Seul, le soleil se souligne à l’horizon. Il est nu, et tout pâli. Seul je suis et dans la multitude je demeure. Un jour, ma solitude s’ajoutera à celle de la Terre. La multitude me quittera pour une autre joute dans les ténèbres. Mes mots têtés, obstinés, témoigneront alors de mon silence. Je l’ai dit mille fois à ma mère ; elle ne me croit pas. Elle a toujours foi en la vertu sociale et familiale de ses tartes au sucre. Un jour, je m’établirai dans ma solitude, loin des agenouillages et des framboises effoirées de Jean-Pierre Guay.
Je suis à la terrasse d’un café fatigué, au temps ancestral de Québec. Un secrétaire à la rédaction me remet une fois de plus un livre, un seul. Le secrétaire à la rédaction est cet agent discret qui n’avouera jamais que la plaquette de madame Hébert1 ne s’autodétruira pas dans les prochaines secondes. Il ne me souligne pas qu’elle tombera peut-être entre des mains gauches, des mains droites et maladroites, qu’elle tombera souvent entre les mains générales et particulières du critique condescendant ou du vague lecteur, races toujours armées pour encenser les éternels retours d’images d’Épinal des canoniques déesses de la poésie.
J’ouvre le livre. L’odeur de l’encre et du papier neuf n’évoque plus les anciens autodafés, ni les rares mots de l’enfance rêvée. À la terrasse du café, l’odeur de la plaquette chasse celle de la bière frelatée et des parfums faux des touristes en goguette. Déjà je suis ailleurs, loin du secrétaire à la rédaction aux verres fumés et à la bière approximative. Maintenant je vis avec le temps de madame Hébert. Je vis avec son âge grave et ses graves poèmes étalés à l’ombre de légères ombrelles au marché pudique de ses mots discrets. « Ses métaphores s’étalent mur à mur », me souffle le loustic à l’oreille. Je chasse l’importun et, de mon index, j’évacue mon cérumen. Puis, un à un, je recueille les froids cristaux d’anthracite tombés de la plaquette, à côté de l’enfance réifiée mais étroitement surveillée par une Mère Grand à la besace fort bien garnie.
J’écris sur un paquet de cigarettes : « Le crépuscule agonise dans mon verre vide ». Image facile, trop facile Je chiffonne l’emballage et le jette dans le cabaret d’un serveur éclectique. Cela s’annonce mal pour la plus récente poésie de madame Hébert. Sans plus attendre je quitte la terrasse du café sans tituber, sans risquer mon dernier huard sur le premier billard enfumé et mal famé : pas question cette fois-ci d’arnaquer Mademoiselle phtisique, Clara la Rouge et le pauvre Lieutenant anglais ! Car, voyez-vous, j’ai de la classe, quoi qu’on dise et médise sur la Grande-Allée et dans les officines de la librairie Pantoute. Depuis le premier déluge et la dernière émeute de la Place d’Youville, je sais que les mots neufs portent les poètes mieux que les tapis persans et le narguilé. Je sais que les mots neufs de l’humaine poésie me déportent toujours en cette Beauce du Mariage du Ciel et de l’Enfer.
De retour à Saint-Éphrem, avant-poste de Fort Apache, j’entre sans plus tarder en ma demeure. Ici comme ailleurs, les ennuis s’accumulent : les dollars fuient, les enfants aussi ; les amis perdent leur emploi, les amis perdent la vie ; les vandales saccagent mon divin parasol et mon jardin voltairien, après une crue subite, se dissout peu à peu dans le caniveau ; les femmes s’envolent, les femmes volent les cœurs puniques. Je soupire en attendant le pire, mais le téléphone sonne toujours quelques futures rencontres surréelles : je suis invité à banqueter avec Michel Chartrand, Jacques Parizeau, Paul Rose et mille éclopés du travail. En un claquement de langue pauvre, je suis revenu à la terre pourricière, celle de la nécessité nécessiteuse. Et retenu derechef à la poésie toute simple et toute menue de madame Hébert.
Lire d’abord le dernier
Dans ma chambre de bois, à la lucarne, je lis aussitôt le dernier poème. C’est un rituel chez moi, un rituel de l’urgence car je sais que chaque livre me sera un jour ou l’autre arraché de ma main gauche et jeté dans les autodafés silencieux de la droite québécoise, toujours poétiquement correcte. Après la lecture, la pause rituelle. J’attends. Mon corps, soudain, s’alourdit. La réalité ne se dissipe pas devant ma face ; la chimie du langage ne s’opère pas ; l’or et les cristaux longtemps lavés ne montrent plus et l’éclat et l’éclair. Bref, les métaphores de madame Hébert ne m’élèvent pas au niveau de la future figuration du langage, ni au-dessus de la contingence. Tout juste si elles ferment mon regard et le poussent dans le passé pléthorique de l’enfance. Dans la réalité générale et trop longtemps entendue.
Le réel n’est-il pas cette blessure purulente au flanc du poème ? N’est-ce pas cette vomissure que vous essuyez chaque matin au réveil, après le rêve, avant de vous claquemurer dans votre chambre de chair, loin de la boue ? N’est-ce pas ce chyme infect qui dissout les voix et les poèmes entre la bouche profiteuse et l’anus immense, pour la plus grande gloire du capital nomade sans pardon et sans rémission ? Le téléphone sonne de nouveau et me ramène rudement au passé du froid janvier.
(Une voix lointaine, froide et mécanique m’apprend le décès de ma sœur aînée, celle que j’aurais pu aimer. Depuis peu je la savais malade ; la voilà trépassée. Aux soins intensifs, avant les Fêtes, je lui avais soufflé à l’oreille que le corps se nourrit fort mal de toutes les petites peaux crevassées de la mémoire déclinante. Je saute dans mon grabord (minoune) et vais chercher ma mère et mes sœurs. Nous allons veiller le corps d’une autre, puisque le nôtre fonctionne encore à la température de la destruction de sa propre structure. Dans la chambre lambrissée de faux bois, je vois ma sœur sur son lit défait, nuque relevée, bouche ouverte, yeux mi-clos. Tout autour le froid, la désolation, le chaos au repos et toujours, la tristesse et l’esseulement. Je me penche sur son visage ; j’appelle au fond de la gorge ses derniers mots enchevêtrés, inachevés, au repos infini. « Si dérisoires encore hier en bouche chaude et vivante », me dis-je. De la nuit je n’ai point pleuré).
Se remettre à la découpe
À l’aube, dans ma chambre de bois, à la lucarne, je salue le soleil à nouveau. De retour à ma table de boucher, je surveille les premiers mouvements de la dernière poésie de madame Hébert. Hélas ! J’avoue tristement qu’ils sont rares et plutôt maigrelets. Çà et là, quelques métaphores fort bien tournées chantent à mes oreilles, lesquelles : « Parmi les trombes et les éclairs / En plein vol foudroyés et livrés ». « Les mots sont arrivés en nombre pressé » et « Sur le sable gris fruits de mer captifs ». Voilà pour la substantifique beauté de ces fugaces éclairs. Car le reste de ce recueil ressasse les ronrons lénifiants et les clichés ronflants de la talentueuse débutante, les vœux pieux de la petite marchande de fleurs fanées et les vieux tours éventés de la magicienne fatiguée. Citons, pour mémoire : « Soufflez-moi des paroles rondes / Comme des bulles de savon » ; « L’épouvante a des pattes de velours / Tapie aux quatre coins de la chambre » ; « Mon ombre s’impatiente derrière moi ». « Ce monde est rond comme une pomme mûre / De tous bords en sa rondeur parfaite / Baignée de soleil et de rire joyeux ». « Le temps / Dans le chas de l’aiguille / Passe si lentement ». « […] un soleil roux / Debout /Sur le fil du jour /S’égosille à tue-tête ». « L’ennui se tortille à mon poignet ». Que de banalités ! Et je m’endors. Et je bâille, la main gauche sur ma bouche pourrie.
Je vous éviterai donc l’étalage de ce remplissage métaphorique digne de la chute de phrases traditionnelles de quelque roman à quatre mains. Pis ! Ces charmantes facilités et ces consternants truismes s’abreuvent (oh ! pardon ) à l’idéalisme pompier de l’écolière stupéfaite devant l’impureté humaine en butte au clair monde « baigné de soleil et de rire joyeux ». Ici, « […] la joie des enfants […] claironne ». Là, « […] quelqu’un pleure / au carrefour de Berci ». Nous ne sommes pas loin de l’univers ducharmien où fricotent les petites filles fantasques, témoins oraculaires mais bien involontaires de la nature adulte à jamais galvaudée par les nécessités de la vie. Enfin, je vous ferai grâce des autres lieux communs et des innombrables formules archi-usées.
Nous lisons donc des poèmes surannés. S’il est vrai que le poète renouvelle le monde avec son langage, madame Hébert remodèle avec constance et fidélité sa vieille motte de glaise depuis plus de cinquante ans. Malheureusement, dans ses Poèmes pour la main gauche, elle a perdu sa dextérité. J’avoue qu’il fut un temps où sa poésie déplaçait les âmes françaises et les corps québécois. Il fut un temps où nous étions heureux et ivres de simplicité en compagnie de ses mots nus et fabuleux. Nous habitions alors des corps glorieux, sans âge et sans atmosphère, à la fois fringants et douloureux, aimants et dansants entre le ciel et la terre. À l’époque, nous reconnaissions dans le lointain le Léviathan capitaliste et le Golem néo-libéral. En compagnie de sa poésie, nous avions appris à les combattre ou, du moins, à les tenir à distance respectable de la pure perspective de l’innocence. Aujourd’hui, la peau est flasque, la poésie en plastique et l’enfance, tout à fait illusoire. Alors rendons hommage à la légèreté légendaire de ses métaphores, à la fluidité enivrante de son langage. Inclinons-nous, enfin, devant la gravité intolérable de ses thèmes, entre autres : le temps qui fuit, toujours ; la mort qui frappe, toujours ; l’enfance qui s’étiole, toujours ; le cœur qui tremble à jamais ; l’alcôve et ses jeux d’ombres québécoises. Et c’était très bien ainsi, tant pour l’oreille amusée que pour l’œil de porc frais.
(Quand je suis las du monde et de ma gueule de bois, je quitte la maison et je fais les cent pas, à la fois amer et furieux. Dehors, sur le toit perché, mon fils inique me fait la grimace et me jette des mottes de terre à la figure. Je gronde. Il m’invite alors à regarder le ciel. C’est la nuit. Là-haut, je le sais, l’apesanteur n’est pas un signe de liberté, mais le témoignage certain de la gravité universelle. Là-haut, l’arpenteur ne s’écrase jamais car il calcule bien son orbite. Tout gravite sans contrainte tandis que sur la terre, on s’agite dans la crainte. La dernière poésie de madame Hébert serait-elle suspendue en quelque empyrée de la mémoire passée ? Mon regard porte maintenant sur les reliefs défaits de mon jardin voltairien. Encore une fois, je suis ramené au sol et j’encaisse mal le temps qui fuit. Est-ce l’effet de l’âge mitoyen, du déjà grand âge des jeunes vieux ? L’usure, ou la fine et fragile fin de tous les mots denses et aériens ? Trop longtemps habités par la fugacité, maintenant désertés par la nature immédiate de la vie ? Est-ce l’effet d’une nuit morte à la fois noire et blanche, faite de pesanteur sans grâce ? Je sens sa poésie s’échapper. Non pas de la raison. Ni de l’émotion. Mais de la vie qui fuit avec les galaxies, effrayée et fascinée par le long et douloureux exercice de la mort, quand le corps las mais toujours rayonnant s’enfonce dans la terre et s’emplit peu à peu de petits os).
Dois-je le dire ? Cette plaquette m’a à peine émue. Suis-je à ce point cœur dur et cynique ? lecteur blasé et critique désabusé ? Le cœur à découvert de mes nombreuses nécessités concurrence-t-il le gros cœur béat de madame Hébert qui affiche toujours complet ? Comment saluer cette poésie qui n’est plus que l’ombre d’elle-même ? Tout au plus, elle me rappelle mes premiers poèmes à l’âme aimée, dans mes quatorze ans maganés, sans la gaucherie et les maladresses propres à la fougueuse jeunesse improvisée.
Madame Hébert traverse le siècle bien droite dans la prairie, telle une veilleuse des vents, des enfants, du soleil et de la lune. Et bien droite dans la pairie, elle resacralise paresseusement son propre langage. Bien sûr, après moult encensements bien involontaires et la timidité aidant, elle jouera encore longtemps avec son jeu de clés en se promenant dans la boucane de ses laudateurs. Mais les jeunes gens pressés par les nécessités passeront dorénavant devant ces dernières paroles sans attendre la levée de la fumée. Les jeunes gens pressés, sans emploi et désespérés passeront sans s’arrêter devant ses portes déverrouillées. À l’aube d’un autre siècle tonitruant, la petite musique de son jeu de clés usées fascine un instant, ennuie tout le temps.
1. Poèmes pour la main gauche, Anne Hébert, Boréal, Montréal, 1997, 61 p. ; 15,95 $