Auteur/autrice : Neal

  • Assia Djebar : La réfugiée linguistique (entrevue)

    Assia Djebar : La réfugiée linguistique (entrevue)

    Assia Djebar, de son vrai nom Fatima-Zhora Imalyène, naît en 1936 à Cherchell, non loin d’Alger, au cœur de cet antique royaume berbère d’Afrique du Nord qui englobait alors la plus grande partie de l’Algérie et du Maroc actuels.
    Tour à tour romancière, essayiste, dramaturge, cinéaste, historienne et aujourd’hui professeure de littérature française à l’Université de New York, Assia Djebar a bien voulu évoquer pour nous ces voix qui l’assiègent, arabes ou berbères, voix de femmes qu’elle nous restitue en fran . . .

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  • Un livre peut en cacher un autre (l’Odyssée d’Homère)

    Un livre peut en cacher un autre (l’Odyssée d’Homère)

    Il est une œuvre qu’à dix-sept ans je voulais lire parce qu’un professeur plein de bagout, et avec lui toute une tradition de culture gréco-latine, me l’affirmait magistrale, une sorte d’épopée dont j’ai depuis mille et une fois remis la lecture et que presque quarante ans plus tard je n’ai toujours pas lue, mais à l’occasion à peine feuilletée. Cette œuvre intimidante, je la cite pourtant à deux reprises dans Mendiant de l’infini, un récit de voyage au Tibet paru en 2001. C’est dire que . . .

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  • L’antiaméricanisme, prudence ou durable obsession ?

    À eux deux, Jean-François Revel et Philippe Roger mènent contre l’antiaméricanisme une chasse aux éloquents trophées. Il n’est guère d’époque ou de domaine où leur enquête n’aboutisse à relever des traces du mal.
    Bien qu’unis par l’intention de débusquer l’antiaméricanisme où qu’il se cache dans l’âme française, les deux auteurs adoptent toutefois des tons différents et mettent l’accent sur des pans distincts de l’histoire. Pour notre plus net bénéfice, ils en deviennent complémentaires. En . . .

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  • Hugh Pearman : Architecture du monde contemporain

    Pour plusieurs, l’architecture moderne se résume à ces immenses constructions verticales, souvent interchangeables, qui composent la géographie de tous les centres-villes de la planète.
    Il est vrai qu’au cours du siècle passé, politiciens, promoteurs, urbanistes et architectes se sont lancés à qui mieux mieux et avec des bonheurs divers, dans l’érection d’édifices en hauteur, signe à leurs yeux de modernité.

    L’école du Bauhaus

    Cette façon de penser l’environnement bâti découlait d’une certaine esthétique développée par les architectes et artistes influenc . . .

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  • András Sütõ : Nous sommes venus il y a onze cents ans, et nous sommes restés… (entrevue)

    András Sütõ : Nous sommes venus il y a onze cents ans, et nous sommes restés… (entrevue)

    Dans Maria Chapdelaine, trois hommes prétendent à la main de la belle héroïne : un bien sympathique coureur des bois, intrépide et libre, un émigrant installé aux États-Unis, qui promet aisance et vie facile, et un modeste cultivateur, simple et honnête, qui connaît la vie difficile des défricheurs.

    Árpá Vigh : Maria choisirait le premier, mais celui-ci « s’égare » et trouve la mort dans l’hiver canadien. Alors, malgré les voix de sirènes du Sud, elle accepte d’épouser le . . .

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  • Chronologie

    896 : La « Conquête du pays » : les Hongrois, peuple de cavaliers nomades venus des steppes de l’Asie centrale, occupent, sous la conduite d’Árpád, la région géographique peu habitée du bassin des Carpates. La Maison arpadienne régnera sur la Hongrie jusqu’en 1301.

    1000 : Étienne 1er (997-1038) reçoit une couronne du pape Sylvestre II. Il achève la christianisation du pays et sera considéré comme le véritable fondateur de l’État chrétien hongrois. Canonisé en 1083.

    1241 :

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  • Dix-sept poètes hongrois* d’aujourd’hui

    Dix-sept poètes hongrois* d’aujourd’hui

    « Le poète hongrois a des exigences envers lui-même, comme s’il était le citoyen d’une grande puissance ; et ses lecteurs ont envers lui des exigences semblables. Car c’est en poésie que le peuple hongrois s’est construit, depuis le XVIIIe siècle, sa plus belle patrie. »
    László Cs. Szabó, Préface à Anthologie de la poésie hongroise (1962)

    L’intérêt de certains, la sympathie ou la curiosité des autres, telle déclaration internationale plus généreuse qu’efficace . . .

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  • Rapport sur cinq souris (nouvelle inédite)

    Rapport sur cinq souris (nouvelle inédite)

    Ce fut le 20 décembre que les souris, au nombre de cinq, deux mâles et trois femelles, s’installèrent dans la réserve de nourriture. Elles avaient grimpé jusqu’au deuxième étage en empruntant la vigne sauvage dégarnie dont les sarments montaient jusque-là. Le mur ressemblait à une préparation de fibres musculaires, et ce réseau était le seul chemin sûr de la cave à la fenêtre de la réserve.

    Leur migration n’avait pas de raison particulière. Seulement que l’ordinaire manquait de nourriture, qu’il y avait à la cave . . .

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  • Une prose, au fil des jours

    « Le bonheur de l’individu hongrois est étroitement dépendant de celui de ses pairs. Le Français peut être heureux même quand l’adversité frappe la classe sociale à laquelle il appartient. La personnalité hongroise est comparable à la molécule qui reçoit toutes les vibrations qui parcourent la masse où elle est noyée ; la personnalité française est un atome qui forme comme un petit monde à soi, sur lequel les événements du reste de l’univers ne retentissent pas aussi directement. »
    Aurélien Sauvageot, Découverte de la . . .

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  • Discours d’András Sütõ : Pour ne pas rougir de honte

    Discours prononcé dans le Grand Temple réformé de Debrecen (Hongrie) le 27 juillet 1995.

    Dans le creux de vague que connaît notre histoire, aux dangers graves qui nous menacent, nous avons le devoir de trouver une issue sans encourir de nouvelles hontes et souillures nationales, toujours guidés par les paroles de Petõfi1 : « Car celui qui accepte le joug à son cou, mérite aussi de le supporter »

    À l’intention de ceux qui, à Bucarest, sont si sûrs d’eux qu’ils ne veulent pas comprendre de quel joug je . . .

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  • Le théâtre d’un siècle de systèmes infectueux

    Le théâtre d’un siècle de systèmes infectueux

    « Combien de fois nous faut-il recommencer ? », demande le dramaturge contemporain Miklós Hubay dans sa pièce intitulée Théâtre sur le dos de la baleine, satire et parabole des trahisons politiques à travers l’histoire tragique du XVIe siècle. Et le héros de la pièce, un personnage réel, lui-même dramaturge quatre cents ans avant Miklós Hubay, Péter Bornemisza, a posé ainsi cette question dans sa propre Électre hongroise, d’après Sophocle : « Quand le pays souffre dans la plus cruelle servitude, nous faut-il . . .

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  • La fleur de peau de l’histoire : Présentation

    En 1896, les Hongrois fêtaient avec un éclat sans pareil le millénaire de leur installation en Europe. Vingt-quatre ans plus tard, lors des négociations de paix de Versailles, le futur président français Millerand déclarait que la nation hongroise n’existait pas, et un illustre linguiste du Collège de France ajoutait : « La langue magyare n’appartient pas à une civilisation ». À chacun ses Lord Durham.

    Il n’est pas aisé d’expliquer ou de comprendre l’histoire et la littérature hongroises à partir du Québec. Au premier abord, tout sépare ces deux pays, non seulement les distances mais aussi les origines, la langue, les religions, les coutumes et les aspirations, sans parler de leurs situations respectives dans le monde actuel (voir notre « Chronologie » à la fin du dossier). Pointer les quelques ressemblances, détachées de leurs contextes respectifs, serait extrêmement hasardeux et conduirait inévitablement à des conclusions erronées. Pourtant, la tentation de l’analogie est grande, du moins pour certaines périodes et certains événements des deux histoires, si différentes, si lointaines qu’elles soient l’une de l’autre.

    Une Confédération d’Europe centrale

    D’abord, la Confédération canadienne et la Double Monarchie austro-hongroise sont nées toutes deux en 1867 (on sait que la seconde n’existe plus depuis 1918). Les chemins qui ont mené à ces compromis ne manquent pas non plus de similitudes. La Hongrie, pendant longtemps pays souverain, qui comprenait aussi la Transylvanie (l’ouest de la Roumanie actuelle) et la Haute-Hongrie (à peu près la Slovaquie), était occupée par l’Empire autrichien au début du XVIIIe siècle. Elle chercha d’abord son indépendance par les armes, par des négociations qui n’aboutirent qu’à une dépendance plus souple : la noblesse hongroise gardait une partie de ses privilèges moyennant une loyauté sans faille à la couronne impériale. Elle disposait aussi d’un Parlement appelé Diète (dont la langue officielle a été le latin jusqu’en 1844), d’une université catholique, fondée en 1635, et de nombreux collèges protestants qui florissaient grâce à une relative liberté de culte. À partir des années 1820, une formidable ère de réformes entraîna la transformation bourgeoise d’un pays essentiellement agraire. Une prise de conscience nationale se dessina. Le hongrois devint langue officielle. Ce fut la création de l’Académie des sciences, du Théâtre national et la naissance de l’Opéra hongrois. Dans la littérature, on exaltait les valeurs historiques et populaires du pays, mais aussi la « sainte liberté universelle ». Les revendications politiques, par contre, qui réclamaient notamment un gouvernement responsable, se heurtèrent au refus de la cour de Vienne. Alors ce fut la révolte, dans un contexte européen extrêmement favorable à ce genre de conquête des droits, et une véritable guerre d’indépendance, au cours de laquelle Kossuth, le Papineau hongrois, conduisit le pays à une réelle souveraineté au printemps 1849, conquête annulée au bout de quelques mois par les forces impériales. Et le général Schwarzenberg, premier ministre de l’empereur François-Joseph, déclarait : « Qu’est donc la nation hongroise ? Ils ont toujours été et sont restés des rebelles qu’il faut anéantir et rendre inoffensifs une fois pour toutes ! » On impose alors la langue allemande et les lois autrichiennes. Dix ans plus tard, des recherches de compromis sont entamées par d’anciens réformistes modérés, groupés autour de Ferenc Deák. Des circonstances extérieures obligent enfin l’Empire à céder, et le 8 juin 1867 un gouvernement hongrois responsable est constitué : c’est la Double Monarchie, et la reconnaissance de jure et de facto de l’existence de deux sociétés distinctes parallèles, avec un « chef d’État » commun (l’empereur autrichien désormais aussi roi de Hongrie), avec une armée et une politique étrangère communes, et avec un financement spécial des affaires communes.

    Un historien français, inspiré du romancier autrichien Robert Musil, dans un ouvrage sur le Canada et le Québec fit la comparaison suivante entre laDouble Monarchie et la Confédération canadienne : « […] les Autrichiens [à rapprocher des Canadiens anglais] avaient besoin de forces beaucoup plus grandes que les Hongrois [assimilables aux Québécois], car les Hongrois, une fois pour toutes, n’étaient que hongrois, et ce n’est qu’accessoirement qu’ils passaient aussi, aux yeux de ceux qui ne comprenaient pas leur langue, pour des Austro-Hongrois [Canadiens] ; les Autrichiens, en revanche, n’étaient à l’origine rien du tout et les autorités voulaient qu’ils se sentissent également austro-hongrois D’ailleurs, il n’y avait pas d’Autriche du tout. Les deux parties, Autriche et Hongrie, s’accordaient entre elles comme une veste rouge-blanc-vert et un pantalon jaune et noir1. » C’est-à-dire, pour aller au bout de la comparaison, comme une veste bleue fleurdelisée avec un pantalon rouge arborant l’Union Jack.

    Un traumatisme appelé Trianon

    Mais cette analogie, valable ou non, tombe à partir de 1918, ou du moins subit une mutation assez particulière. En effet, aux termes du Traité de Trianon (4 juin 1920), des territoires importants de la Hongrie dite historique, notamment la Haute-Hongrie, la Transylvanie et la Voïvodine, passent à l’étranger avec plusieurs millions de hungarophones. Cet étranger n’était bien entendu plus l’Autriche, mais la Tchécoslovaquie, la Roumanie et la Yougoslavie. Dans ces nouveaux États-Nations, le hongrois n’étant pas langue officielle, une résistance et une lutte commencent et durent toujours, avec plus ou moins de bonheur, pour la survie d’une culture nationale ainsi minorisée. Il serait mal à propos, et difficile en ce peu d’espace, d’essayer de détailler les péripéties de ces petites nations d’Europe centrale et orientale, où le destin du hongrois ressemble beaucoup à celui du français au Manitoba ou en Acadie. Remarquons néanmoins que le sentiment d’appartenance à la nation hongroise reste très fort parmi les hungarophones des territoires détachés, et que parler de « littérature roumaine, slovaque ou yougoslave de langue hongroise » n’aurait aucun sens, et soulèverait les protestations des écrivains hongrois de ces pays. On parle encore aujourd’hui, soixante-quinze ans après Trianon, de « littérature hongroise de Slovaquie, ou de Roumanie ou de Voïvodine ».

    Indépendance et survivance

    Cela dit, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières de la Hongrie actuelle, l’idée de l’indépendance ou, à défaut, celle de survivance ont été de grands thèmes et motifs de la littérature hongroise depuis deux siècles. Surtout si l’on ajoute à l’histoire évoquée ci-dessus la Révolte des Patriotes que fut le soulèvement de 1956 et, de façon générale, la colonisation militaire, économique et idéologique de la Hongrie par l’URSS jusqu’en 1989, qui suscita beaucoup de réactions chez les écrivains.

    La résistance aux forces assimilatrices, doublée d’une volonté de modernisation du pays, animait déjà la poésie de la plus grande figure du romantisme hongrois : Petõfi. Poète désespérément et jusqu’au bout engagé (il meurt sur le champ de bataille en 1849), prophète politique, « colonne de feu / Qui saura conduire le peuple / Jusqu’au pays de Canaan », exaltant le sol hongrois et ses habitants, il n’est pas moins universaliste, héraut de la « liberté du monde » au nom de tous les «  peuples las de se voir asservir2 ».

    L’autre sommité de cette littérature, Endre Ady, est aussi bien lié à l’histoire de la Hongrie, d’où « l’accent archaïque de sa sensibilité profondément et douloureusement moderne, ses références poétiques à une expérience collective, à une conscience nationale et populaire3 », ce qui ne l’empêche pas de protester sans arrêt contre les forces obstinément arriérées de son pays (Petõfi avait déjà donné le ton), et de souhaiter haut et fort l’union de tous les opprimés, de tous les brisés, hongrois et non hongrois. Si Ady et Nelligan sont tous deux de grands chantres des passions intérieures et personnelles, ce qui fait la différence fondamentale entre le premier et Nelligan, son cadet de deux ans et son co-disciple dans cette école française de la poésie où Baudelaire faisait figure de maître, c’est que, face à l’incompréhension de la « foule méchante » des « marins profanes », le poète hongrois ne rend pas d’emblée les armes, n’aspire pas à vivre « loin de la matière et des brutes laideurs », mais lutte, peste et menace. Pourtant, si le cœur du Québécois, « grand Vaisseau taillé dans l’or massif », est profané, déserté, et va même jusqu’à sombrer par la suite, la fleur qui a poussé dans le cœur du Hongrois n’est pas moins broutée par le «  troupeau des compagnons frustes et sots ». La « mer libre et fière » qui était son âme, « libre pour tous les pavillons », n’est pas moins « fatiguée, plate, morte », maintenant, suite aux malheurs qu’un « sort infâme » lui a réservés. Rien n’y fait : lui qui « serait devenu un poète sacré dans n’importe quel pays », lui « le torturé, le toujours luttant4 » veut rester dans le combat avec les siens « en jurant ou en sifflotant ».

    À partir de 1920, cet engagement pour la communauté s’exprime différemment selon qu’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur de la « Hongrie mutilée ». Dans les territoires détachés naît et se développe d’abord une crise identitaire que reflétera plus tard une anecdote très connue chez nous. « Je suis né dans la Monarchie austro-hongroise, raconte un vieux ; j’ai passé mon enfance et ma jeunesse en Tchécoslovaquie, j’ai fondé une famille en Hongrie, et depuis quelque temps je vis en Union soviétique. – On peut dire que vous avez pas mal voyagé

    – Moi ? Je n’ai jamais quitté mon village. »

    Les changements successifs de frontières, de nationalités et de langues officielles engendrent un sentiment d’incertitude en même temps qu’une méfiance à l’égard de tout ce qui est politique. Le besoin d’appartenir à quelque chose de stable et d’authentique mène à un repli sur soi, qualifié parfois de régionalisme, qui se dessine un peu partout, mais surtout en Transylvanie, pays qui jouissait d’une relative autonomie depuis des siècles et possédait une culture spécifique. Le transylvanisme d’entre les deux guerres était la manifestation de cette conscience historique des traditions hongroises de la région, doublée, du moins au début, d’une recherche de coexistence avec les autres peuples, roumains et saxons, favorisés eux aussi par l’histoire. Ce n’est que plus tard, devant la menace tangible de l’assimilation, que cette idéologie deviendra militante, pour servir une communauté de plus en plus minorisée par une habile politique d’aménagement du territoire.

    À l’intérieur de la Hongrie proprement dite, à la même époque, le problème de l’indépendance ou de la survivance nationale ne se posait pas, et ne pouvait se poser de la même manière, puisque le pays était politiquement souverain (pour la première fois depuis 1526). Il retentissait, par contre, de la querelle des populistes et des urbains. Les premiers défendaient avant tout les traditions et intérêts paysans (traditions qui comprenaient aussi l’indépendance nationale dont on aurait bientôt besoin face à l’influence allemande), et se voyaient vite taxés de nationalistes par les seconds. Ces derniers, groupés autour de quelques intellectuels radicaux de la capitale, adeptes d’une démocratie à l’occidentale et d’une culture d’avant-garde, étaient accusés de cosmopolitisme par les populistes. La ligne de démarcation entre les deux camps est restée figée jusqu’à nos jours, le clivage paraît irréductible et alimente les tensions tantôt ouvertes, tantôt sournoises, de la vie littéraire hongroise.

     


    1. Le Canada et le Québec au XXe siècle, par Jacques Portes, Paris, Alban Colin, 1994, p. 10.
    2. Poèmes, par Sándor Petõfi, présentation et choix par Jean Rousselot, Corvina, Budapest, 1971. Voir également L’apôtre, adaptation de Jacques Gaucheron, Corvina, Budapest, 1975 ; ainsi que Vie de Petõfi, par Gyula Illyés, traduit par Jean Rousselot, Gallimard, Paris, 1962.
    3. Endre Ady, Choix de poèmes, établi par Guillevic et Ladislas Gara, présentation par György Rónay, «  Poètes d’aujourd’hui », Seghers, Paris, 1967, p. 14.
    4. Voir Philippe Jaccottet, Écrits pour papier de journal, Gallimard, Paris, 1994, p. 28. D’ailleurs Jaccottet, en comparant Ady, non pas à Nelligan, toujours hors de portée du regard, mais aux lyriques tels que Rilke, Ungaretti, Eliot et Saint-John Perse, conclut finalement que le Hongrois, par l’expression de la misère de l’homme opprimé, humilié, s’assimile beaucoup mieux à ses confrères de l’Est, Essenine, ou Maïakovski, qu’aux Occidentaux.

    Árpád Vigh est professeur aux Universités de Pécs et de Strasbourg où il enseigne la littérature québécoise. 

    Note : En langue hongroise, on distingue graphiquement les voyelles courtes des voyelles longues. Les voyelles courtes ont un tréma et les longues, un double accent aigu. Puisque nous ne pouvons pas reproduire ce dernier signe typographique, nous y avons substitué le tilde, comme dans, par exemple, Petõfi.

    La langue hongroise

    Avec le basque, l’estonien, le finnois et le turc, c’est la seule langue en Europe qui ne soit pas indo-européenne. Comme l’estonien et le finnois, elle appartient à la famille finno-ougrienne des langues dites ouraliennes par son vocabulaire de base aussi bien que par sa structure syntaxique. Cette parenté n’a été découverte qu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est une langue agglutinante ou synthétique, ce qui veut dire qu’aux racines ou mots-bases, on ajoute des affixes pour marquer les rapports grammaticaux (cas, temps, nombre, etc.). Par exemple, pour dire dans la maison, on prend d’abord le mot-base ház (= maison) auquel on colle l’affixe –ban (= dans) : házban. Pour dire dans les maisons, il faut intercaler encore un -k-, signe du pluriel, entre la racine et l’affixe : házakban. L’harmonie vocalique est une autre particularité de cette langue : les affixes ayant plusieurs formes selon leur tonalité (palatale ou vélaire), ils doivent s’accorder avec la tonalité de la racine. Par exemple, la prépositiondans peut bien être –ban, mais –ben aussi, et si nous disons házban pour dans la maison, il faut bien dire életben pour dans la vie. Enfin, le hongrois connaît deux types de conjugaison, une objective et une subjective, suivant que le complément du verbe est déterminé ou indéterminé. Par exemple, le verbe látni signifiant voir, on dit látom a hegyetpour je vois la montagne, par contre il faut dire látok egy hegyet pour je vois une montagne.

    Par rapport au français, notons l’absence des genres grammaticaux et la relative simplicité des temps verbaux, du moins de nos jours. Au XIXe siècle, le plus-que-parfait et, surtout, le passé simple étaient encore monnaie courante dans les textes littéraires.

    Somme toute, le hongrois est une langue très musicale (la proportion des consonnes et des voyelles est presque semblable à celle qu’on observe en italien). L’alternance des syllabes brèves et longues permet en outre l’adaptation de la métrique gréco-latine : aussi les poètes hongrois s’en sont-ils abondamment servis dans leurs propres textes comme en traduisant Homère ou Virgile.

    La persistance, depuis plus de mille ans, de cette langue rare isolée en un milieu slave et germanique mais assurant un très fort sentiment d’identité est déjà en soi d’un grand intérêt. Rebelle à toute tentative d’assimilation, elle a attiré, par contre, de nombreux allophones au cours de l’histoire. Rappelons que le plus grand poète de langue hongroise, Petõfi (originairement Petrovics) est issu d’une famille slovaque.

     

     

     

     

  • La terre, le ciel et l’amer avec Anne Hébert et poèmes

    Seul, le soleil se souligne à l’horizon. Il est nu, et tout pâli. Seul je suis et dans la multitude je demeure. Un jour, ma solitude s’ajoutera à celle de la Terre. La multitude me quittera pour une autre joute dans les ténèbres. Mes mots têtés, obstinés, témoigneront alors de mon silence. Je l’ai dit mille fois à ma mère ; elle ne me croit pas. Elle a toujours foi en la vertu sociale et familiale de ses tartes au sucre. Un jour, je m’établirai dans ma solitude, loin des agenouillages . . .

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  • Jean Désy : L’aventure, dans le monde et en soi-même (entrevue)

    Jean Désy : L’aventure, dans le monde et en soi-même (entrevue)

    La parution, en 1986, de L’aventure d’un médecin sur la Côte-Nord (récit de voyage) annonce, pour Jean Désy, le départ de l’Aventure de l’écriture ! Depuis, d’autres récits de voyage, des nouvelles, des romans, des essais, de la poésie , bref une vingtaine d’ouvrages, individuels ou collectifs, ou des articles parus dans des revues spécialisées démontrent que l’Aventure se poursuit.

    Jean Désy a décroché un DEC en sciences pures (1973), un doctorat en médecine (1978), un doctorat en litt . . .

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  • Marcel Dugas : Poète retrouvé

    Marcel Dugas : Poète retrouvé

    Dès le premier de ses huit recueils, Psyché au cinéma (1916), Marcel Dugas a pratiqué un genre peu fréquenté à l’époque, au Québec : le poème en prose.
    Ce livre, qui n’avait jamais été réédité, nous est tout à coup offert, 82 ans plus tard, par pas moins de 3 maisons d’édition, à quelques mois d’intervalle seulement. Cet inédit et surprenant concours de circonstances devrait permettre de réactiver la connaissance du romantico-symboliste poète-essayiste que fut Marcel Dugas.

    La plus importante de ces trois . . .

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  • Vies littéraires

    Même s’il est de bon ton de clamer l’aveuglement de Durham, selon lequel les Canadiens seraient « un peuple sans histoire et sans littérature », plusieurs conservent en leur for intérieur la conviction que pour le XIXe siècle il n’avait pas tout à fait tort.

    Les travaux menés par deux équipes de recherche, respectivement aux universités de Sherbrooke et Laval, font mentir ce célèbre verdict. Il s’agit du premier volume de l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe si . . .

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  • Sur les ruines de la dévotion, regards sur la poésie du Québec et d’ailleurs

    Peut-être l’ultime façon d’associer le besoin du sacré et le désir de liberté, la poésie persiste en nous comme un registre désuet, dont l’absence d’objet n’a d’égal que le désir de présence qui la fonde. Par le biais d’une poignée de recueils publiés depuis un an, voici une tentative de tisser quelques fils entre des regards offerts.

    À l’heure imprécise où les sectes se font de plus en plus nombreuses et agressives, entraînant souvent leurs fidèles dans une autodestruction . . .

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  • Daniel Poliquin, l’invention de soi (entrevue)

    Daniel Poliquin, l’invention de soi (entrevue)

    Depuis Visions de Jude, on parle de plus en plus de Daniel Poliquin. L’écureuil noir, paru en 1994, rafle les honneurs ; dernier titre reçu, sauf erreur, le Prix littéraire du journal Le Droit, d’Ottawa, en mars dernier.

    L’ensemble de l’œuvre, depuis Temps pascal (1982), trouve son unité dans le désir des personnages (principaux et secondaires) d’effacer le passé et de refaire leur vie, désir qui est contaminé par un fort sentiment de culpabilité et une relation problématique à l’Histoire et au père. C . . .

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  • Renaud Longchamps : La poésie, la matière (entrevue)

    Renaud Longchamps : La poésie, la matière (entrevue)

    L’écrivain et poète Renaud Longchamps a reçu en 1992 le Grand Prix de poésie de la fondation Les Forges pour son recueil Décimations : la fin des mammifères. Cette distinction suivait de quelques années celle du Prix Émile-Nelligan, obtenu en 1989 pour un autre recueil, Légendes/Sommation sur l’histoire.

    On pourrait jouer du rapprochement littéraire pour situer la démarche du poète. Si l’on considère l’ensemble de son œuvre, force est de reconnaître qu’elle n’est pas sans . . .

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  • La voix du cèdre : L’essai et le cas particulier de la presse libanaise

    L’usage du français au Liban a franchi largement les frontières de la littérature proprement dite. Par goût sans doute, par nécessité politique aussi, de nombreux Libanais se sont illustrés comme essayistes. La presse a connu au Liban un essor considérable. La dissidence a beaucoup gagné à cette contribution résolue des élites.

    Après la publication de son recueil La maison des champs1, Michel Chiha (1891-1954) abandonne la poésie pour se consacrer à son quotidien, Le Jour, dont il est le . . .

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  • Le Liban multilingue*

    Arabe-français ou arabe-anglais : le bilinguisme est « extrême » au Liban puisque les deux langues utilisées sont totalement différentes, l’une étant indo-européenne et l’autre sémitique. Doués pour les langues, les Libanais sont d’ailleurs très souvent trilingues.

    Si l’on considère l’histoire du Liban, on remarque que le multilinguisme n’est pas chose récente, qu’il remonte même aux origines linguistiques connues. La période phénicienne se caractérise déjà par une ouverture aux autres langues de la région, suivie . . .

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  • De la poésie au roman

    De la poésie au roman

    Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour que de timides tentatives suivent la Nahda, cette fameuse renaissance culturelle des lettres arabes initiée par les chrétiens. Rompant avec une tradition arabe riche en contes et en poèmes, les écrivains expérimentent un genre littéraire d’origine étrangère, le roman. Si la langue est française, l’inspiration, elle, est assurément orientale.

    Évelyne Bustros, qui s’est beaucoup investie dans la vie culturelle de son pays, publie en 1926 un roman, La main d’Allah. « Une légende pr . . .

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  • La villégiature des mots*

    La villégiature des mots*

    La poésie est le seul genre littéraire authentiquement arabe. Elle fut naturellement un vecteur original d’expression de la culture libanaise et régna sans partage sur toute sa production littéraire pendant des décennies.
    La plupart, sinon tous les romanciers, dramaturges et essayistes libanais furent « avant toute chose » des poètes.

    Des précurseurs…

    Les gens de lettres libanais qui s’installent à Paris pour échapper aux persécutions ottomanes et défendre la cause libanaise, s’assurent du même coup une plus large audience. « Cette littérature appelle d’emblée . . .

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  • Le Liban, terre d’échanges

    Le Liban, terre d’échanges

    L’histoire du Liban est intimement liée à celle de la « Montagne » qui occupe la plus grande partie de son territoire (plus de la moitié du pays est à une altitude supérieure à mille mètres) et s’étend en une longue chaîne du nord au sud. Dominée par le Mont-Liban, elle est longtemps restée un refuge pour des chrétiens ou des musulmans, persécutés ou dissidents.
    Christianisé très tôt, islamisé peu après l’Hégire, le Liban recueille toutes les influences. Sans opérer un trop long retour dans l’histoire complexe de ce pays, rappelons qu’il fut placé sous le joug ottoman dès le XVIe siècle.

    L’histoire du Liban est intimement liée à celle de la « Montagne » qui occupe la plus grande partie de son territoire (plus de la moitié du pays est à une altitude supérieure à mille mètres) et s’étend en une longue chaîne du nord au sud. Dominée par le Mont-Liban, elle est longtemps restée un refuge pour des chrétiens ou des musulmans, persécutés ou dissidents. Christianisé très tôt, islamisé peu après l’Hégire, le Liban recueille toutes les influences. Sans opérer un trop long retour dans l’histoire complexe de ce pays, rappelons qu’il fut placé sous le joug ottoman dès le XVIe siècle.

    En 1841, suite à des affrontements entre maronites et druzes, la Montagne s’embrase. Un prétexte que saisit aussitôt Constantinople pour destituer le dernier émir et diviser arbitrairement le pays en deux caïmacamats (districts) indépendants : celui du Nord, majoritairement chrétien, et celui du Sud, à majorité druze. Cette scission, qui ne tient aucun compte de la composition mixte des régions libanaises, pèsera longtemps dans l’histoire du Liban. Pour mettre fin aux massacres et éviter toute contagion, les puissances européennes interviennent. Un corps expéditionnaire français débarque à Beyrouth en 1860, accueilli par des chrétiens libanais reconnaissants : « La France était devenue pour quelques-uns une sorte de super-patrie. La super-patrie, comme la super-nature, on ne la sent pas, on ne la connaît pas. On y croit tout simplement. […] Le vocable académique ‘francophile’ est impuissant à le traduire. Il me semble que j’étais amoureux d’une femme1 ».

    Nouveau statut politique

    Le Liban est doté d’un nouveau statut : un moutassarafiat (préfecture) est mis en place, dont la responsabilité est confiée à un gouverneur non libanais, proposé par la Sublime Porte. Opposés à l’assimilation souhaitée par le tout nouveau régime turc, musulmans et chrétiens s’allient au Liban dans une ébauche d’union nationale. Durant la Première Guerre mondiale, la Turquie, alliée de l’Allemagne, confisque son autonomie au Liban qu’une vague de terreur saigne à nouveau. Les troupes françaises, britanniques et arabes chérifiennes chassent définitivement l’occupant. Liban et Syrie sont mis aussitôt sous mandat français et acceptent de bon gré ce régime qui s’emploie à moderniser la région et à renforcer l’enseignement privé et officiel. « À partir de ce moment, la littérature française s’installe sur le sol national libanais où il devient de bon ton d’écrire et de cultiver la langue française2. » En 1920, le général français Gouraud, haut-commissaire, proclame la constitution du Grand-Liban, auquel sont en outre rendus ses débouchés maritimes, la Békaa et le Akkar. Le Liban, dont les frontières ne changeront plus, devient « République libanaise » et se dote d’une Constitution le 26 mai 1926. Mais les nationalistes arabes, qui prônent la création d’une « Grande Syrie » englobant le Liban, la Syrie, la Palestine et la Transjordanie, n’adhèrent pas volontiers à cette formation.

    L’indépendance

    Le Liban accède finalement à son indépendance en 1943, désormais libre de toute tutelle. La mosaïque religieuse est telle qu’un régime original, le confessionnalisme, est institué. « À titre transitoire et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition des ministères. » La tradition, et non un texte écrit de la Constitution, a en effet établi que le Président de la république serait maronite, le Président du Conseil, sunnite et le Président de la Chambre, chiite, tandis que les mandats parlementaires et les portefeuilles ministériels seraient répartis entres les différentes communautés. Avec la conclusion du Pacte national, en octobre 1947, les maronites renoncent à se placer sous protection occidentale et les sunnites, à tout projet d’intégration au sein d’une union arabe. En théorie du moins. Démocratie parlementaire, le Liban est souvent dominé par des partis politiques « clientélistes ». Les rivalités opposent, au gré des alliances claniques, une poignée de grandes familles libanaises, toutes-puissantes territorialement. La prospérité économique qui suit l’indépendance amplifie régulièrement les disparités sociales cependant que la croissance démographique de la population musulmane, sans que soit révisée la Constitution, compromet le précaire équilibre communautaire.

    Suez et autres crises…

    La crise de Suez commence d’exciter les frustrations. À la suite d’une insurrection musulmane dirigée contre le président Chamoun, 15 000 marines américains débarquent en 1958 au Liban. Après le renversement de la monarchie irakienne par les baasistes, ce petit pays est désormais considéré comme un enjeu géopolitique majeur par les grandes puissances occidentales. La guerre israélo-arabe des Six jours, à laquelle le Liban ne participe pas, et qui se conclut par l’occupation par Israël de la Cisjordanie, de Jérusalem-Est et de la bande de Gaza, accule les Palestiniens à se réfugier sur son territoire. Suite à la répression jordanienne de septembre 1970 (« Septembre noir »), ce sont près de 500 000 Palestiniens qui affluent au Liban. Par les accords du Caire, le gouvernement libanais accorde une légitimité aux fedayins (combattants) de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Les affrontements entre Palestiniens et armée israélienne vont bientôt sceller le sort du Liban où deux « camps » se font face : d’un côté les arabistes, partisans des Palestiniens ; de l’autre, tous ceux qui souhaitent leur éviction. Des mouvements intellectuels de gauche encouragent la résistance palestinienne et la laïcisation du régime par la suppression du confessionnalisme constitutionnel, devenu pour beaucoup léonin.

    Quand la guerre du Kippour (1973) secoue de nouveau la région, le Liban soutient cette fois l’Égypte et la Syrie. Mouvements palestiniens, chiites et druzes s’allient pour contrer la prépotence politique et économique des chrétiens et des sunnites. Depuis longtemps larvé, le conflit qui allait durer quinze ans se généralise en 1975, suite à des affrontements entre phalangistes (chrétiens) et membres de l’OLP. Les milices se liguent ou s’opposent. La confusion s’installe Elle sera d’autant plus tragique que les acteurs du conflit ne sont pas à une contradiction près. Georges Corm3 a très clairement analysé les enchaînements de violence dans ce « Proche-Orient éclaté ».

    Les milices libanaises, nombreuses, s’impliquent toutes dans la guerre que l’on qualifie de civile malgré l’intervention d’autres États. En 1976, la Syrie intervient contre les forces islamo-palestiniennes avec lesquelles elle venait de rompre, pour faire de nouveau volte-face quelques mois plus tard En mars 1978, c’est Israël qui envahit le sud du Liban pour réduire les bases palestiniennes. La même année, le régime des Mollahs qui vient de renverser en Iran la dynastie Pahlavi entre à son tour dans le conflit en soutenant la milice chiite islamiste du Hezbollah et le mouvement du Djihad islamique. En 1982, l’opération « Paix en Galilée » mènera Tsahal (armée israélienne) aux portes de Beyrouth. Le séisme provoqué par l’assassinat du président Béchir Gemayel, élu quatre mois plus tôt, aura d’odieuses répliques, avec notamment l’un des massacres les plus épouvantables de la guerre : celui de centaines de civils palestiniens, réfugiés dans les camps de Sabra et de Chatila*, au cœur de la zone contrôlée par Israël.

    Lorsque le mandat présidentiel d’Amine Gemayel expire, en septembre 1988, aucun accord n’est trouvé pour la désignation de son successeur. Les chrétiens et les musulmans nomment leur gouvernement respectif. Le plus grand désordre politique règne à Beyrouth quand de violents affrontements, entre chrétiens cette fois, endeuillent de nouveau le pays. La Ligue arabe propose une charte de réconciliation dont sortiront les accords de Taëf. Un projet de réforme promet un rééquilibrage des pouvoirs en faveur des musulmans, et à terme, l’abolition du confessionnalisme. Le nouveau président maronite, Elias Hraoui, annonce l’avènement de la IIe République libanaise. La Syrie et le Liban signent un traité d’amitié et de coopération, attestant que la Syrie peut « rester » au Liban jusqu’à la mise en application de toutes les réformes constitutionnelles et jusqu’au retrait israélien du Liban Sud.

    Quinze années de guerre

    L’inventaire de quinze ans de guerre au Liban est consternant ; elle aurait fait au moins 150 000 victimes ; elle a aussi profondément divisé son peuple. Si la reconstruction économique du pays a été rapidement mise en œuvre, la convalescence politique se révèle nettement plus problématique. De facto, la Syrie contrôle la majeure partie du Liban. Aussi sont-ils nombreux ceux qui jugent illégitime le triumvirat composé depuis 1992 par Elias Hraoui à la présidence de la République, Rafic Hariri à la tête du gouvernement et Nabih Berri, chef du mouvement chiite Amal, à la présidence de l’Assemblée ; les chrétiens, notamment, ont largement boudé les dernières élections législatives. La Syrie au nord, Israël au sud, des groupes armés un peu partout : la République libanaise meurtrie bénéficie d’une intégrité toute relative. Chaque faction campe sur ses positions et si évolution favorable il y a, elle devra passer, on le sait, par la poursuite des négociations de paix entre l’État d’Israël, les Palestiniens et la Syrie.

    En avril 1998, Israël offrait ‘sous condition’ de respecter enfin la résolution 425 du Conseil de sécurité de l’ONU, c’est-à-dire de retirer son armée de la zone qu’il contrôle dans le sud du Liban. Offre immédiatement repoussée par les dirigeants libanais et syriens qui refusent de dissocier cette question de celle de la restitution du Golan annexé en 1981. Les négociations se poursuivent. Mais combien de temps faudra-t-il pour ravauder une mémoire qui divise, pour envisager des lendemains que l’on redoute et pour que le peuple libanais, si naturellement enjoué, amnistie cet enchaînement interminable de volte-face politiques, de serments et de perfidies, d’alliances de circonstances ?

    Aspects culturels…

    Jean-Pierre Péroncel-Hugoz4 montra fort bien qu’avant d’être un État, le Liban fut une idée. Sur cette terre « de lait et de miel », à la superficie si réduite, le brassage des populations avait en effet permis une coexistence culturelle qui fit longtemps l’admiration de ses voisins. Beyrouth était devenu « le rendez-vous de toutes les populations méditerranéennes. […] Riches négociants et portefaix, seigneurs et faquins, métis et courtiers, foule bariolée d’aventuriers, de forbans, épiciers, et marchands d’esclaves, qui s’entremettent entre l’Asie musulmane et l’Europe chrétienne, également prêts à trafiquer de leur accord et de leur discorde. […] Toute la fleur des civilisations rivales est poussée sur ce coin du rivage phénicien par des nécessités plus impérieuses que les divergences de race et de religion5. »

    Vivier des trois grandes religions monothéistes, le Liban a fourni ‘un temps’ l’exemple de leur rencontre pacifique, un terrain où se sont mêlés l’Orient et l’Occident, l’Islam et la Chrétienté, le legs de la tradition et les acquis de la modernité. « Accueillant comme ses rades, aventureux comme sa Méditerranée, sonore comme ses torrents, s’offrant comme ses sources, miroitant comme ses étoiles ; robuste, aimable comme ses collines, âpre et démuni comme ses terres escarpées, le Liban ‘fille de la géographie’ s’est lentement, habilement, façonné au gré de l’histoire6 ».

    Les écoles et universités étrangères avaient aidé à la propagation des langues autres que l’arabe (français et anglais essentiellement) et avaient fait du Liban un centre culturel de première importance au Moyen-Orient. Les missionnaires français, « exilés » par les lois laïques de la IIIe République, y avaient afflué. Américains, Anglais, Allemands, Italiens et Russes s’y étaient aussi pressés. L’Université Saint-Joseph, francophone, fondée en 1875 par les Jésuites, « fut d’abord une très petite maison. Puis la maison, avec l’esprit, a grandi. Et c’est finalement toute l’histoire de notre renaissance intellectuelle et nationale, que celle du développement de ce collège qui, en moins de cinquante ans, devait avoir comme dépendances trois facultés, leurs instituts, leurs laboratoires et leurs bibliothèques. C’est là que furent formés les quelques centaines d’hommes – de juristes, de savants, d’ingénieurs et de médecins – qui devaient, en trois générations, refaire du Liban un État et une Nation7 ».

    … et littéraires

    La littérature arabe avait été jusque-là prisonnière de certains principes de rhétorique très rigoureux. Dans Les porteurs de feu, le grand poète et essayiste musulman francophone Salah Stétié analyse les répercussions culturelles de l’intrusion de l’Occident dans la civilisation orientale, en les jugeant positives. Dans les années 1880, naît un mouvement culturel initié par les chrétiens, la Nahda (renaissance), qui entraîna un affranchissement total des contraintes formelles et thématiques de la quacida arabe classique (poème arabe préislamique). La « renaissance » est en réalité une révolution car la divulgation de la littérature occidentale change toutes les données ; elle permettra ultérieurement toutes les audaces. À l’origine, le danger encouru consistait en un mimétisme sclérosant et un problème majeur se posait : « quel que soit le domaine où il s’exerce, un contact des cultures est ce qui, de par sa nature, met directement en question la personnalité du sujet qui s’y trouve engagé : il est essentiellement un conflit de personnalité8 ».

    Mais la littérature libanaise francophone s’est progressivement épanouie. À une première période, qui se développa du XIXe siècle à 1920, et que l’on qualifie de « révolutionnaire », c’est-à-dire opposée à la domination ottomane et exaltant l’idée d’indépendance, répondit une deuxième génération dite « nationale » qui, de 1920 à 1945, chanta la patrie. La troisième ère, actuelle ou moderne, est celle de la maturité ; la littérature libanaise fait son entrée de plain-pied dans le patrimoine littéraire francophone. Elle est aussi, et encore, après le déclenchement de la guerre civile, une littérature de combat.

    Bien sûr, des questions émergent. Notamment celle du destin dual des gens de lettres libanais francophones qui, s’étant installés le plus souvent en France même, se trouvent dans une situation culturelle ambiguë. Mais l’ambiguïté n’est-elle pas précisément ce qui fait la force de cette production littéraire originale ? Le tourment majeur émane de cette forme d’acculturation, de cet exil intellectuel qui fait de l’écrivain un être déchiré entre une nécessité de partir et une poignante nostalgie d’authenticité orientale.

    Le Liban est-il cette terre où se conjuguent, selon les mots de Georges Schéhadé, « tous les avantages techniques de l’Occident et tout le moelleux de l’Orient » ? Depuis que le canon s’est tu, en 1990, le pays a retrouvé d’emblée sa position de foyer régional des arts et des lettres. Si rien n’est jamais sûr, au Liban peut-être davantage que partout ailleurs, osons gager qu’avec les ressources prodigieuses de l’âme libanaise, ce pays explosera toujours, culturellement bien sûr.

     


    *On peut lire, dans Nuit blanche (no 53, automne 1993), une entrevue de Laurent Laplante avec Chris Giannou, médecin canadien qui dirigeait l’hôpital du camp de Chatila. Chris Giannou a publié Vie et mort ai camp de Chatila, Le drame palestinien, Albin Michel, 1993.

    1. Farjallah Haïk, Liban, Hachette, Paris, 1958.
    2. Rachid Lahoue, La littérature libanaise de langue française, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1945.
    3. Georges Corm, Le Proche-Orient éclaté, Gallimard, Paris, 1999.
    4. Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, Une croix sur le Liban, Lieu commun, Paris, 1984.
    5. Henri Lammens, La SyriePrécis historique, Tome I, Imprimerie catholique, Beyrouth, 1921.
    6. Andrée Chédid, Liban, Seuil, Paris, 1970, p. 25.
    7. Georges Naccache, « Au service du Liban », L’Orient, 1950.
    8. Sélim Abou, Le bilinguisme arabe-français au LibanEssai d’anthropologie culturelle, PUF, Paris, 1962.

     

    LE LIBAN

    Géographie : 10 452 km2 (le plus petit pays du Proche-Orient, après Chypre).
    Bordé à l’ouest par la Méditerranée, au nord et à l’est par la Syrie, au sud par Israël.
    Population : environ quatre millions d’habitants. On estime que les Libanais établis à l’étranger sont aussi nombreux que ceux qui résident au Liban.
    Capitale : Beyrouth.
    Monnaie : Livre libanaise.
    Langue officielle : arabe. Langue seconde : français et/ou anglais.
    Histoire : sous mandat français 1920-1943 ;
    indépendant depuis 1943 ;
    en guerre civile de 1975 à 1990.
    Politique : république parlementaire unicamérale. Pays membre de la Ligue arabe.
    Religions : plus de la moitié de la population est musulmane. La diversité Scuménique du Liban au kilomètre carré est sans doute la plus importante du monde. S’y côtoient dix-sept communautés religieuses reconnues, chrétiennes (treize églises dont six catholiques, quatre orthodoxes, trois évangéliques), musulmanes chiites ou sunnites, druzes, et une très ancienne communauté juive. Chaque communauté chrétienne, chaque rite dit-on au Liban, possède sa façon de célébrer la messe, sa hiérarchie, ses monastères et ses écoles.

  • La littérature libanaise d’expression française

    La littérature libanaise d’expression française

    Le Liban, pays qui borde la Méditerranée, compte environ quatre millions d’habitants sur un territoire près de 160 fois plus petit que le Québec. Son histoire tourmentée le lie depuis longtemps à la France ; voilà qui explique pour une large part l’éclosion de plusieurs générations d’écrivains ayant fait le choix de s’exprimer en langue française.

    Le dossier que Nuit blanche leur consacre a pour but de familiariser les lecteurs francophones avec une littérature trop méconnue alors qu’elle recèle des œuvres dignes d’intérêt, sinon des chefs-d’œuvre. Tout un chacun connaît les noms d’Andrée Chédid, dont les œuvres émeuvent par leur intensité, et de Georges Schéhadé que la fantaisie de ses pièces classe parmi les maîtres de l’absurde, aux côtés de Ionesco ou de Beckett. D’autres, comme Amin Maalouf ou Vénus Khoury-Ghata, ont un lectorat fidèle. Moins connus du grand public, Faoud Gabriel Naffah, Salah Stétié et Nadia Tuéni méritent néanmoins de figurer dans l’empyrée des grands écrivains universels. Les articles qui suivent dressent un panorama de cette jeune littérature d’inspiration orientale et d’expression française. […]

     


    Ce dossier ne saurait être qualifié d’anthologie. Il ne prétend donc pas à l’exhaustivité. Par ailleurs, la situation qui a prévalu au Liban pendant quinze ans a entraîné une pénurie de documentation et explique certaines lacunes, notamment au plan bibliographique.

    (Illustration, 1920) : La France en Syrie, 14 juillet 1920. À Beyrouth, le général Gouraud accompagné du Général Goyget, passe devant les fusiliers marins