « Walter mon amour, Walter ma vie, Walter mon fils unique, que va-t-on faire de toi ? Parce que le monde n’aime pas ceux qui mordent, et mon amour ne peut pas te protéger. » Que doit-on en comprendre ?
Hugh Sheehy (Les invisibles4) illustre lui aussi la tentation de l’amnésie et de l’esquive : « J’ai soudain envie de partager avec Brooke le conseil que Lionel m’a donné un jour – ‘Si on se souvient de quelque chose dont on n’est pas fier, mieux vaut penser qu’il ne pouvait pas en être autrement. Ça aide à faire passer le souvenir’. Mais à la place, je termine mon café. Brooke me raccompagne à la porte sans même faire semblant de sourire et chacun se remet à être celui qu’il croit être ». Fuite en avant. Autre chute grinçante : « Je me suis mis debout à côté de lui une fois de plus, comme je l’avais fait un nombre incalculable de fois pendant les après-midi de notre enfance maudite, et je me suis arrogé des droits sur une vie, juste le temps de la détruire ». Redoutable clarté.
Nouvelles dures, mais qui disent tout de la nature et de la dénature de l’homme. Préférables, par leur triste densité, à certains des récits de Tom Barbash (Les lumières de Central Park5) où un bon sens minimal aurait empêché le drame. Pourquoi le père succombe-t-il à la panique quand une de ses élèves et son fils nouent des relations intimes ? Barbash se rachète dans les lettres impeccablement stupides d’une Académie de tennis.
Humour ? Rarement.
Alors que l’humour constituait un ingrédient presque statutaire de la nouvelle française, il demeure marginal dans la nouvelle nord-américaine. Rien, en sol américain, ne ressemble au « Sous-préfet aux champs » ou aux « Trois messes basses ». Sur ce terrain, Eric Puchner (La musique des autres6) fait figure d’exception. À preuve, ce devoir d’étudiant : « C’est très triste, M. Patterson, mais je n’aimais pas imaginer ma sœur avec un inconnu en train de faire la bête à deux dos », écrit l’adolescent, avant d’avouer son ignorance dans une note infrapaginale : « Je sais maintenant que ça signifie les rapports sexuels, et pas un chameau comme je l’avais écrit dans ma dernière rédaction ». Ce n’est peut-être pas Candide aux prises avec le meilleur des mondes possibles, mais on s’en approche.
Chez la plupart des autres auteurs, l’humour se déploie gauchement. Le portrait que brosse Thom Jones d’un cassant gestionnaire canadien lancé à l’assaut d’une pyramide académique en sol étatsunien fait sourire par sa suffisance démentielle, mais le lecteur ne saura probablement pas comment répartir les torts entre cette lubie et le blindage corporatif des syndicats. Sourire tout au plus. Dans « Les rapatriés », Sana Krasikov ridiculise les individus qui regagnent leur Europe d’origine dans l’espoir d’y pratiquer les rapines apprises aux États-Unis, mais la crispation l’emporte sur la moquerie.
Et le fantastique ?
Benjamin Percy (Sous la bannière étoilée7) et Dan Chaon (Surtout rester éveillé8) font mieux. Chaon donne à ses questionnements un parcours souterrain, mesuré, nuancé. Son personnage laisse d’abord couler « un petit ruisseau de silence » avant de parler. Il est conscient de « quelque chose de vaste et de tout-puissant qui planait non seulement au-dessus de lui et de sa maison, mais aussi du voisinage, de l’État, du pays. Et peut-être de la planète ». Une réflexion aussi ample surgit chez Percy : d’un côté, « aux infos des insurgés irakiens tiraient avec leurs fusils d’assaut. Aux infos une voiture piégée faisait exploser sept soldats américains à un check-point à Bagdad. Aux infos le président déclarait qu’il n’estimait pas opportun de proposer un calendrier pour le retrait des troupes » ; de l’autre, le contenu des courriels reçus : « promesses de prêts hypothécaires défiant toute concurrence, analgésiques bon marché, performance érectile accrue ». Énorme et déprimant décalage entre l’individu et le monde.
Et le roman ?
Karl Iagnemma (Les expéditions9) signe le seul roman de cette récolte. D’excellent niveau, il renoue avec plusieurs des thèmes courants dans la littérature nord-américaine, mais peu exploités dans les livres scrutés : l’immensité et la sauvagerie de la nature, le racisme, la présence autochtone, la corruption qui vicie la politique et la recherche… Malgré ces tares, le roman fait renaître entre un père et son fils une improbable et émouvante affection qu’un récit de moindre ampleur n’aurait probablement pas déployée à son mérite. À peine sont-ils brouillés l’un avec l’autre que le père et le fils franchissent les pires épreuves pour se retrouver et s’aimer.
Les autres personnages d’Iagnemma sont eux aussi entiers, porteurs soit de valeurs admirables, soit de préjugés nauséabonds. « Vous insinuez, hurle l’antipathique Brush, que ces sauvages hurlants à la peau rouge sont les fils perdus de Moïse ! Les indigènes n’ont pas de religion – ils n’en ont pas la capacité. Le plus proche du Christ que puisse être un Chippewa, c’est lorsqu’il passe devant une église sur le chemin du saloon. » Brush falsifiera ses relevés scientifiques de manière à déprécier les territoires vierges pour les acquérir à plus bas prix. Tiffin, quant à lui, prétendra, trucage à l’appui, détenir la preuve d’une découverte ethnographique majeure. Beau contraste entre les prétentions des bien-pensants et la plus méprisable hommerie.
« Terres d’Amérique » rend justice à une immense richesse littéraire.
1. Thom Jones, Sonny Liston était mon ami, trad. de l’américain par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Albin Michel, Paris, 2012, 385 p. ; 34,95 $.
2. Sana Krasikov, L’an prochain à Tbilissi, trad. de l’américain par Esther Ménévis, Albin Michel, Paris, 2011, 273 p. ; 32,95 $.
3. Kevin Canty, Une vraie lune de miel, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2010, 242 p. ; 29,95 $.
4. Hugh Sheehy, Les invisibles, trad. de l’américain par Marilou Pierrat, Albin Michel, Paris, 2016, 283 p. ; 32,95 $.
5. Tom Barbash, Les lumières de Central Park, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2015, 254 p. ; 32,95 $.
6. Eric Puchner, La musique des autres, trad. de l’américain par Laurent Bury, Albin Michel, Paris, 2008, 230 p. ; 25,95 $.
7. Benjamin Percy, Sous la bannière étoilée, trad. de l’américain par Renaud Morin, Albin Michel, Paris, 2009, 260 p. ; 29,95 $.
8. Dan Chaon, Surtout rester éveillé, trad. de l’américain par Hélène Fournier, Albin Michel, Paris, 2014, 299 p. ; 32,95 $.
9. Karl Iagnemma, Les expéditions, trad. de l’américain par Marina Boraso, Albin Michel, Paris, 2009, 375 p. ; 34,95 $.Célébration débridée de la Louisiane : Les maraudeurs de Tom Cooper
Véritable hymne à la survivance, Les maraudeurs1, premier roman de Tom Cooper qui vit et enseigne à La Nouvelle-Orléans, est aussi dense et touffu que la région marécageuse dont il fait ici la figure centrale.
L’atmosphère, la touffeur qui s’en dégage et la galerie de personnages qui y défilent tour à tour sont intimement liés aux confins de cette terre qui se jette dans le golfe du Mexique lorsque la violence des ouragans qui la frappent de plein fouet ne décide d’inverser le cours des . . .
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Coup de sonde dans une écriture américaine
Lire l’âme nord-américaine en utilisant comme décrypteur la production moderne de nouvelles, tel semble l’objectif de ce bouquin : 21 auteurs étatsuniens ou canadiens sont mis à contribution et fournissent une pièce à cet ambitieux casse-tête. Bien présomptueux celui qui jugera l’exercice réussi ou raté.
Un petit genre ?
En 1997, l’éditeur de nouvelles Gilles Pellerin (L’instant même) s’interrogeait avec tact et prudence sur le sens et l’attrait de ce type . . .
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Les innovateurs de Walter Isaacson
L’ordinateur est-il né en 1640 avec l’invention de la machine à calculer conçue par Pascal ? Ou plutôt en 1810 avec le système de cartes perforées créé par Joseph-Marie Jacquard pour automatiser ses métiers à tisser ? Et s’il était né avec l’invention du boulier ? Pourquoi pas !
« La narration historique des inventions qui ont créé l’ère numérique a de nombreux fils conducteurs », écrit Walter Isaacson au début de son formidable essai, Les innovateurs1. Comme il lui fallait tout de même fixer une date et mettre un nom sur l’acte de naissance de l’ordinateur, Isaacson choisit celui d’une jeune femme anglaise du XIXe siècle du nom d’Ada Lovelace. Mathématicienne exceptionnellement douée, dotée de surcroît d’une vive imagination poétique – elle était la fille du poète Lord Byron –, elle ajouta, en 1842, des notes sur la « machine analytique » inventée par Charles Babbage pour exécuter une gamme variée d’opérations mathématiques. Ces notes allaient passer à l’histoire.
Une « machine universelle » pouvait, disait-elle, être programmée et reprogrammée pour exécuter une série illimitée de tâches interchangeables. Ces opérations ne se limitaient pas aux mathématiques et aux nombres, la machine pouvait faire la même chose avec tout ce qui était susceptible de s’exprimer par symboles (paroles, musique, logique, etc.). Enfin, dans ses notes, la jeune Anglaise démontrait clairement qu’elle comprenait le fonctionnement de ce que nous appelons aujourd’hui un programme informatique ou algorithme.
De l’invention de la machine de Babbage et de la publication des notes d’Ada Lovelace à la fabrication du premier ordinateur, il fallut cent ans. Le processus se fit lentement par l’accumulation d’inventions techniques petites et grandes. Avec le développement de la puissance de traitement des machines à calculer qu’avait encore accéléré la perspective de la guerre dans les années 1930, venait la nécessité de traduire les problèmes concrets du monde réel en équations mathématiques qu’on soumettrait ultérieurement à la machine sous forme d’instructions. Comme ce travail de programmation était long, fastidieux, routinier et peu valorisé, ce champ d’activité fut laissé aux femmes. C’était bien avant que la programmation ne devienne aussi importante, et parfois plus importante, que l’architecture des machines pour lesquelles elle était faite.
Finalement, c’est en 1945 qu’un premier ordinateur devint totalement opérationnel. Il fut baptisé ENIAC, acronyme d’Electronic Numerical Integrator and Computer. Si tout le monde est d’accord pour reconnaître que les grands théoriciens de l’ordinateur universel furent le Hongrois John von Neumann et le Britannique Alan Turing, la paternité de « l’objet » ENIAC était plus nébuleuse à établir et fut l’objet de nombreux litiges. Ces batailles autour des brevets d’invention inauguraient un débat – qui dure encore maintenant – entre les tenants d’une technologie partagée et les tenants de la propriété intellectuelle exclusive. À titre d’exemple, Internet s’est développé principalement autour de l’idée de partage des connaissances et des banques de données en « open source », alors que l’industrie du matériel informatique, électronique et des semi-conducteurs défend, pour l’intérêt de ses investisseurs, la propriété intellectuelle protégée.
La grande révolution, le grand bond en avant en matière d’informatique s’est fait avec la création du transistor dans les laboratoires Bell, le 16 décembre 1947 très exactement. Isaacson écrit que l’apparition du transistor « fut pour l’ère numérique ce que la machine à vapeur fut pour la Révolution industrielle ». En remplaçant les tubes électroniques, le transistor, plus petit, plus efficace, moins énergivore, inaugurait l’ère de la miniaturisation des machines informatiques. D’autres inventions subséquentes, comme les microprocesseurs, allaient permettre d’en graver des millions sur de minuscules puces électroniques. Ainsi, la puissance de millions d’ENIAC pouvait maintenant se loger non seulement à l’intérieur des ogives des fusées spatiales, mais également dans des ordinateurs qu’on tiendrait sur ses genoux, dans des calculatrices et des lecteurs de musique portables. Le développement de l’ordinateur tombait en quelque sorte entre les mains de ses utilisateurs.
Pour concrétiser ce que laissaient entrevoir les avancées technologiques, il fallait un milieu incubateur. Le hasard voulut que ce soit autour de la baie de San Francisco que naquit l’ordinateur personnel. Au cours des années 1960, beaucoup d’ingénieurs y avaient immigré, attirés par les emplois qu’offraient les Westinghouse, Lockheed et autres fournisseurs de l’armée américaine. Puis y débarquèrent les « hackers » (dans le sens d’innovateurs) du Massachusetts Institute of Technology (MIT) et du milieu universitaire en général. Enfin, c’est à San Francisco que se manifesta avec le plus de force le mouvement de ce que l’on a appelé la contreculture, qui allait envahir l’Amérique dans les années 1960 et 1970.
Ce mouvement englobait aussi bien les hippies amateurs de drogues, les idéalistes communautaristes prônant le retour à la terre, les activistes opposés à la guerre du Vietnam que les maniaques d’électronique et les bidouilleurs de génie en quête du Saint Graal informatique, l’ordinateur personnel. Ces esprits libertaires, dédaigneux de la hiérarchie, désirant une civilisation du partage et un égalitarisme universel, ont profondément marqué la culture à partir de laquelle ont été conçus les nouveaux outils informatiques. Ainsi, la création du Web permit un libre accès aux données. C’est pour stimuler la fabrication participative de grands outils culturels que fut inventé Wikipédia. C’est pour favoriser une communication plus facile, plus large et plus immédiate que furent créés le courrier électronique, Facebook, Twitter et autres médias sociaux.
Maintenant que l’être humain dispose d’outils qui lui permettent « d’augmenter » son intelligence et son pouvoir d’action, les laboratoires s’affairent à créer des robots dotés d’une intelligence propre, donc capables de faire leurs propres choix. En Amérique comme en Europe, des équipes sont même à l’œuvre pour construire des processeurs informatiques « neuromorphiques », c’est-à-dire fonctionnant à l’image des neurones du cerveau. Peut-être sommes-nous à la veille de voir se réaliser le vieux rêve de l’humanité, à savoir donner la vie à un être-machine créé de nos propres mains. À suivre !
Biographe de Steve Jobs, d’Einstein et de Benjamin Franklin, Walter Isaacson sait relever le défi de rendre accessible à un large public l’histoire d’une révolution qui prend sa source dans des connaissances très pointues, ici les mathématiques et l’ingénierie. En bon journaliste vulgarisateur, il sait expliquer en évitant le jargon scientifique. D’ailleurs, si la science passionne Isaacson, ce qui l’intéresse tout autant ce sont les hommes et les femmes qui sont à l’origine de la révolution numérique. Comme quoi, tout autant qu’une aventure scientifique, la révolution numérique fut et reste aussi une aventure humaine, nous rappelle Isaacson. Les innovateurs est un livre fouillé sans être savant qui plaira aux esprits curieux.
1. Walter Isaacson, Les innovateurs, Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, trad. de l’américain par Bernard Sigaud, Lattès, Paris, 2015, 696 p. ; 39,95 $.
Denis Vanier ou « L’anxiété de celui qui va se faire prêtre* »
Denis Vanier (1949-2000) est un des poètes majeurs de notre littérature. Sa bibliographie compte une trentaine d’ouvrages, aux titres déstabilisants : Pornographic delicatessen, Lesbiennes d’acid, Le clitoris de la fée des étoiles, Comme la peau d’un rosaire, L’odeur d’un athlète, L’épilepsie de l’éteint, Renier son sang, Tu me trompes avec un oiseau, Le baptême de Judas, etc.
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Jack Kérouac : de la dépossession à l’envoûtement
En parcourant la liste des œuvres de fiction publiées par Jack Kérouac, force est de constater que la légende dont on l’a auréolé de son vivant a desservi la considération accordée à l’œuvre elle-même.
Les nombreuses anecdotes qui entremêlaient joyeusement cette dernière et la vie de Kérouac – Proust aimait écrire dans son lit, moi sur la route, déclara-t-il un jour à un journaliste –, et le mouvement de libération générationnel, fort justement nommée beat generation pour ses liens étroits . . .
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Denis Thériault, le romancier tardif
Le formidable conteur de Sept-Îles a tardé à sortir de l’ombre au Québec, mais sa persévérance l’a bien servi. Le talent de Denis Thériault est aujourd’hui reconnu autant ici qu’ailleurs, rare auteur dont l’ensemble de l’œuvre est publiée en Allemagne. On devient vite accro à cet imaginatif tout en finesse et les aficionados se multiplient.
Au printemps 2016, Denis Thériault délaisse quelques jours le studio du Québec à Londres . . .
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Monique Proulx : l’écriture vient du silence
Bientôt en ligne : version longue de l’entrevue parue dans le numéro 144.