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Auteur/autrice : Neal
Les Herbes rouges
La figure éditoriale est une chose aussi familière qu’étrange. Fédérateur par nature, l’éditeur est aussi destiné à se poster en marge ou à l’arrière-plan des auteurs et des œuvres, bien que sa présence soit difficile à ignorer lorsqu’on est en présence de nouveautés en librairie. Au-delà du prestige ou des contingences matérielles, il existe certainement quelque chose comme une signature de l’éditeur, mais celle-ci n’est pas faite que de rigueur et de travail ; il y a là un faisceau de projections, de tentatives, de conflits et de malentendus, au bout duquel les livres apparaissent, plongés dans un concert de voix où bien malin serait celui qui pourrait dissocier totalement le cadre du contenu. Est-ce les auteurs qui font la maison, ou la maison qui fait les auteurs, la réponse est bien sûr dans un entrelacement, une hiérarchie mobile où l’arbitraire est infléchi par les rencontres et les décisions successives.
L’exemple des éditions Les Herbes rouges, qui fêtaient récemment leur cinquantième anniversaire avec une anthologie de poèmes1, est des plus éloquents à ce sujet. Qu’est-ce qui, en cinq décennies, s’est imposé, a servi de fil conducteur à ces centaines de publications poétiques ? La chose est d’autant plus intéressante qu’il s’agit d’un cas rare, où une seule et même direction a régné durant l’entièreté de la période, soit celle des frères Marcel et François Hébert, ce dernier naviguant plus ou moins en solitaire depuis la mort du premier en 2007.
Un égrégore ?
Dans les années qui ont suivi leur fondation, Les Herbes rouges semblent s’être développées intuitivement à la façon d’une communauté anarchiste, où dans la conjonction de libertés un certain ordre s’est établi, organique et ouvert. Sans manifeste central, sans trop de métadiscours (sinon dans l’irruption pragmatique de la théorie dans les poèmes), il s’est agi avant tout d’une « plateforme d’exploration » (dixit la préface) qui s’est incarnée à travers les aléas d’un (anti-)groupe, conjonction de solitudes dont l’histoire a retenu la geste au moment où les avant-gardes ont su diversifier le discours, entre les excès de pays puis la dictature tranquille de l’intime.
De ce « groupe », le lecteur fait éminemment partie, car contrairement à ce que certains ont pu croire, on observe là un jeu capital avec la réception, une réception mise à nu, déplacée, reconfigurée en faveur de plaisirs inédits. C’est un des traits qu’énonce la préface de Jean-Simon DesRochers et de Roxanne Desjardins, et par lequel ils justifient la brièveté de leur intervention : tout en affirmant la cohérence de la production, en suggérant que l’anthologie peut se lire comme une œuvre à part entière, sinon comme un portrait d’éditeur, on coupe volontairement court à l’analyse et on se hâte de rediriger vers le mouvement interprétatif où les textes ont acquis une partie de leur valeur.
Force est de constater que le corpus gagne en effet à être réactivé ainsi, par petites bouchées, quelques pages dans l’ordre chronologique, puis dans le désordre qui vous plaira. À l’image de l’iconographie ludique qui orne la couverture, une singulière gaieté se dégage des diagonales qu’on effectue entre Normand de Bellefeuille et Josée Yvon, Marcel Labine ou Véronique Cyr. En survolant les décennies, on remarquera entre autres l’estompement d’un certain hédonisme et de l’humour noir, l’accueil d’un lyrisme moins atypique, quelques changements de paradigme, mais sans rupture définitive, en faveur d’une chambre d’échos maintenant ses fréquences à travers le changement.
Malgré des différences notoires, une comparaison avec le programme et les mécanismes sociaux entourant le Refus global est instructive2. Le groupe automatiste n’a-t-il pas justement valorisé une société parallèle, une conjonction des négations désirantes d’où émergerait un partage indéterminé de la magie, du « Trésor poétique », et ce, en contraste avec une préméditation vue comme maudite ? Comme on le sait, le rassemblement négatif de Borduas et des automatistes s’inspirait grandement de la notion d’égrégore telle qu’adaptée au surréalisme par Pierre Mabille, et désignant une communauté marginale soudée autour d’un accès privilégié au réel. Dans une perspective semblable, et non sans échos sacrés malgré son rejet du religieux, l’automatisme s’envisageait comme une association rebelle, mythifiée à plus long terme par un certain Claude Gauvreau. La conclusion de la pièce La charge de l’orignal épormyable est éloquente à cet égard : « Il faut poser des actes d’une si complète audace, que même ceux qui les réprimeront devront admettre qu’un pouce de délivrance a été conquis pour tous ».
Beaucoup d’éléments autour des Herbes rouges pointent vers un tel anarchisme épique. Les frères fondateurs, malgré une discrétion légendaire, ont acquis un ascendant indéfectible sur une fratrie d’apôtres pour qui publier aux Herbes rouges est devenu garant d’une qualité intrinsèque. La maison a ses grands aînés (Roger Des Roches, André Roy, Carole David, etc.), ses martyrs (Huguette Gaulin, Denis Vanier), ses excommunications en privé, ses rédemptions (retour récent d’un enfant prodigue, François Charron), et puis il y a cet occasionnel sentiment de supériorité en regard des autres maisons d’édition, que partagent certains auteurs plus jeunes, un parti pris qui les enveloppe d’une aura d’élus.
En l’occurrence, cette anthologie fait figure de bible : fidèlement à l’infaillibilité papale du « regard Hébert », il a été choisi un texte dans chacun des quatre cents et quelques recueils et collectifs publiés depuis le jour 1, l’époque de la revue éponyme incluse. Chaque fragment de l’édifice est ainsi sanctifié, partageant un statut de classique qui émane d’un ensemble omnipotent, alors que la préface n’est pas sans incarner une sorte de prophétie autoréalisatrice : regardez et vous verrez, tout comme nous… (Je blague en partie, car l’argument de non-hiérarchisation avancé par les anthologistes n’est pas dénué de pertinence non plus.)
Il reste que la relation entre les œuvres et le groupe est cruciale, ici. Loin de moi l’idée de crier à la supercherie, d’ailleurs, car il s’agit bel et bien d’une communauté d’esprit, aux effets avérés, ce qui contraste avec l’édition à la petite semaine trop souvent rencontrée. Mais autant le légendaire travail sur chaque vers, mot à mot, doit-il avoir des fondements vérifiables, autant l’éditeur n’est-il pas sans rappeler la figure lacanienne du « sujet supposé savoir » (ou SsS). Tranquillement assis près du fauteuil tel un analyste enfumé, le maître éditorial parle peu, mais son silence même ouvre ses patients à un travail sur soi qui oriente vers l’authenticité, là où l’arbitraire cède le pas à une nécessité intérieure qui demeure sans recette. C’est que la présence d’un SsS favorise diablement le transfert, dit-on…
Gérer la circulation
Bien malin qui pourrait définir noir sur blanc la poétique des frères Hébert, laquelle semble avoir beaucoup fonctionné par la négative, avec un effet d’inhibition positive imposant aux fidèles d’éviter les clichés qui les enchaînent au sens commun et aux coutumes livresques du moment – deux formes de censure aux contours faussement naturels et innés. Il s’agirait donc surtout, pour l’éditeur, de gérer la circulation, de canaliser la liberté des auteurs et de leur intimer une saine méfiance à l’égard d’eux-mêmes et par là, de la société entière, en passant par les marécages du milieu littéraire. Au moment où l’auteur x ou l’autrice y avancent vers la complétion de leur recueil, ils savent que là, tout autour, MONSIEUR HÉBERT les regarde, et que son œil saura déceler le moindre laisser-aller, la moindre banalité. Déjà, avec cet effet de présence, un mécanisme existe, il suffit d’abord d’y croire et le reste suivra.
À cette perspective un brin caricaturale, il faudrait ajouter que la politique éditoriale de la maison s’est très certainement assortie d’une éthique de la lecture. Lecteurs au fin museau, les frères Hébert ont su entraîner des générations de jeunes auteurs dans les rhizomes sans fin de l’intertextualité, de sorte qu’écrire est toujours une incursion dans la grande bibliothèque universelle, devant laquelle on doit témoigner d’une voracité constante afin de ne pas perdre sa propre voix.
Avec le recul panoramique dégagé par cette anthologie, on est soi-même tenté d’admettre l’existence d’une énonciation collective, aussi insaisissable soit-elle. Pensons notamment aux premières années des éditions de l’Hexagone, mais sur une durée beaucoup plus considérable et avec une intention nettement plus mise en bride. Par un effet de réseau, par une police éditoriale soutenue, une voix commune se profile, avec ses limites, ses habitus, ses manières, sa définition, puis ce qu’il faut d’indéfini pour que la force étrange des mots poursuive son flux/reflux.
En feuilletant le bouquin dans l’ordre ou le désordre, on verra des rencontres et des continuités s’opérer, tissu d’échos et de différenciations qui réduplique l’expérience initiale, à travers une jouissance singulière du sens et de sa mise en doute. Entre les saillies hirsutes de Marcel Hébert et les perplexités spirituelles de José Acquelin, entre les cut-ups corticaux de Nicole Brossard et les pensées spéculatives de Dominique Robert, lire Les Herbes rouges donne la plupart du temps lieu à une réalité distincte.
Une fois disposé cet herbier qui se veut tout sauf muséal, quelle sorte de « demain » y a-t-il encore pour les Herbes rouges3 ? À en juger par la prudence avec laquelle s’effectue la passation des pouvoirs, on pourrait croire que le vœu d’étonnement perpétuel, l’identité en creux, puis le sobre éclat qui caractérise les plus récentes périodes, cela continuera à faire son chemin et à dessiner des futurs. Métamorphose sans début ni fin, la réserve poétique ne saurait être transmise que transformée, disait le manifeste automatiste de 1948, et certains semblent en avoir pris acte.
1. Roxane Desjardins et Jean-Simon DesRochers, La poésie des Herbes rouges, Les Herbes rouges, Montréal, 2018, 445 p. ; 25,95 $.
2. Soulignée jadis par André-G. Bourassa, cette filiation a notamment été revendiquée à souhait par François Charron.
3. Rappelons l’anecdote selon laquelle le nom de la maison a été inspiré par le livre Demain les herbes rouges de Jean-Paul Filion.
EXTTAITS
tu fumais un ver de terre
et moi j’éteignais la dispute
entre le feu et sa masse
André Cassagne, Les herbes rouges, no 2, déc. 1968.(elle s’était cherchée au retour du travail, la journée) l’incendie s’est déclaré sans le dire, brûlée de fond en comble même la dernière vie de la chatte y a passé pour l’artifice, le travail du feu, de paille éventré le phénix renaît mais elle
Sylvie Gagné, La sourcière, no 58, déc. 1977.Si lente musique
méduse à la gorge du malaiseLe sang circule. Le bruit amorti des automobiles. Les textes passent d’une main à l’autre jusqu’aux petites heures ; parfois quelque rebelle arrive à l’improviste, tente d’assassiner l’écriture : je fais courir le bruit qu’elle a plusieurs têtes. La vierge en bois sur mon bureau n’arrête pas de retenir son fou rire, son pied caresse la tête du serpent. Nous travaillons lentement.
Philippe Haeck, Tout va bien, 1975.de partout la soif assaille
et le petit rat de vos indécisions s’affirmevous savez pourtant le verre solide
la vitesse moissonprenez rictus
multiple soleil
prenez rictus
et couvez-le bien
Marie Aude Laperrière, Jours de grand appétit, 2014.[…] s’il faut reconnaître la singularité de cette maison unique au Québec, restée depuis cinq décennies sous la même direction, ce n’est pas un regard tourné vers l’arrière que nous cherchons à susciter ici. Les années ont passé, soit : les textes restent. Nous désirons les offrir à la lecture non pour contempler le chemin parcouru, mais pour voir ce qui, en eux, demeure disponible.
Extrait de la préface, p. 11Jeunesse dorée
Quiconque a connu Planète, Mad ou Hara Kiri sait qu’il arrive aux revues de porter l’air du temps. L’affirmation vaut pleinement pour Mainmise.
Le nom de la revue, lancée en 1970, avait toutefois quelque chose d’inquiétant qui tient de la prise de possession, de l’emprise et de la mise sous contrôle, bien que le sens le plus ancien du mot fasse plutôt état de la manumission, c’est-à-dire de l’affranchissement des serfs . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Léonard de Vinci, le génie universel
La réputation de Walter Isaacson comme biographe n’est plus à faire. Ses ouvrages sur Steve Jobs, Albert Einstein ou Benjamin Franklin lui ont valu un large lectorat. Le biographe n’a jamais caché que les personnalités qui le fascinent sont celles qui réunissent dans leur personne intelligence et créativité. En ce sens, il ne pouvait trouver meilleur sujet que Léonard de Vinci pour son nouvel ouvrage1.
« Un voile de mystère entoure chaque événement [chez de Vinci], qu’il s’agisse de sa carrière artistique ou de sa . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Le communisme, l’imposture du XXe siècle
« Comment comprendre l’immense imposture que fut le communisme au XXe siècle », se demande Stéphane Courtois dans Lénine, l’inventeur du totalitarisme. Il est difficile, voire impossible, de répondre à cette question tant les pistes de recherche sont multiples et complexes. On peut toutefois espérer trouver des débuts de réponse en examinant comment cette idéologie a émergé des courants révolutionnaires du XIXe siècle, comment elle s’est mise en place en Russie en 1917 et comment elle s’y est maintenue pendant 74 ans. C’est ce qu’ont fait brillamment Stéphane Courtois et Oleg Khlevniuk en brossant le portrait des deux plus grandes figures du communisme : Lénine et Staline
Lénine, un jésuite de la révolution
Historien, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique en France et auteur d’une trentaine d’ouvrages sur le communisme français et mondial, Stéphane Courtois retrace dans Lénine, l’inventeur du totalitarisme1 le parcours de Vladimir Ilitch Oulianov, aussi bien ses années d’enfance à Simbirsk sur la Volga, ses années d’exil et de formation politique dans les salons de la diaspora révolutionnaire européenne que ses premières années à la tête du gouvernement communiste.
N’eût été l’exécution de son frère aîné, le monde n’aurait jamais entendu parler de Vladimir Ilitch Oulianov, nous dit Stéphane Courtois. Cette pendaison pour tentative d’assassinat du tsar alors que Lénine n’avait que seize ans allait allumer chez lui une haine dévorante contre le régime, contre tous les pouvoirs et contre les classes sociales qui en détenaient les rênes. Cet esprit vengeur s’ajoutait à un « tempérament tapageur et capricieux [et] un côté destructeur. Il y avait une forme de méchanceté dans sa façon d’agir », dit de lui sa sœur Anna. S’ajoute également à ces traits de caractère une prodigieuse intelligence, une incessante activité intellectuelle marquée par une grande capacité d’ignorer les réalités qui contredisaient ses points de vue et, très paradoxalement, par une grande indifférence à l’égard du peuple russe. Bref, c’était un être contradictoire doté d’un cerveau impressionnant couplé à un tempérament détestable, qui carburait à la haine et qui « ne pensait la politique qu’à travers la violence la plus extrême ».
Stéphane Courtois dit tout ce qu’il y a à savoir sur les péripéties qui l’ont mené au pouvoir en 1917, mais surtout il donne à comprendre les convictions politiques à la base de son engagement révolutionnaire. Sa démarche, écrit-il, ne se comprend qu’à la lumière de l’enseignement de Marx : « L’ensemble [des] rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale, politique et intellectuelle en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur conscience, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience ».
Autrement dit, changez les rapports de production et vous changerez les rapports entre les individus. Mieux ! Vous changerez les individus eux-mêmes, vous créerez un nouvel Adam, Saint Graal de tous les régimes communistes depuis. C’est la grande illusion à laquelle souscriront sans jamais en démordre Lénine et Staline après lui. Avec le recul, on peut trouver très naïve pareille certitude. C’est oublier que Lénine et son entourage vivaient dans une bulle révolutionnaire qui les rendait en quelque sorte imperméables aux faits. En outre, ils étaient marqués par le courant scientiste, qui prétendait atteindre à « la connaissance parfaite de tous les phénomènes humains, en particulier le fonctionnement des sociétés », en appliquant à leur étude les méthodes de la science.
Ainsi pour Stéphane Courtois, Lénine fut d’abord et surtout un doctrinaire chez qui primaient « l’idéologie et la doctrine à l’encontre de la personne et ce qui s’y rattache – les sentiments humains, la charité, la compassion, la pitié et le pardon ». À preuve, ce portrait de lui que brossait en 1920 Alexandre Berkhum, un anarchiste américain d’origine russe : « Un jésuite de la Révolution qui forcerait l’humanité à devenir libre conformément à l’interprétation qu’il a de Marx. En bref, un vrai révolutionnaire […] qui sacrifierait la plus grande partie de l’humanité – s’il le fallait – pour assurer le triomphe de la révolution sociale ».
Staline, le petit père des peuples
Oleg Khlevniuk est unanimement reconnu par la communauté des historiens qui travaillent sur l’histoire soviétique comme le plus éminent spécialiste russe du stalinisme. Dans son Staline2, paru chez Belin à l’occasion du centenaire de la révolution d’Octobre, il raconte comment cet homme sans scrupules a maintenu, avec une habileté et surtout avec une cruauté, le système de gouvernement mis en place par Lénine.
Comme le livre sur Lénine, celui de Khlevniuk se lit comme un portrait à charge de son sujet. Rien de la cruauté du personnage ne nous est caché, pas davantage sa fourberie ou son génie de la manipulation. Parcourir la vie de Staline, c’est faire la visite d’un musée des horreurs : famines provoquées pour mater une paysannerie rebelle, extension du réseau de goulags pour accueillir des millions de déportés, enlèvements et exécutions sommaires de dizaines de milliers de personnes, liquidation de tous ses « potes » bolcheviks de la première heure, travaux pharaoniques réalisés à coup de centaines de milliers de morts. La liste des victimes du stalinisme est longue.
Mais, ici comme chez Courtois, l’intérêt du bouquin réside moins dans la relation des faits – archicommentés depuis des décennies – que dans la mise au jour des influences qui ont formé l’homme, à savoir « l’autoritarisme et l’impérialisme russe, les traditions révolutionnaires européennes et le bolchevisme léniniste » et « un parti pris profondément enraciné […] selon lequel les intérêts de l’État priment sur toute autre considération, l’individu ne comptant pas ».
On a calculé, en effet, « qu’au cours des vingt-cinq ans que dura le régime stalinien, chaque année environ un million de personnes furent fusillées, incarcérées ou déportées ». Sans compter les millions de morts emportés par les famines provoquées sinon aggravées par les politiques staliniennes. Khlevniuk nous apprend cette chose étonnante : s’il tuait autant, c’est que Staline était constamment habité par la peur. « La peur qui ne le quittait pas et la certitude d’être entouré d’ennemis le poussaient à avoir recours, sans le moindre remords, à la violence sur une échelle toujours plus grande ». Le tyran s’était enfermé dans une spirale de violence sans fin. Pourtant, en dépit de tous ses crimes et de la multitude de ses ennemis, jamais Staline ne fut l’objet d’un attentat. C’est dire à quel point les Russes avaient intériorisé la peur.
On a longtemps reproché à Staline d’avoir perverti l’héritage de Lénine par la brutalité de son régime. C’est en tout cas ce qu’a voulu faire croire le rapport secret de Khrouchtchev lu aux délégués du XXe congrès du Parti communiste en 1956 et qui détaillait les crimes commis sous le régime stalinien. Pour les tenants du pouvoir, il n’était évidemment pas question « d’inculper » Lénine pour les échecs du communisme. Or, on sait maintenant que c’est Lénine qui a créé les premiers camps de concentration, que c’est lui qui a encouragé le recours à la terreur pour mater une paysannerie qu’il jugeait « archaïque et incapable d’évoluer ». En fait, aussi bien Staline que Lénine croyaient que le peuple était l’obstacle principal à leur propre émancipation. Gorki disait des hommes comme eux : « L’avenir du peuple n’intéresse pas les dogmatiques forcenés […]. Le peuple n’est pour ces doctrinaires que le matériau nécessaire à leurs expérimentations sociales ».
C’est d’ailleurs le grand paradoxe du communisme soviétique que d’avoir fait si peu de cas de la vie humaine quand tout son discours se voulait un appel à la libération de tous les peuples vivant sous le joug du capitalisme et à la libération du peuple russe en particulier. Plus étonnant encore, le succès de l’idéologie communiste un peu partout sur la planète et tout au long du XXe siècle, notamment dans les classes intellectuelles. On se souviendra de ce mot de Jean-Paul Sartre : « Tout anti-communiste est un chien ». Comme quoi les partis pris idéologiques, religieux ou politiques sont très souvent des régressions de la lucidité.
1. Stéphane Courtois, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Perrin, Paris, 2017, 500 p. ; 44,95 $.
2. Oleg Khlevniuk, Staline, trad. de l’anglais par Evelyne Werth, Belin, Paris, 2017, 610 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
En définitive, son éducation d’autodidacte, son expérience politique et son propre tempérament firent de Staline l’homme qu’il était, avec ses côtés frustes, mais idéalement taillé pour la course au pouvoir. Sa tendance à pousser à outrance la simplification de la réalité, à penser chaque phénomène de façon dichotomique – lutte entre les classes, entre capitalisme et socialisme – resta, même après sa disparition, les traits marquants du système qu’il avait mis en place. Quelle qu’ait pu être l’origine de cette vision simplificatrice du monde – éducation religieuse, foi dans l’interprétation léniniste du marxisme –, cette unidimensionnalité lui simplifia la vie.
Staline, p. 181.Cependant, son narcissisme et son fantasme de toute-puissance se heurtant chaque jour un peu plus aux murs de la réalité, ils devinrent pathologiques et l’enfermèrent dans un système de persécution imaginaire directement lié à son déni de la réalité. Lénine attribua alors aux autres, par projection paranoïaque, les sentiments qu’il éprouvait à leur égard. « Ils » le persécutaient, donc il « les » persécutait […]. Une fois en place le couple infernal persécuté-persécuteur, le Narcisse Lénine fut à la recherche de son image, de son double, jusqu’à atteindre un clivage, un dédoublement de la personnalité facilité par la pratique de la konzpiratsia, de la vie en clandestinité, des pseudonymes – Lénine en utilisa des dizaines – et des fausses identités.
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, p. 436-437.Il n’y a pas à discuter avec Lénine. Cet inspiré a des lumières qui nous font défaut […] il ne voit de difficultés nulle part. Il règle la question de la paix dans une résolution de vingt lignes. La question agraire n’en demande que cinq. Comme c’est simple ! La question industrielle ? L’ouvrier réglera la production et la répartition des produits. Les banques, l’État les accapare. Donnez une feuille et du papier à Lénine, un crayon et, en un rien de temps, il vous fournira la solution exacte de tous les problèmes sociaux. Heureux homme ! Dire qu’il vivait obscur dans quelque coin de la Suisse, et que le monde ignorait son Sauveur.
Lénine, l’inventeur du totalitarisme, p. 352.
(Claude Anet, correspondant du quotidien Le Journal, cité par Stéphane Courtois)Au lieu de consacrer leur temps et leur énergie à chercher des solutions aux véritables problèmes, les dirigeants bolcheviques les employaient à tenter de réduire les groupes d’opposition, incapables qu’ils étaient de la moindre tolérance et du moindre esprit de compromis. Cette attitude sapait tout espoir d’entente sur les conduites des réformes nécessaires et sur la politique sociale et économique à mener. Chaque décision était examinée à la loupe non pour évaluer sa faisabilité, mais pour détecter le plus minime écart idéologique. Un tel comportement rigide et dénué de tout esprit d’initiative nuisait à la bonne gestion des affaires du pays.
Staline, p. 163-164.Francis de Miomandre : de la fantaisie au merveilleux
Poète, romancier, nouvelliste, essayiste, chroniqueur, traducteur, Francis de Miomandre (1880-1959) laisse à sa mort une production abondante, multiple, que l’on a trop tendance à réduire à un titre – Écrit sur de l’eau, prix Goncourt 1908 – et à une forme d’aimable fantaisie. C’est méconnaître tout un pan secret de son œuvre de fiction – des livres plus tardifs, plutôt marqués du sceau du merveilleux et de l’onirisme où Miomandre, à l’instar parfois de son ami Jean Cassou, flirte avec le surréalisme.
Prix Goncourt 1908 . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Connaissez-vous le DOLQ ?
Depuis la parution de son premier volume dirigé par Maurice Lemire en 1971, le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec1 s’est imposé comme un point de départ, voire un passage obligé, pour toute recherche en littérature québécoise digne de ce nom. Cette série de publications propose en effet un inventaire ambitieux et rigoureux au possible de la production littéraire de chacune des périodes couvertes par les neuf tomes.
Tout récemment, c’est Aurélien Boivin, appuyé par une équipe de chercheurs de l’Université Laval (Jonathan Livernois et Mylène Bédard), ainsi que de l’Université du Québec à Trois-Rivières (Jacques Paquin et Hervé Guay), entre autres, qui menait à terme la neuvième cuvée de ce projet de grande envergure, couvrant cette fois un large pan de la production littéraire comprise entre 1991 et 1995. Pour donner une idée de l’ampleur du travail requis par la préparation de cette nouvelle mouture, il suffit de mentionner ses 900 articles consacrés à près de 1 300 ouvrages ; que la bibliographie compte environ 6 500 entrées, ou que la collaboration de près de 250 contributeurs a été requise dans le but de faire de cette initiative un outil de référence incontournable pour quiconque s’intéresse aux œuvres littéraires du Québec.
À ce propos, que faut-il exactement comprendre par « œuvres littéraires du Québec » ? Suivant en cela leurs prédécesseurs, les co-idéateurs de l’entreprise ont retenu quatre paramètres de sélection afin d’inclure ou d’exclure les œuvres de leur imposant corpus. Pour mériter une attention particulière, ces dernières devaient ainsi répondre à au moins deux critères susceptibles de les inscrire dans l’univers référentiel du Québec : être écrites par des auteurs ayant choisi de vivre au Québec ; viser le Québec pour lieu de réception ; avoir été éditées par une maison québécoise ; ou relever de l’imaginaire québécois.
Malgré la souplesse de ces lignes directrices, plusieurs absences notables se font sentir, en raison d’une sorte de biais implicite compris dans la conception même du Québec ou du « Québécois ». La réception des précédents volumes du DOLQ l’a souligné : le Québec dont il est ici question écrit surtout en français. Point de visibilité ou presque n’est donc accordée aux auteurs anglophones, dont la présence aurait pu enrichir les pages d’un ouvrage aspirant à l’exhaustivité, tout en encourageant le dialogue entre les littératures des « deux solitudes ». Ce parti pris tacite explique en même temps la place concédée à certains écrivains franco-ontariens ou acadiens ne répondant pas aux critères de sélection établis.
Le versant « littéraire » des œuvres auxquelles on accorde une entrée porte lui aussi à discussion. D’abord, aucune définition n’est avancée quant à ce qui constituerait la littérarité d’une œuvre. On comprend pourquoi – les auteurs de l’avant-propos le rappellent – quand on sait à quel point cette question a été glosée, débattue, tournée et retournée sans jamais faire consensus. Or, c’est tout de même sur la base d’un manque de qualités littéraires que l’on s’appuie pour discriminer la présence, par exemple, du pamphlet politique. Cela n’empêche pas Jonathan Livernois, dans sa synthèse réalisée en début de volume, de se pencher sur Les habits neufs de la droite culturelle de Jacques Pelletier, La souveraineté rampante de Jean Larose et Qui a peur de Mordecai Richler? de Nadia Khouri, lesquels pamphlets bénéficient en plus d’une couverture dans la partie réservée aux commentaires. Les balises sont bien sûr nécessaires si l’on veut faire avancer pareil projet, mais il va de soi que ces mêmes balises laissent nécessairement de côté tout ce qui les déborde. Les raccourcis, eux aussi, sont bien souvent inévitables.
Pour le reste, le neuvième DOLQ suit une recette éprouvée et fort efficace. Une introduction suivie d’une chronologie tabulaire précède les commentaires sur les œuvres, plus ou moins fouillés selon l’abondance de la réception et la bonne fortune critique. Ils sont rédigés selon une formule assez régulière, voulant qu’après une présentation de l’œuvre, accompagnée le plus souvent d’un résumé, suit une appréciation personnelle du rédacteur que ce dernier confronte à d’autres jugements critiques recensés. Le lecteur moins intéressé par les considérations ponctuelles que par une vue d’ensemble sur la littérature des années 1991-1995 pourra, quant à lui, se tourner vers l’introduction du dictionnaire, rédigée de concert par les cinq principaux collaborateurs du tome, où le récit, le théâtre, la poésie et l’essai occupent un espace de choix.
Le récit
La partie la plus substantielle de l’introduction porte sur le récit. Aurélien Boivin signe ce coup d’envoi en établissant un panorama des tendances qui se sont dessinées durant la période ciblée, tant dans le roman que dans la nouvelle. Il effectue un retour sur quelques pionniers (Jacques Poulin, Marie-Claire Blais, Jacques Godbout) qui ont su au fil des ans bonifier une œuvre durable, avant de se concentrer sur une poignée d’auteurs de la relève, dont Patrick Senécal, Gaétan Soucy et Sergio Kokis.
Le professeur émérite à l’Université Laval propose par la suite une typologie des principaux genres romanesques – romans historique, de quête et de recherche d’identité, social, du Nord et de l’américanité, policier, etc. –, puis passe en revue les thèmes dominants de l’époque tels que la famille, les amours malheureuses, l’homosexualité ou le métier d’écrivain. Le tour d’horizon est généreux, quoique le découpage choisi favorise la redondance, notamment parce que les genres abordés suggèrent eux-mêmes des thèmes qui seront parfois traités deux fois plutôt qu’une.
La syntaxe à l’occasion boitillante, les nombreuses coquilles et imprécisions de cette section trahissent l’empressement dans lequel a probablement dû se terminer l’ouvrage. Les cas de figure abondent : Les aventures de Benjamin Tardif, rédigées par l’intarissable François Barcelo, ne forment pas une trilogie (p. xix), mais bien une tétralogie couronnée par Route barrée en Montérégie ; le Proche-Orient n’est pas un pays (p. xlviii), pas plus qu’Angéline de Montbrun, de Laure Conan, n’est le premier roman canadien-français (p. xliii). Des « fantasques » mis pour « fantasmes » (p. xxi), une société « Mkivik » au lieu de Makivik (p. xxi), un « vaparetto » (p. xxxiv) et le « voudou » (p. xxxiv) côtoient des formulations curieuses comme « lors dans les années 80 » (p. xxix), « péripétie d’événements » (p. xxxv), « à grandes pompes » (p. l) ou encore, à propos d’un roman de Suzanne Julien : « Il se déguise en détective pour prouver que la jeune fille, trouvée sans vie sur un rail de chemin de fer, n’est pas accidentelle » (p. xxxii).À cette jeune fille accidentelle, il faut encore ajouter maintes fautes de frappe – « un » saga (p. xxx), en « grand » partie (p. xxxiv), « le » traits (p. xxxvi) – qu’une relecture attentive aurait permis d’éviter. Sans véritablement porter à conséquence, ces petites lacunes minent tout de même « l’approche scientifique » que défend l’équipe de rédaction dès les premières pages.
Le théâtre
Entre 1991 et 1995, la dramaturgie québécoise voyage de plus en plus à l’extérieur des frontières de la province, nous dit Hervé Guay, dans un résumé concis et porteur de belles propositions sur la situation théâtrale. L’une d’elles suggère que, de façon générale, les auteurs d’ici reviennent, après un engouement marqué pour le corps et l’image, à un théâtre de la parole et du récit. Cette distinction utile permet de prendre la mesure du changement opéré par Larry Tremblay, Carole Fréchette, Wajdi Mouawad et Daniel Danis, en regard des auteurs de la décennie précédente.
Les quatre écrivains se taillent d’ailleurs une place parmi les dramaturges de premier plan en misant sur des thématiques qui entremêlent violence – sociale, familiale, conjugale – et passé, tout en montrant un goût pour le politique traité sur le mode du désenchantement. Après une mise en sourdine durant les années 1980, les enjeux politiques reviennent à l’avant-scène de plusieurs productions, servis par une perspective intime, parfois autobiographique. Aussi la « question » autochtone s’immisce dans les pièces de Jean-François Caron, Yves Sioui Durand et Gilbert Dupuis, qui sondent de leur côté des questions de dépossession, de souveraineté ou de métissage. Ce renouveau contribue à dynamiser les pratiques théâtrales, puisque les auteurs consacrés – Michel Tremblay, Michel Marc Bouchard ou Jovette Marchessault – produisent peu d’œuvres significatives durant ce temps.
La poésie
S’il faut en croire Jacques Paquin, plusieurs poètes au cours de la même période pratiquent une poésie du lieu, attachée aux espaces urbains, régionaux ou domestiques. Claude Beausoleil et Robert Melançon transcrivent ainsi en mots les vibrations sensorielles de Montréal, alors que les poètes du territoire, Jean Désy, Camille Laverdière et consorts, rendent hommage aux vastes étendues nordiques et à leurs habitants. À ce lyrisme tellurique, les poètes des lieux intimes substituent une vision personnelle des espaces intérieurs, marquée au coin des réminiscences cathartiques de l’enfance.
L’interartialité est au menu de plusieurs recueils. L’écriture poétique entre de plus en plus en dialogue avec d’autres arts, que ce soit le cinéma, la peinture, la musique ou la photographie. On n’a qu’à penser au recueil de Jean-Paul Daoust L’Amérique. Poème en cinémascope, de Normand de Bellefeuille, Notte oscura, ou d’Émile Martel, Pour orchestre et poète seul, pour se convaincre de l’influence déterminante des autres formes artistiques sur le travail de création poétique.
Outre la poésie migrante ou féminine, celle des marges est bien représentée. Elle a pour têtes d’affiche des noms emblématiques de la contestation sociale. Acteur de la contre-culture, Denis Vanier (Hôtel Putama), à l’instar de Fernand Durepos (Mémoires d’un tueur de temps), poursuit son exploration provocatrice des bas-fonds humains, peuplés de prostituées et de toxicos, loin du réel aseptisé de la société technocratique. Yves Boisvert (La balance du vent), armé d’autodérision et d’ironie, ainsi que Gilbert Langevin (Le cercle ouvert), « marginal de la marge », d’après les mots de Paquin, affichent dans leurs écrits un mépris semblable envers les institutions politiques et culturelles.
Selon ce dernier, et les exemples cités corroborent cette idée, les années 1991-1995 représentent surtout une période de continuité qu’assure une génération d’écrivains nés durant la décennie 1960. Aussi le paysage éditorial en matière de poésie change-t-il peu, malgré l’apparition de revues telles qu’Exit, refonte de feue Gaz moutarde, un organe de diffusion destiné aux jeunes auteurs boudés par l’institution littéraire.
L’essai
En ce qui concerne l’essai, Jonathan Livernois et Mylène Bédard font également valoir que les grandes figures d’essayistes restent sensiblement les mêmes que par le passé. François Ricard, Fernand Dumont, Pierre Vadeboncœur et Jean Larose, pour ne nommer qu’eux, tiennent toujours le haut du pavé en matière de production essayistique, tandis que, du côté féminin, l’interrelation entre écriture de soi, théorie et création continue de préoccuper des auteures comme France Théoret et Suzanne de Lotbinière-Harwood. Le renouvellement des figures intellectuelles s’effectue plutôt dans le domaine de la recherche universitaire, où Marie-Andrée Beaudet, Lucie Bourassa et Pierre Popovic se font une réputation enviable grâce à leurs travaux respectifs sur la littérature.
Trois lignes de force thématiques se dessinent parmi ces publications. Le sujet national, propice à la polémique, fait de nouveau couler des flots d’encre en favorisant les prises de bec qui éclaboussent certains personnages publics de la scène intellectuelle. Plusieurs biographies de qualité paraissent, sur des figures politiques ou littéraires, dont Saint-Denys Garneau et Nelligan, de la part d’historiens porteurs d’une mouvance de retour au genre et portée par elle. Enfin, les travaux réalisés par Jean Morency, Jean-François Chassay ou Robert Major traduisent un engouement croissant pour l’américanité de la culture québécoise, engouement auquel succomberont plus tard Pierre Nepveu (1998) et Gérard Bouchard (2000).
Bien sûr, parce qu’elles servent d’introduction, toutes ces synthèses font la part belle aux auteurs les plus connus de la scène littéraire. Pour creuser l’inconnu ou le méconnu, il reste les quelque 900 recensions dont les responsables du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec peuvent s’enorgueillir. En cela, le DOLQ constitue une espèce de bible de chevet qui s’adresse à tous les amateurs de littérature, du simple curieux à l’adepte de critiques, en passant par l’expert qui fait du monde des lettres son pain quotidien.
1. Voir le plus récent tome : Aurélien Boivin, avec la collaboration de Mylène Bédard, Hervé Guay, Jonathan Livernois et Jacques Paquin, Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, T. IX, 1991-1995, Fides, Montréal, 2018, 1042 p. ; 99,95 $.
Deux lettres inédites de Jean Basile
à Denis Vanier…
Montréal, le 6 mai 1988
Mon cher Denis Vanier,
Reçu le paquet et il a été ouvert immédiatement, tu penses. Merci d’avoir pensé à m’envoyer ton Épilepsie de l’éteint avec une couverture magnifique.
La première lecture a été faite et je veux te donner mon sentiment sans tarder avec, bien entendu, plus d’enthousiasme que de réflexion car le temps apporte des modifications dans la perception des choses et des êtres.
C’est magnifique de m . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Trois correspondances : Pablo Picasso et Jean Cocteau
Entre 1915 et la mort de Cocteau en 1963 s’échangèrent 450 billets et télégrammes1– le téléphone étant à l’époque encore peu utilisé – et guère de lettres de quelque longueur. La majorité de ces pièces, à vrai dire presque toutes, sont signées de Cocteau, sans surprise quand on connaît son désir d’entretenir une relation et l’aisance de sa plume ou de son crayon pour orner ses missives d’amusants croquis. Sans cesse il se plaint des silences de Picasso et le relance avec insistance. Picasso répond par de . . .
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Jean Chicoine, une affaire de langue et de désir
« toutt se passe toultemps toutt dans nos têtes, lesquelles sont dans la noosfère qui est dans nos têtes »
Jean Chicoine, La forêt du langageNé à Montréal en 1952, Jean Chicoine habite à Winnipeg depuis trente ans. En 2007, alors qu’il est dans la cinquantaine, Chicoine inaugure, avec Les galaxies nos voisines, une trilogie romanesque d’inspiration autobiographique, que compléteront La forêt du langage en 2010 et L’ange en 2014. Tous titres parus dans la précieuse collection « Rouge » des éditions du Blé (Saint-Boniface).
Le cadre de cette trilogie urbaine est un quartier du centre-ville de Winnipeg, le Village Osborne, que l’auteur lui-même habite, comme son narrateur alter ego, ici baptisé Jean, à la fois écrivain compulsif, ami généreux et compréhensif, amant honnête et décomplexé, rocker noctambule et jouisseur. De ce quartier, Chicoine n’évoque que des bars et quelques artères, mais cela suffit à camper une ambiance et à donner vie à cet espace réalistedans lequel évoluent les personnages.
Jean n’a cependant de cesse de s’évader par l’écriture, les pieds sur terre mais la tête dans la « noosfère », terreau psychique de sa prose anticonformiste. Il écrit jour et nuit, arpentant le vide sidéral de la page blanche « jusqu’en bordure de la Voie lactée », reconstruisant « le réel par éclats d’imaginaire et parcelles de rêves », une écriture qu’il veut « libre et rebelle ». Cette écriture, c’est celle-là même, effrénée et verbo-maniaque, des romans de Chicoine, dont les phrases et paragraphes ne tolèrent ni majuscule ni point. Même au dernier mot de chacun des romans succède une virgule, signe inflexible d’un intarissable bavard qui ne se repose jamais ou ne se pose que pour mieux repartir. Une écriture à tire-larigot, dit-il lui-même.
Dans cette prose récalcitrante et fiévreuse, il y a un peu de mauvais et beaucoup de bon. À ranger dans la catégorie de ce qui nuit au portrait d’ensemble : les répétitions et longueurs du premier volume et l’écriture qui, dans le deuxième volume, se veut lyrique mais qui n’arrive à produire que des métaphores absconses d’une qualité poétique très discutable. Du côté du bon et de la qualité : l’expression forcenée du désir, qui rend le personnage pleinement vivant, et la représentation colorée et ingénieuse de la langue anglaise au sein même de l’écriture. Car tout est d’abord affaire d’écriture chez Chicoine, où se met avant tout en place un imaginaire foncièrement littéraire, le narrateur lui-même se sachant et s’affirmant poète, fût-il un bon à rien, comme il le dit d’entrée de jeu dans Les galaxies nos voisines : « j’ai viré poète, poète raté en plus ». Mais ce personnage féru d’astronomie et d’amitié, fraîchement divorcé et en mal de baise, qui vit de prestations d’assurance-emploi depuis qu’il a perdu par insouciance son dernier travail, ce personnage, dis-je, va peu à peu évoluer pour le meilleur, assez responsable pour négocier à son avantage la garde de ses enfants, assez patient pour trouver l’amour, assez doué pour écrire cette œuvre que nous lisons.
La langue du désir
Le désir s’incarne sans entrave et sans complexe chez Chicoine. On s’examine, on se zieute, on change de partenaire au gré des envies. Dans Les galaxies nos voisines, Jean passe d’une fille rencontrée dans un bar à une pute, puis à Lynne, une lesbienne momentanément convertie aux hommes et qui à l’occasion « passe une petite vite » à un autre ami « pour le décramper ». Plus tard, Jean se retrouve avec des amies de Lynne, où on parle de sexeen fumant un joint et en expérimentant convivialement, sans jalousie ni agressivité, ce qu’il en est de la chose. Les galaxies du titre, on comprend que ce n’est pas seulement la nébuleuse pour laquelle Jean se passionne, mais aussi toutes ces femmes autour desquelles il tourne, tel un satellite parcourant la Voie lactée « qui pulse comme une vulve ». On se souvient que l’image cosmique caractérisait déjà la pratique littéraire du narrateur. Écriture et sexe, même combat ? Certainement. Vulgaire, Chicoine ? Aussi, sans doute, et pourquoi pas ? « i guess as a writer you’re free to write wathever you want, right ? » On ne saurait lui donner tout à fait tort, et c’est précisément cette libre combinaison des mots, des images et des désirs qui donne à l’écriture son rythme, son mouvement. Car à cette prose vertigineuse et disproportionnée dont je parlais plus haut correspond justement l’espèce de fougue sexuelle du narrateur, où le désir se renouvelle sans fin comme la pulsion d’écrire. Ne jamais terminer ses phrases, c’est précisément garder ouverte la voie du désir. C’est que le désir rend le narrateur poète, donne à son écriture sa forme. Car quand il n’écrit pas, il baise, et il ne cesse de baiser que pour mieux écrire. Mouvement giratoire où le désir se mord la queue et qui donne à la prose sa cadence endiablée et effervescente. Une écriture du désir, comme peut l’être celle de Henry Miller ; de ces écritures qui tendent, sans fard ni sublimation, à incarner le moteur même de toute écriture qu’est éros dans les événements que vivent les personnages.
Dans le troisième volume, la patience de Jean est mise à l’épreuve par une jeune femme, qu’il appelle « l’ange », et pour qui il a le coup de foudre. Sexuellement, elle est farouche ; à Jean, qui l’attire par sa délicatesse et par l’amour attentionné qu’il lui porte, et qui persiste à lui dire, à elle si complexée, combien elle est belle et sexy, elle demande d’être patient avec elle. Cet ange qui « regardait le monde avec toute la clarté spirituelle de son cœur intègre » est une anomalie sociale. Physiquement, cette figure lumineuse souffre de dystonie. Sa vie est un combat constant « contre elle-même et son inadéquation à habiter son corps ». Quand elle marche, elle rappelle à Jean la figure de l’albatros de Baudelaire, métaphore du poète paria. Un soir, dans l’appartement de Lalonde, une artiste d’origine martiniquaise émancipée, l’ange découvre une nouvelle approche du monde de la sexualité qui fait tomber ses jugements moraux et réducteurs. C’est pour elle un moment épiphanique. Comme Lalonde le lui explique : « i can’t change the world, but i can change my way of living in it ». Le désir, ça s’apprivoise, ça s’apprend, comme l’écriture d’ailleurs. Le corps lui-même de l’ange est langage, car il est marqué par une forme d’incertitude qui cherche timidement son assouvissement dans l’amour et qui trouve son accomplissement dans le récit du narrateur. Dans La forêt du langage, le narrateur pouvait écrire : « ma main crampait sous le fardeau de l’écriture com l’ange dans ses muscles ». Incidemment, il leur arrive souvent de devoir répéter ce qu’ils se disent, lui à cause de son accent, qui la fait souvent éclater de rire, elle parce que sa maladie rend difficile la prononciation de certains mots.
Ces deux personnages poursuivent une même quête par des moyens différents mais complémentaires. C’est pourquoi, peut-être, L’ange est le plus réussi et le plus attachant des trois romans, à la fois en raison de la forme de leur relation et parce que l’écriture est mieux assurée. On sent ici que Chicoine a fait un effort pour resserrer les événements autour d’une ligne directrice, alors que dans les deux autres volumes, l’écriture épousait l’humeur aléatoire du narrateur et les circonstances. Il fallait cet amour inédit pour accoucher d’un roman plus maîtrisé.
Le désir de la langue
Ce n’est donc pas un hasard si, dans L’ange, le narrateur parvient à donner un sens à son écriture, à transformer toutes ses ébauches en véritable projet littéraire au moment où sa relation avec l’ange prend une forme plus confiante, devient sereine. En effet, vers la fin du roman, à la suite de la soirée décisive chez Lalonde, il conçoit un projet d’écriture qui porterait « sur le degré d’utilisation de l’anglais » dans les romans qu’il projette sur le Village Osborne, plus précisément sur la manière dont il allait rendre son accent francophone dans les dialogues anglophones. Ne serait-ce que pour ce seul aspect de l’œuvre, il vaut la peine de lire Chicoine. Dans les faits, sa trilogie est « bilangue » plutôt que bilingue (qui évoque surtout l’idée de la traduction) : naturellement, le narrateur et Lalonde s’expriment en français et leurs amis anglophones parlent en anglais ; mais surtout Chicoine a eu le coup de génie d’écrirel’accent québécois de son narrateur dans ses échanges avec les anglophones. Et c’est diablement bien fait. Le lecteur que je suis s’entend parler anglais en lisant Chicoine. Par exemple ce discours de Jean : « “ouate i mean”, repris-je, “well, dère’s always a way to djostify violence, you can always come up ouite some djostificachonne, filosofie, idéolodji, relidjonne, politicâl systeum, sochial class, ouatèveur, ènéting goes ouène comes de time to djostify violence, dère’s alaways a smart ass somouère to come up ouite a good ruîzonne èn to achoure us dat we’re in our damn right to act aggressive èn exteurminête îch odeur, botte me i say it’s all in our heads, èn i dare say too dat we’re bound to encounteur di êlieunz we déseurve” ».
Par ailleurs, Chicoine modifie la graphie de certains mots français, mais la pratique reste douteuse parce qu’elle apparaît tout simplement gratuite. Au-delà de quelques néologismes bien trouvés (« écrire malagauchement », « des pneus skidèrent sur la neige »), écrire « ôtre », « boutic » ou « soms » ne signifie rien et risque seulement de faire déborder l’eau du vase. Mais on ne chicanera pas l’auteur pour si peu, parce que cette langue, elle est vivante, stimulante, et qu’elle est aussi constitutive du mode de vie et de pensée du narrateur que des romans eux-mêmes. En retrancher un mot, ce serait aussi handicaper le personnage. C’est à prendre ou à laisser.
Soyons francs, ce n’est pas une grande œuvre, mais c’est une expérience de langage et du désir qui en vaut bien d’autres.
Jean Chicoine a publié :
Les galaxies nos voisines, Du Blé, 2008 ; La forêt du langage, Du Blé, 2010 ; L’ange, Du Blé, 2014 ; Le fermier de la noosfère, Du Blé, 2019.
EXTRAITSheures sacrées en compagnie de l’ange, délicieuse et malicieuse, elle n’en revenait pas que je la préférais à des fams cultivées com celles que j’avais côtoyées à l’université, intelligentes, drôles et dégourdies, elle qui n’avait qu’une douzième année, qui ne lisait pas beaucoup, qui ne s’estimait ni curieuse, ni imaginative, ni très intelligente, mais elle mesurait le monde avec son âme et c’était là l’essentiel, elle était droite, honnête et fidèle,
La forêt du langage, p. 46.j’aurais voulu être un espion couleur du mur pour m’employer dans l’ombre à jouer dans le dos du monde, j’ai amorcé ma carrière d’agent secret à l’âge de sept ans, j’avais cassé le beau vase en cristal à maman, j’avais avoué et maman, au lieu de me chicaner pour ma bêtise, m’avait louangé pour ma franchise, j’ai compris ce jour-là qu’à dire la vérité à point nommé, on acquiert le pouvoir de mentir à bon escient,
Les galaxies nos voisines, p. 11.Trois correspondances : Hélène Pelletier-Baillargeon et Pierre Vadeboncœur
Pierre Vadeboncœur aura été un des derniers à pratiquer un art épistolaire inspiré et généreux que l’usage généralisé du courrier électronique a condamné à une disparition radicale. Sa correspondante l’engage avec insistance à réunir ses lettres (qui se comptent par milliers), car elles font partie de sa création littéraire. Vadeboncœur, qui résiste, était porté à minimiser l’importance de ses écrits dans leur ensemble, en quoi il ne voulait pas voir une œuvre. Néanmoins il a suivi le conseil puisque, après les correspondances si riches avec Andr . . .
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Jean Basile
Jean Basile était un dilettante. Ce mot peut être pris en mauvaise part. On pense à un butineur, éparpillé de manière superficielle. De fait, le savoir de Jean Basile paraissait vaste, mais n’était pas nécessairement profond en proportion. Dans sa préface à Cette langue dont nul ne parle (VLB, 1985) de Denis Vanier, d’entrée de jeu, il tance le poète sur son orthographe fautive de Hölderlin, mais lui-même, quelques lignes plus loin, estropie le patronyme du controversé Teilhard de Chardin.
Pour Jean Basile, le savoir universitaire était « caduc . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Trois correspondances : Romain Rolland et Sigmund Freud
L’ouvrage1 impressionne dès l’abord par son volume, la somme de documentation et de connaissances qu’il contient, l’effort de synthèse qu’il représente et la complexité des questions qu’il soulève. L’entreprise est conduite avec sérieux mais son ambition semble parfois avoir débordé son auteur, ce qui, en maints passages, en rend la lecture difficile. Nous sommes ici dans le monde de la psychanalyse, dont Henri Vermorel est en France un vieux routier, etil ajoute à ce savoir une longue pratique de la psychiatrie. Donc un livre à ne . . .
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La cathédrale Auster
Sept années se sont écoulées entre la parution de Sunset Park, le précédent roman de Paul Auster, et 43211, l’œuvre monumentale parue en 2018, dans sa version française. Si la trame narrative de Sunset Park avait pu nous paraître éclatée, en ce qu’elle projetait, à travers une galerie de personnages, une image kaléidoscopique des États-Unis, Paul Auster multiplie cette fois le coefficient de difficulté, pour lui, et de plaisir, pour le lecteur, par quatre. C’est ni plus ni moins que quatre versions différentes de la même vie, avec le même point de départ, les mêmes protagonistes, le même décor, la même chronologie des événements qui nous sont offertes, avec des entrecroisements et des rebondissements multiples. Qui n’a pas un jour fantasmé sur cette impossible équation : que me serait-il arrivé si j’avais pu avoir une deuxième, une troisième, voire une quatrième vie ?
Le roman d’une génération
L’auteur de la Trilogie new-yorkaise avait su apaiser l’impatience de ses lecteurs en publiant dans l’entre-temps Excursions dans la zone intérieure, Chronique d’hiver, sa correspondance avec l’écrivain sud-africain J. M. Coetzee, et un recueil d’essais, de discours et de préfaces ayant pour titre, assurément inspiré de René Magritte, La pipe d’Oppen, mais 4321 se faisait attendre. Paul Auster avait-il tout dit ? Tout exploré ? Lorsque la rumeur s’apaisa pour laisser place à la cathédrale romanesque qu’est 4321, les fidèles de Paul Auster n’ont pu que s’incliner, soufflés et ébahis, devant cette œuvre de plus de mille pages dont aucune ne mériterait d’être retranchée. Tout, ou presque, y est contenu : la fiction, l’essai, les réflexions sur l’écriture et la création, le profond attachement de Paul Auster pour New York, son amour du baseball, du cinéma, et bien sûr de la lecture, de la littérature française.
Le terme cathédrale n’est pas exagéré dans le cas présent, tant l’ampleur du projet, son élaboration et son élévation en imposent. On ressort de cette lecture avec le sentiment d’avoir une connaissance intime du XXesiècle tel qu’il s’est déroulé aux États-Unis, avec un arrêt sur les années 1960, une plongée dans cette période effervescente, tumultueuse et riche. Le lecteur a par moments l’impression d’être rivé devant un écran sur lequel défilent des images des événements marquants de cette décennie. Une plongée accentuée par le fait que le personnage principal qui officie à ce feu d’artifice découvre tout à la fois son identité, ses racines et sa ville, et voit se profiler un avenir sans cesse en mouvement, un avenir composé de promesses et de désillusions. C’est en quelque sorte le roman d’une génération qui s’est toujours perçue jeune et immortelle.
J’ai oublié !
Reprenons depuis le début, depuis l’arrivée du grand-père de Ferguson, le personnage central du roman, pour comprendre que Paul Auster reste avant tout fidèle à sa propre quête, celle qu’il ne cesse de poursuivre depuis Cité de verre. Parti à pied de sa ville natale de Minsk avec cent roubles en poche, Isaac Reznikoff s’embarque sur un bateau, baptisé l’Impératrice de Chine, en partance pour l’Amérique. Le nom déjà du transatlantique fait sourire : Isaac Reznikoff atteindra-t-il sa destination ? Arrivé à New York, déterminé à entreprendre une nouvelle vie, il se fait conseiller par un compatriote russe juif de dire à l’agent de l’immigration qui l’accueillera qu’il s’appelle Rockefeller. « Tout ira bien avec un nom pareil », l’assure son compatriote. Mais au moment de décliner son identité, Isaac a oublié le patronyme si judicieusement suggéré par son compatriote et s’exclame devant l’agent de l’immigration : « Ikh hob fargessen ! » (J’ai oublié !). L’agent note aussitôt : Ichabod Ferguson, tamponne le visa d’entrée et passe au suivant. Ainsi commence la nouvelle vie en Amérique d’Isaac Reznikoff, le grand-père d’Archie Ferguson.
Ce qui frappe d’entrée de jeu dans cette immense fresque romanesque, ce sont les très longues phrases qui, comme le fil d’une histoire que l’auteur déroule sans fin, telle Pénélope tissant sa tapisserie vingt années durant, rythment l’action et ses nombreux rebondissements. Sans doute pour cet aspect, ce phrasé musical, et l’ampleur du projet, certains ont évoqué Proust. La petite phrase de Vinteuil est ici remplacée par les multiples occurrences françaises dans le cours du récit, nous rappelant, si besoin est, l’affinité et la connaissance de Paul Auster pour la littérature française. Dès les premières lignes, le lecteur renoue avec la voix narrative de Paul Auster, attentif aux moindres détails qui donnent au récit son incroyable vraisemblance, son registre et sa tessiture. Que ce soient les publicités d’eau embouteillée ou de plaquettes de beurre, où l’on voit une jeune Indienne agenouillée dans une position de nymphe, publicités qui émoustilleront le protagoniste dans ses années prépubères, rien n’est laissé ici au hasard pour créer l’effet trompe-l’œil qui plonge le lecteur dans cette Amérique effervescente du siècle dernier, l’Amérique de tous les possibles avec l’arrivée massive d’immigrants à Ellis Island en quête d’un monde nouveau, d’un rêve de réussite que vient confirmer l’ascension de Kennedy, la conquête spatiale et l’émergence de la classe moyenne. Mais l’Amérique livre aussi son visage sombre, celui de tous les excès avec la chute de Nixon et les flambées de violence sur les campus universitaires pour dénoncer la guerre du Vietnam qui a alors cours, sans oublier les luttes raciales, les inégalités sociales, la fracture du fragile vernis qui recouvre le rêve poursuivi par tant d’immigrants qui ont tout laissé derrière eux pour, le plus souvent, ne rien trouver d’autre que la dissolution de ce même rêve devenu cauchemar, climatisé ou pas.
Le moindre détail retenu – les recherches documentaires à l’appui donnent ici une assise solide aux souvenirs du narrateur – concourt à donner à l’ensemble l’illusion parfaite d’une œuvre hyperréaliste. L’utilisation de listes diverses, répertoriant les lieux, les événements, les titres des livres cités, des films, les noms d’acteurs, des personnages publics ayant occupé l’avant-scène, peuvent à tout moment être vérifiés pour attester l’exactitude des faits rapportés. Le roman pourrait bien se prêter à une analyse sociopolitique des États-Unis, du début du XXe siècle à la chute de Richard Nixon alors que les États-Unis verront, pour la première fois de leur histoire, un président et un vice-président exercer le pouvoir sans avoir été élus par leurs concitoyens. Le roman couvre en quelque sorte l’âge d’or de la classe moyenne américaine, de son apparition sous Roosevelt à sa lente mais inexorable désagrégation à laquelle faisait référence Sunset Park, à l’étiolement de la démocratie américaine. L’explosion des produits de consommation, à commencer par les appareils ménagers, réfrigérateurs, cuisinières et téléviseurs, dont le père de Ferguson fait commerce avec ses frères, créera cette autre grande illusion dénoncée en ces pages : avoir accès au monde en direct sans quitter son salon. C’est ainsi le triomphe de l’image, autant celles que l’on voit imprimées dans les journaux ou défiler à l’écran, que celles que l’on encadre chez soi pour attester la réussite familiale et professionnelle, dont saura tirer profit la mère de Ferguson, qui aura son propre studio de photographie. En un mot, tout ce qui nous est présenté dans ce roman est aussi vrai que peut l’être une reproduction photographique de la réalité. La surface des choses ne peut ici être prise en défaut. En cela, l’univers peint par Paul Auster n’est pas sans rappeler à certains moments celui de René Magritte.
Quatre personnages identiques
Dans 4321, Paul Auster renoue avec les thèmes qui lui sont chers : la quête d’identité, la mort, la poursuite de la réussite, l’argent, en ce que sa possession permet ou empêche de réaliser rêves et projets, les multiples possibilités qui peuvent, ou non, se présenter dans le cours d’une vie, le désir et le besoin de laisser une trace, d’être l’auteur de sa propre vie, ce qu’évoque le personnage principal en des termes on ne peut plus clairs et explicites qui brouillent encore plus la frontière entre fiction et réalité : « […]il inventerait trois autres versions de lui-même et raconterait leur histoire parallèlement à sa propre histoire (plus ou moins sa propre histoire dans la mesure où il allait devenir lui-même personnage de fiction), il allait écrire un livre sur quatre personnages identiques mais différents portant tous le même nom : Ferguson ».
Le personnage de Ferguson, auquel on fait référence tantôt par son prénom, tantôt par son patronyme, auquel également on associe Paul Auster, prend lui-même conscience que le monde est fait d’histoires. Les références autobiographiques sont nombreuses, à commencer par la date de naissance de Ferguson, qui ne diffère que d’un seul mois de calendrier avec celle de Paul Auster. Maints indices sont semés ici et là pour nous rappeler, de façon aussi référentielle que ludique, la personnification de l’auteur dans l’une et l’autre des quatre vies d’Archie Ferguson. Que ce soit pour l’apprentissage du métier d’écrivain, de traducteur littéraire, de poète, de nouvelliste et de romancier, les allusions, feintes ou non, au propre parcours de Paul Auster sont nombreuses.
À elles seules, les références contenues dans ce roman constituent un programme de formation littéraire des plus ambitieux. Si, dans l’une des quatre vies esquissées ici, le jeune Archie refuse de s’inscrire à des ateliers littéraires sous prétexte qu’on ne peut apprendre à écrire en suivant des cours, le programme que Paul Auster lui a concocté est à la hauteur de sa propre réussite d’écrivain. Le cinéma n’est pas non plus en reste, à commencer par les pages consacrées à la filmographie de Laurel et Hardy donnée ici comme le meilleur des exutoires pour échapper à une dépression sévère à la suite de déboires amoureux propres à l’adolescence. Que seraient les histoires de cette envergure sans sexualité pour assurer le rebondissement de l’action, le déploiement de la quête amoureuse et la connaissance intime de sa propre personne ? Le thème de la sexualité est omniprésent, sous des formes plurielles.. Il est vrai que l’on suit le personnage de Ferguson du début de l’adolescence, qui est aussi l’âge de tous les possibles, de toutes les découvertes, cet âge où rien n’est encore fixé, où les croisées de chemin se multiplient au même rythme que les interrogations qui demeurent souvent sans réponse, à l’âge adulte. Entre un grand-père qui meurt d’un infarctus dans les bras de deux prostituées et le personnage de Ferguson qui cherche son identité sexuelle, Paul Auster restitue l’atmosphère qui prévalait dans les années 1960, empreinte de liberté, d’expérimentations diverses et de questionnements existentiels.
La structure
L’entrée en littérature de Paul Auster s’est faite à l’enseigne de la trilogie, mais c’est sous l’angle du quatuor qu’il est revenu en force après une pause de sept ans. Un quatuor réuni en un seul volume, décliné en sept sections qui à leur tour se déploient, chaque fois ou presque, en quatre chapitres. Le lecteur peut s’aventurer dans cette cathédrale en respectant l’ordre d’assemblage du livre imprimé et suivre page à page le déroulement ou, sensible à l’appel des chiffres, composer un autre parcours, un peu à l’image de Marelle de Julio Cortázar ou de Smoking / No smokingd’Alain Resnais. Dans l’un et l’autre cas, le lecteur suivra le même personnage, jamais tout à fait le même, jamais tout à fait autre, et bien que Paul Auster en élimine un ou deux en cours de route selon les aléas de la vie, Ferguson en ressort toujours aussi vivant, toujours aussi indiscernable de ses propres avatars. Que le lecteur le sache mort avant la fin, chaque fois qu’il réapparaît, il veut croire qu’Archie Ferguson est vivant, ce qui est sans doute la plus grande force du roman : nous berner avec notre consentement. Le rêve de tout écrivain n’est-il pas d’explorer, par la fiction, l’ensemble des possibilités qui lui seraient offertes s’il avait le pouvoir de se dédoubler à l’infini ? Ces histoires sont-elles vraies ? s’interroge Ferguson. Est-ce important qu’elles le soient ? À chaque lecteur de trouver sa réponse, et son plaisir.
* Paul Auster ©Lotte Hansen
1. Paul Auster, 4321, trad. de l’américain par Gérard Meudal, Actes Sud/Leméac, Arles/Montréal, 2018, 1024 p. ; 39,95 $.EXTRAITS
Quelle idée intéressante, se dit Ferguson, de penser que les choses auraient pu se dérouler autrement pour lui, tout en restant le même. Le même garçon dans une autre maison avec un autre arbre. Le même garçon avec des parents différents. Le même garçon avec les mêmes parents qui ne faisaient pas les mêmes choses qu’actuellement.
p. 69[…]les deux années qui s’écoulèrent entre l’enterrement d’Andrew et l’événement qui fit s’écrouler leur petit monde se passèrent dans le présent flou de l’enfance, les banales histoires d’école, le sport et les jeux, les amitiés, les programmes de télévision, les bandes dessinées, les livres de contes, les maladies, les genoux écorchés et les membres amochés, les bagarres occasionnelles, les dilemmes moraux et les innombrables interrogations sur la nature de la réalité…
p. 84Ferguson avait découvert qu’une des bizarreries de sa personnalité, c’est qu’il avait l’impression d’être plusieurs personnes à la fois, qu’il n’était pas une seule personne mais la réunion de plusieurs personnalités contradictoires, et chaque fois qu’il se trouvait en présence de quelqu’un de différent, il devenait différent lui-même.
p. 292Cela facilitait les choses que le père d’Andy soit mort lui aussi, pensait Ferguson, cela faisait d’eux les fils d’hommes qui n’existaient plus et ils passaient leur vie en compagnie de fantômes, du moins les mauvais jours, les pires jours et comme l’éclat aveuglant du monde brillait plus fort les mauvais jours, cela expliquait peut-être pourquoi ils cherchaient l’obscurité des salles de cinéma et se sentaient plus heureux quand ils étaient assis dans le noir.
p. 391[…]la vérité c’est qu’il n’avait pas le choix, il devait le faire ou mourir, car malgré tous ses efforts et sa déception devant les choses mortes qui sortaient souvent de lui, l’acte d’écrire, plus que tout ce qu’il avait pu faire par ailleurs, lui donnait le sentiment d’être plus vivant, et lorsque les mots se mettaient à chanter à ses oreilles et qu’il s’asseyait à son bureau, attrapait un stylo ou posait ses doigts sur le clavier de sa machine à écrire, il se sentait nu, nu et exposé au vaste monde qui s’engouffrait en lui…
p. 538Pourquoi donnez-vous à vos personnages des noms aussi étranges ? demanda Nagle. Je ne sais pas, répondit Ferguson. Probablement parce que ces noms indiquent bien au lecteur qu’on est dans une fiction, pas dans le monde réel. J’aime bien les histoires qui admettent qu’elles sont des histoires sans prétendre être la vérité, toute la vérité et rien que la vérité, juré, craché.
p. 585Douglas Kennedy, romancier franco-américain
New-Yorkais de naissance, Douglas Kennedy a fait un long détour par l’Irlande et l’Angleterre avant de maintenant partager sa vie entre la petite ville de Wiscasset, au Maine, l’Europe et Montréal. Un fidèle lectorat francophone le suit, à un point tel qu’il reçoit en 2009 le Grand Prix du Figaro Magazine pour l’ensemble de son œuvre1.
Né à Manhattan en 1955, Douglas Kennedy étudie au Bowdoin College, situé dans le Maine, pour traverser ensuite l’océan et fréquenter le Trinity College de Dublin. En Irlande . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Trois correspondances
Pourquoi publie-t-on aujourd’hui comme hier tant de correspondances d’écrivains et d’artistes? Les éditeurs doivent bien escompter un bénéfice autre que celui, fort louable, de contribuer à une meilleure connaissance de leur œuvre. Mais pourquoi lit-on encore ces correspondances, datées, se référant à des circonstances qui nous sont souvent lointaines et étrangères? Ou de simples lettres qui ressortent maintenant des greniers écrites par des poilus de 14 englués dans leurs tranchées ou par des prisonniers de la Deuxième Guerre derrière leurs barbelés. Parfois . . .
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Feux follets
Traduit de l’espagnol par Tamara Djurica
I was looking back to see
If you were looking back at me
To see me lookin’ back at youMassive Attack
I
S’y rendre n’était pas chose facile. Il fallait connaître le relief de la région, et pour quiconque n’était pas de la région du Vallès, il était presque impossible de le trouver. La route serpentait suivant le flanc d’une petite colline dont la pente n’était pas très prononcée, certes, mais bien constante. Son tracé abrupt et la faible circulation de véhicules la convertissaient, de jour, en un passage pour cyclistes solitaires. Au coucher du soleil, la chaussée se fondait avec la nuit noire, mais sous la lumière des phares, elle se dessinait de nouveau. Si on arrêtait le moteur, il était possible d’entendre le hululement d’une chouette au loin et les longues lamentations des bêtes nocturnes. Si, de plus, on éteignait les feux avant, en quelques secondes à peine la voie se couvrait de papillons de nuit et d’insectes de toutes sortes qui cavalcadaient en évitant les petits rongeurs qui traversaient de part et d’autre du bitume. Mais du moment que les feux s’allumaient soudainement, ovales et jaunes tels les yeux d’un rapace, ces petites bêtes pressaient le pas et en quelques secondes à peine se réfugiaient de nouveau dans le monde des ombres auquel elles appartenaient. Des deux côtés de la route se succédaient des rangées de végétation luxuriante, surtout des chênes, des peupliers et toutes sortes d’arbustes avec des zones plus désertiques où poussaient seulement des bruyères et des buissons. Peu avant d’atteindre le sommet, la route, après un petit raidillon, bifurquait et l’asphalte disparaissait lentement jusqu’à ne plus être qu’une poignée de gravier, pour ensuite renaître, convertie en piste de terre. À ce point précis où la montagne semblait se tordre un côté du visage, tel un pèlerin contemplant pour la dernière fois la terre promise, pointait à l’horizon un essaim de lumières blanches et pourpres : Barcelone. Mais nous n’étions pas de là, nous, fils d’anciennes villes industrielles et de villes-dortoirs où cohabitaient les usines démantelées pour cause d’amiante, les édifices décortiqués en stations-relais et les zones marginales et sans services où s’accumulaient le chômage, la pauvreté et le désenchantement, au travers des jumelés et des secteurs résidentiels. Plus loin, la route continuait pendant quelques kilomètres par un sentier rempli de nids-de-poule et de racines qui envahissaient le revêtement. Il n’était pas rare de voir d’un côté du chemin, les jours de pluie, une voiture prise dans la boue et, quelques mètres plus loin, ses occupants se mettre à marcher sans regarder derrière eux. Les cinq cents derniers mètres, la route descendait de manière considérable et il était pratiquement impossible de lever le pied du frein. La borne qui indiquait le changement de direction se trouvait à être le squelette d’un vieux véhicule utilitaire dont personne ne pouvait dire de quelle marque et de quel modèle il était ; il ne lui restait que le châssis, et sa carcasse pourrie par l’oxydation était pleine d’inscriptions et de graffitis de couleurs vives. Juste avant qu’on arrive à destination, la route qui, jusque-là, avait été plutôt désertée, commençait à devenir fréquentée, et de plus en plus s’y esquissaient les phares arrière des voitures qui freinaient devant. À cet instant, on pouvait entendre le boum-boum de la musique électronique qui émanait des voitures, et quelques mètres plus loin, la piste s’ouvrait en une vaste esplanade où s’entassaient les véhicules.
II
Nous avons tous nos propres paradis, ces lieux que nous abandonnons croyant que le vrai éden nous attend encore en haut du chemin, et que nous ne pouvons identifier qu’une fois que nous les avons perdus. C’était les années 1990 ; cela faisait deux ans que Cobain était mort et nous nous abandonnions au trip-hop et à la musique électronique. Nous n’avions pas d’autres options ni de lieux où nous réunir. Les clubs et les discothèques nous étaient interdits. Nous étions jeunes et déguenillés, nous portions encore des chemises à carreaux et certains plus rusés essayaient d’entrer vêtus de l’uniforme scolaire.
À la sortie de la voiture, l’esplanade était enveloppée d’ombres. L’un d’entre nous s’éloignait et se rendait jusqu’à un type qui vendait dans le coffre de sa voiture de la bière et toutes sortes de substances interdites alors que le reste du groupe se dirigeait vers une piste de danse improvisée faite de poussière et de sable et entourée sporadiquement d’herbe fine et humide. Il n’y avait aucun éclairage, pas plus que d’équipement ni de services, et nos lumières stroboscopiques étaient les appels de phare des automobilistes néophytes qui finissaient par arriver tout désorientés. Les nuits de grande affluence, une cinquantaine de véhicules étaient au rendez-vous et le nombre d’occupants était multiplié par quatre. Lorsque les phares balayaient l’obscurité à la recherche d’un lieu pour se stationner, on pouvait percevoir tout au fond le va-et-vient frémissant de l’eau de la source. Celle-ci, malgré son nom romantique, n’était rien de plus que le méandre paisible d’une rivière dont le cours se mélangeait au pied de la colline à un autre plus important dans lequel il se déversait. Les deux débits convergeant, les eaux collectées de ce torrent principal, dont le lit traversait de vieux moulins et des zones manufacturières abandonnées, devenaient troubles et marécageuses. D’un côté de la source, protégé par de majestueux ormes blancs, s’installait un type avec son énorme équipement de musique qu’il exploitait jusqu’à l’aurore. Je n’ai jamais su qui il était et c’est à peine s’il se distinguait parmi les ombres, mais il était toujours fidèle au rendez-vous et les gens se réunissaient autour de lui, dansant comme des feux follets jusqu’à l’aube.
III
Nous ne sommes rien d’autre que la somme des corps que nous avons déjà aimés. Notre identité se forge avec l’échec, l’adieu précipité, les promesses inaccomplies et le désir latent sans porte de sortie. C’est durant ces heures mortes – nuits blanches, trains de banlieue et longs après-midi du dimanche – que nous apprenions que la vie est une fuite vers nulle part. Peut-être que le temps guérit l’amour, mais ce qui nous tue, c’est la nostalgie.
Il me manquait encore quelques mois pour avoir mes dix-huit ans, j’aimais la musique, mais ce que j’aimais par-dessus tout c’étaient les corps féminins qui se dandinaient autour de moi. Assis à côté de la source, je pouvais les contempler pendant des heures, se secouant au vent tels des saules. C’était le printemps, mais à la tombée du jour, la saison conservait encore des traces de l’hiver. Tous portaient de larges pull-overs en coton et cachaient leurs mains dans leurs manches. Depuis la rive, il était facile de distinguer les divers groupes humains qui occupaient la piste. Au début, tous dansaient entre eux en conservant une certaine distance, mais deux heures plus tard, ils formaient un seul et même clan. La plupart avaient entre quinze et trente ans. J’avais croisé certains d’entre eux quelques fois dans le quartier, mais la majorité étaient des gens anonymes, comme moi, qui avaient connu l’existence de ces fêtes nocturnes par le bouche-à-oreille. Nous, nous étions quatre et seulement l’un d’entre nous avait un permis de conduire. Les autres, nous attendions impatiemment notre majorité pour ne plus dépendre de personne pour le retour. C’était la deuxième fois que nous venions à la source et durant ces nuits, nous ne désirions être nulle part ailleurs.
IV
La première fois que je l’ai aperçue, elle était à peine plus visible qu’une ombre, se tenant aux côtés d’une bande de filles, à l’abri de l’humidité, sous les arbres qui entouraient l’esplanade. Elle portait un pull ample, ses cheveux épars se répandaient sur ses épaules, elle dansait doucement les bras dans les airs. À côté d’elle, ses amies se dandinaient vaguement, buvant et parlant, mais elle leur paraissait étrangère. Ses mouvements étaient doux, hypnotiques, chacune des oscillations se dessinait dans les airs comme si mes nerfs optiques avaient gravé la scène en multipliant les prises de vue et qu’ensuite la séquence, projetée dans mon cerveau, jouait au ralenti. Pendant quelques minutes, je l’ai regardée du coin de l’œil, essayant d’attirer son attention, mais elle semblait indifférente à tout type de stimulus. J’ai fermé les yeux et je me suis laissé porter par la musique électronique. Soudain, le temps s’est arrêté, j’ai senti que nous étions tous deux les fluctuations d’un même diapason, et j’ai alors abandonné mon corps au rythme de la musique. Je ne sais combien de temps je suis resté en transe, ni si j’avais l’air ridicule ou pas, mais lorsque j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que c’était elle qui me regardait.
Au début, je voulais me montrer indifférent, mais mon cœur s’emballait. J’ai donc fait semblant de parler à mes amis, essayant de ne pas lui donner d’importance. Puis je lui ai souri et pendant un moment nous nous sommes amusés à nous observer puis à cacher notre regard lorsque l’autre le découvrait. Un gars s’est approché pour lui parler. Trop fier, je me suis retourné pour danser en direction de nulle part, essayant seulement de gagner la partie. Lorsque je suis revenu, tout content de moi, son visage avait disparu. J’ai balayé du regard toutes les ombres de l’endroit mais aucune ne bougeait comme elle. Je me suis arrêté brusquement, essayant de la trouver. J’étais en colère contre moi-même de n’avoir pas bien calculé mon attitude nonchalante. Quelques secondes plus tard, elle est apparue tout à coup devant moi.
Tu viens ?
Bien sûr.
Elle m’a tendu la main et nous avons traversé la piste en fendant la foule. Nous nagions à contre-courant parmi une masse de corps qui dansaient frénétiquement à côté des haut-parleurs. Nous nous dirigions vers la rive de la source et pendant le trajet, nous essayions de discuter. Le bruit était assourdissant et aucun de nous deux n’entendait ce que l’autre disait, mais j’ai pu remarquer que ses lèvres étaient colorées d’un rouge cerise. C’était la deuxième fois que nous allions au rave, mais nous savions tous les deux que la zone boisée qui entourait la berge était un lieu réservé aux couples en quête d’intimité. Immédiatement, nous nous sommes éloignés, assez pour nous cacher des regards indiscrets et trouver un lieu où nous pouvions nous étendre sur l’herbe. Je crois que c’était au pied d’un orme mais je ne peux pas le certifier. J’ai davantage prêté attention aux baisers que je lui donnais qu’à la botanique.
V
Je sais que, de nos jours, il est difficile de le comprendre, surtout pour ceux qui n’ont pas vécu cette époque-là, mais ceux d’entre nous qui étions adolescents dans les années 1990, nous avons vécu entre deux mondes. Nous avons grandi dans un environnement analogique où les relations étaient basées sur la confiance ; la seule garantie pour nos rendez-vous, c’était la parole donnée et il était impossible de signaler un retard ou d’annuler la rencontre tout juste avant de sortir. Notre destin dépendait du hasard et du climat qui nous gouvernaient selon leur envie. Rien n’était comme maintenant. La téléphonie mobile n’existait pas ; Internet n’était rien de moins qu’une chimère et notre mémoire visuelle constituait le seul outil que nous pouvions consulter pour nous remémorer les images d’une soirée festive.
Cette année-là, les raves se sont enchaînés en divers points de la région du Vallès. Il y en avait des plus fréquentés et mieux organisés que le nôtre, mais nous demeurions fidèles à celui de la source. À la fin de l’été, le phénomène avait atteint un paroxysme et la police a commencé à les démanteler. Les policiers ont saisi de la drogue et de l’alcool, condamné les participants à des amendes et arrêté les organisateurs pour des délits d’atteinte à la santé publique. À la fin de l’automne, il n’en restait qu’un d’actif et son emplacement changeait tous les jours. Je suis retourné cinq fois au rave de la source. Son horaire était anarchique, mais une date restait un incontournable : le dernier samedi de chaque mois ; et de mars à octobre, je n’en ai manqué aucun.
Nous nous étions connus en avril mais ne nous sommes revus que le mois suivant. L’attente était une torture. Nous étions tous deux de la région du Vallès, et même si mises côte à côte sur une carte, nos villes paraissaient assez rapprochées, en réalité, elles étaient aussi éloignées entre elles que le pôle Nord du pôle Sud.
Durant les fêtes de mai et de juin, nous avons davantage appris l’un sur l’autre. Chaque fois, nous dansions moins et passions plus de temps sous les arbres. Nous avions tous les deux dix-sept ans et à la chaleur de nos corps s’unissait celle de l’été. Les nuits se réchauffaient chaque fois un peu plus, et plus la température augmentait, plus la quantité de vêtements sur nos corps diminuait. À la troisième rencontre, je l’ai vue nue pour la première fois. Elle avait une peau couleur vanille et une myriade de taches de rousseur sur le dos. Nous avons essayé de nous baigner mais l’eau demeurait glaciale.
En juillet, nous nous sommes immergés nus dans la source. Nous n’étions pas les seuls mais étions assez éloignés du reste des gens pour ne pas nous préoccuper de leurs regards. À la sortie de l’eau, nous nous sommes étendus sur la berge tout trempés, et des restes d’aiguilles de pin, de feuilles et de sable se sont collés sur nos corps. Je me suis retourné pour les secouer mais elle a arrêté ma main et l’a reposée de nouveau sur la terre. Elle m’a demandé de m’allonger et avec son rouge à lèvre a tracé des cercles par-dessus les brindilles collées sur mon dos. Puis elle en a ajouté quelques-unes et les a reliées pour former des constellations.
Je ne veux pas que cette nuit finisse, a-t-elle dit.
En réalité, je ne suis pas certain si c’est bien cela qu’elle a dit. Engourdi, abandonné, ce qui me restait de capacité cérébrale, je la concentrais sur le toucher de ses mains et le son de la musique rythmée qui provenait de l’autre côté de la source. Je me suis tourné vers elle, je l’ai embrassée et lui ai dit que nous avions toute la vie devant nous pour construire notre avenir.
La séance du mois d’août a été suspendue à cause d’un orage d’été. Mais l’averse ayant cessé plus tard dans l’après-midi, j’ai convaincu mes amis d’y aller tout de même au cas où la soirée n’aurait pas été annulée. Nous avons dû arrêter la voiture avant de nous aventurer sur la piste de terre et j’ai marché seul jusqu’à la source. J’étais épuisé et j’avais les pieds couverts de boue. Je savais qu’il n’y aurait personne à l’esplanade, mais j’avais besoin de m’en assurer.
En septembre, la température avait changé et c’était beaucoup moins charmant. Elle n’est pas venue. En octobre, nous étions peu nombreux. Le type qui jouait de la musique n’était pas le même, son équipement plus petit et la qualité moindre, quoique la musique alors ne m’importait plus. Ni ses amies ni elles ne sont venues. De plus, sur le chemin du retour, un contrôle de police nous a imposé une amende pour circulation en zone forestière. Il n’y a pas eu d’autres séances à la source. À la fin de cette année-là, j’ai obtenu mon permis de conduire et pendant quelques mois, j’ai parcouru les rares raves qui restaient dans la région ou du moins ceux dont j’entendais parler. Je ne l’ai plus revue. Le monde que nous rêvions de construire ensemble s’était effondré comme un château de cartes.
VI
Tout début a forcément une fin, et même si certaines histoires se terminent là où elles ont commencé, ce n’est pas le cas pour toutes d’entre elles. Je sais que cela paraît impossible de nos jours… Nous avons à notre disposition des téléphones portables, les réseaux sociaux et quantité d’autres outils technologiques qui nous permettent de rompre avec la distance et l’anonymat ; mais comprenez-moi bien, je venais d’avoir dix-huit ans, et après avoir passé quelques mois à souffrir, j’ai rejeté cette expérience et j’ai mis mes cinq sens en éveil afin de profiter de tout ce qui m’attendait. Le changement de millénaire supposait aussi le début d’une nouvelle ère, un nouveau temps binaire qui transformerait notre présent. Je me suis laissé porter par cet enthousiasme, si bien qu’il me faudrait encore quelques années pour que je ne me consacre à la lecture de Dante et de Hölderlin et que j’apprenne à valoriser les paradis perdus, avant qu’il ne soit trop tard.
Cette histoire est la mienne, mais je sais qu’il en existe bien d’autres. Parfois, la nostalgie me gagne. Je me rends alors à la source. L’environnement est resté pratiquement le même, sauf pour le lieu où se trouvait la piste de danse improvisée, qui est maintenant envahi par la mauvaise herbe. Les peupliers blancs sont toujours aussi imposants, mais l’espace autour est converti en aire à pique-nique, et il n’est pas rare de voir des familles s’y réunir les fins de semaine tout juste à côté de la rivière. J’y vais la nuit. Souvent je n’y suis pas seul. Il y a des types solitaires qui viennent y écouter de la musique dans leur voiture. Nous nous respectons dans notre intimité en laissant les phares allumés et en nous tenant à une certaine distance les uns des autres. Toutes les voitures émettent une légère vibration ; de temps en temps un type sort faire un tour jusqu’à l’eau. Cependant, le moment que nous attendons tous avec le plus d’impatience, je crois, est celui où le vent, depuis la rivière, entre en trombe, comme une bouffée d’air dans la bouche et secoue la cime des arbres. Lorsque le souffle est intense, il soulève des nuages de poussière et d’aiguilles de pin. Sur son passage, les branches se balancent et leurs reflets se projettent comme dans un théâtre d’ombres sous les lumières des phares. À ce moment précis, chacun dans son auto, nous montons le volume de la musique.
*Toni Quero, auteur catalan écrivant en espagnol, est né en 1978 à Sabadell, près de Barcelone. Son premier livre, un recueil de poèmes intitulé Los adolescentes furtivos (Les adolescents furtifs), a remporté le Prix international de littérature Antonio Machado en 2009, à Collioure, en France. En 2016, son deuxième livre, le roman Párpados (Paupières), a reçu le prix Dos Passos pour un premier roman et a été finaliste au Festival du premier roman de Chambéry, qui reconnaît annuellement un premier roman publié en différentes langues européennes. La nouvelle « Feux follets », que propose ici Nuit blanche, est un texte inédit.
De l’espace nord-côtier
Existe-t-il un imaginaire propre à la Côte-Nord ? Après presque quinze ans à lire et à étudier des textes dans le cadre de ma participation aux travaux du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière, le GRÉNOC, au Cégep de Sept-Îles, il me semble que se dégagent des tendances et des constantes qui permettent de caractériser les balises d’un imaginaire nord-côtier, et ce, époques et genres littéraires confondus. La seule condition pour que ces textes fassent l’objet d’une lecture critique : évoquer la Côte . . .
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Anne Genest, Christiane Vadnais : deux voix porteuses d’inquiétude et d’espoir
Deux premiers livres parus récemment annoncent deux auteures qui mériteront assurément d’être suivies au cours des prochaines années. Dans le premier cas, Les papillons boivent les larmes de la solitude1, d’Anne Genest, il s’agit d’un recueil de nouvelles, pourrait-on dire classique, dont certaines, comme c’est l’usage, ont d’abord paru dans des revues ; dans le second cas, Faunes2, de Christiane Vadnais, la forme retient d’emblée l’attention : plus hybride, elle emprunte tout à la fois à l’univers de . . .
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Avant Paroles d’ici
« Je réussirai peut-être à mon tour à laisser de mon séjour parmi les hommes quelque fruit ou du moins autre chose que le vain fantôme d’une vie inutile. »
Arthur Buies, Le curé Labelle1Je suis né et j’ai grandi dans l’énervement d’un monde en train de se défaire. Et cela faisait bien mon affaire.
Au sous-sol de la maison familiale, dans la chambre des Mystères, j’effectuais d’étranges et sombres expériences de chimie. J . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Octobre le mois des mots
Octobre le mois des mots est un festival annuel qui célèbre la littérature sous toutes ses formes. En marge de l’événement, l’organisation de Sorel-Tracy lance un concours littéraire s’adressant tant aux auteurs amateurs que professionnels. L’édition 2018 rendait hommage à Réjean Ducharme et invitait les participants à écrire une lettre inédite en français inspirée du thème de l’absence. Trois prix ont été remis en février 2019.
Nous publions la lettre de Juliette Chevalier, lauréate du premier prix.
Salut papa.
Ça fait longtemps que je ne t’ai pas écrit. Ça fait encore plus longtemps que tu ne m’as pas répondu. Mais aujourd’hui c’est la fête des Pères. Mes amis bricolent des cravates, des avions ou encore des moustaches de carton de couleur pour leur père. Notre enseignante nous y oblige, on est trop vieux pour ça. Mais je crois que mes amis aiment ça. C’est pour ça que je t’écris aujourd’hui. Chaque année, ce jour-là, je ne viens pas. Maman appelle l’école, dit que je suis malade. Et on reste chez nous. On construit des cabanes de couvertes et d’oreillers, on écoute nos films préférés. C’est comme ça qu’on fait. Elle se dit qu’elle le fait pour moi, mais je crois qu’elle en a besoin elle aussi pour oublier que tu es parti.
Cette année, elle ne pouvait vraiment pas manquer le travail. Elle avait une rencontre importante. Elle a promis qu’on ferait ça en fin de semaine. J’étais déçu, mais c’est correct, je ne lui en veux pas. Je ne t’en veux pas non plus. Je suis seulement déçu.
Donc, l’enseignante nous oblige à faire l’activité. Je crois qu’elle aurait fait une exception pour moi si je lui avais rappelé que tu n’étais pas là, que tu étais parti, mais je n’avais pas envie. Elle m’aurait lancé un regard de pitié, m’aurait serré dans ses bras, et m’aurait permis de faire autre chose. Là, tous mes amis auraient su. Ils m’auraient regardé bizarrement, ils n’auraient pas compris. Moi non plus, je ne comprends pas.
Le père de Jacob est gentil et drôle. Il fait des blagues et rit avec moi quand je vais manger des hot-dogs chez lui. Le père d’Alex est un peu fermé et sévère. Son travail est important alors il a l’air constipé. Toi, je ne sais même pas à quoi tu ressembles vraiment. Je ne sais pas si ton travail est important, ni si tu es gentil, drôle, fermé ou sévère. Je ne sais rien. Je sais seulement que tu es parti et que tu ne réponds jamais à mes lettres.
La fête des Pères, c’est pour remercier notre père de tout ce qu’il fait pour nous. Les petites choses qu’on tient pour acquises, comme sa présence. On est censé faire ça dans notre bricolage aujourd’hui. Remercier. Je me demande si tu aurais trouvé ça ridicule ou si tu aurais aimé l’idée. Moi, je n’ai pas beaucoup de remerciements à te faire.
Maman pleure encore. En cachette, bien sûr, mais j’ai de bonnes oreilles. Je fais mon possible pour être l’homme de la maison et l’aider, mais je vois bien que chaque fois qu’elle me regarde, elle te voit un peu. En moi. Ça lui fait de la peine. Parfois, quand elle est très fâchée, elle me dit que je te ressemble. Elle est très en colère contre toi je crois, mais elle s’ennuie beaucoup aussi. Moi, je ne ressens rien de tout ça. Je veux seulement te connaître.
Si tu reviens, je te promets que je vais faire de la place pour toi dans notre cabane de couvertes et d’oreillers. Juste entre maman et moi, pour qu’on puisse te partager. On écoutera tes films préférés et on apprendra à se connaître. L’an prochain, je pourrais même te faire une vraie carte de fête des Pères.
Je t’attends.
Ton fils, Max.Écrire « sur » la Côte-Nord
Que veut dire exactement écrire « sur » la Côte-Nord ? On peut rêver d’elle – sans y être jamais allé. On peut y être passé en coup de vent ou y avoir vécu peu ou prou. On peut avoir décidé de s’y installer ou y être né. On peut y avoir vécu depuis des centaines d’années. On a là les principaux cas de figures qui tracent de façon sommaire les diverses postures de ceux et celles qui écriront sur la Côte-Nord. Pour faire simple, disons que deux types de . . .
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1. Imaginaire de la Côte-Nord – Présentation
CARTOGRAPHIER L’IMAGINAIRE QUÉBÉCOIS II
La Côte-Nord de tous les possibles
Après le Saguenay–Lac-Saint-Jean, voici le second dossier de notre série « Vie littéraire et imaginaire de… »
En ouverture, Jérôme Guénette du Groupe de recherche sur l’écriture nord-côtière (GRÉNOC) examine les dimensions insoupçonnées de la Côte-Nord, ce « pays dans le pays » qui transforme ceux qui s’y aventurent, où ni les lieux ni le temps n’ont la même valeur qu’ailleurs.
C’est un peu comme si Jean Désy nous prenait par la main. Le poète-médecin nous invite à longer « sa » Côte-Nord, à traverser les pays de Rita Mestokosho, de Roland Jomphe, du grand Gilles… Dans la taïga dominée par la mer, suivez le guide !
Des récits de voyages et de naufrages à Manikanetish de Naomi Fontaine, on écrit « sur » la Côte-Nord depuis belle lurette. Pierre Rouxel, l’autre Grénocien de ce dossier, réalise un véritable tour de force en revisitant près de cinq siècles d’écrits nord-côtiers en une chronologie approfondie d’où se dégagent maints grands courants.
Deux Nord-Côtières d’origine se prêtent à un petit jeu épistolaire. Erika Soucy signe une carte postale dont le point d’ancrage est Portneuf-sur-Mer « quecqu’part en 1997 », là où « l’avenir, c’est marcher sur la grève dans le mauvais sens du vent ». Noémie Pomerleau-Cloutier adresse une lettre bien actuelle, heureux signe d’un temps nouveau, aux femmes de Pakua Shipi, communauté innue tristement célèbre en raison des récentes révélations au sujet de celui qu’on nommait naguère le « pape de la Basse-Côte-Nord1 ».
Jamais Michel Pleau ne revient bredouille du regard de Joséphine Bacon. De poète à poète, il rend hommage à la voix intime et impérieuse de Bacon, à sa capacité à créer un cercle de la parole autour de son œuvre.
En descendant la rue Saint-Jean / J’ai rencontré2… un inconditionnel, un spécialiste de celui qui a mis Natashquan sur la carte du monde. Denys Lelièvre, au fil des ans, a su donner à lire et à entendre à ses étudiants et auditeurs de la radio – et maintenant aux lecteurs de Nuit blanche – un autre Gilles Vigneault. Un compagnon de route.
Et en la remontant, cette fois, la rue Saint-Jean, nous sommes tombés sur Jean-Yves Fréchette. Et voici que par la parole débordante du prof de poésie et cofondateur de l’Institut de twittérature comparée, nous sommes emportés sur la Côte-Nord au temps de Hauterive, la « branchée ».
Allez, bonne route !
1. Le missionnaire Alexis Joveneau (Tournai, 1926 – La Romaine, 1992) qu’on a vu entre autres dans les documentaires Le goût de la farine (ONF, 1977) et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi (ONF, 1980) de Pierre Perrault.
2. Gilles Vigneault, « La rue Saint-Jean ».Dictionnaire Charles Péguy : Péguy peut-il encore nous parler ?
Péguy a été successivement réclamé avec enthousiasme comme maître à penser par les lecteurs des Cahiers de la quinzaine jusqu’à sa mort en 1914 puis, il y a quelques décennies, comme objet de détestation haineuse par un Tzvetan Todorov ou par un Bernard-Henri Lévy qui va jusqu’à en faire l’inspirateur d’un nazisme à la française. À la publication de ce collectif, venant après diverses études dont Le mécontemporain d’Alain Finkielkraut, excellente et bienveillante mise au point, on a pu parler d’un « retour . . .
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Bref extrait nord-côtier du roman Johnny Bungalow (1974) de Paul Villeneuve
La scène se passe en 1956.
Les deux frères burent chacun une petite gorgée pour calmer leur impatience d’arriver à Labrieville. Parfois André se perdait au fil de la forêt et des crans qui surplombaient la route. Par moments, le camion valsait sur le gravier, et Johnny devait donner un brusque coup de volant ou était contraint de ralentir.
Le village surgit au lointain. André écarquilla les yeux pour mieux distinguer les baraques au sommet d’une colline rocheuse. Les maisons faisaient l’effet de cabanes aménagées trop rapidement ; pas d’herbe sinon par ci par là quelques touffes jaunies.
Des maisons alignées sans grande symétrie, des hommes casqués, peu de femmes, pas de débit de boisson, de l’eau, des forêts à perte de vue ; c’était ça le Nord, avec des hommes qui rêvent continuellement de la vie qu’ils vont vivre en descendant à la ville. […]
Un pays à venir, un pays en friche, un peuple de rêveurs et de poètes qui vous en inventent des châteaux et des domaines, et vous en abattent des sapins, des épinettes, des bouleaux pour faire de la place, inventer des lignes imaginaires, direction nord, direction fer et nickel… un peuple d’amoureux qui commencent à apprivoiser l’espace et à meubler le territoire… »
* Paul Villeneuve par Gabor Szilasi en 1970/BAnQ.
1. Johnny Bungalow. Chronique québécoise 1937-1963, Éditions du Jour, 1974, p. 252.
Lettre aux femmes de Pakua Shipi
Cette lettre est écrite pour les femmes de Pakua Shipi, communauté innue de la Basse-Côte-Nord, rencontrées en février 2019 dans le cadre d’un projet de recherche et création de poésie anthropologique commencé en juillet 2018 dans la région.
Mon amie,
De retour en ville, je t’écris de là où le fleuve est moins large que la rivière dont ta communauté porte le nom. Mais ici, je ne peux emprunter le pont de glace et de neige compacte, à pied ou en skidoo, pour retrouver, de l’autre . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion