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Auteur/autrice : Neal
Béhémoth (Mein Kampf d’Adolf Hitler)
À la fenêtre, de lourds nuages s’accumulent. La froide lumière de l’hiver se dissout dans l’air moite. Je frissonne, je me cale dans la berçante, je retourne à la Bible de l’École biblique de Jérusalem, je retourne au livre de Job, où je lis dans la pénombre cette note microscopique : « Béhémoth : en hébreu, ce nom semble désigner ‘la bête’ ou ‘la brute’ par excellence ».
Il peut aussi venir de l’égyptien ‘pehemou’, le bœuf des eaux. Symbole de la force brutale que Dieu maîtrise mais que l’homme ne peut maîtriser ». Soudain, j’ai le souffle coupé ; l’air se lève ; mon cœur se soulève. À l’instant ivre de mots, je me dégrise sec. Puis, dans un éclair, un vieux proverbe arabe s’impose à la mémère noire de ma mémoire : « Celui qui veut tout comprendre finira par mourir de colère ». Alors, je claque le gros livre que je dépose sur le Mein Kampf1 d’Adolf Hitler. Maintenant, il pleut des cordes. Une fois de plus, les corps se délitent et ne comptent plus leurs plaies. Dans le stationnement du mouroir du pavillon Notre-Dame, la neige se contorsionne avant de disparaître. Dans la chambre pastel, je suis seul, je ne suis pas seul, je ne suis plus seul : j’ai tous les mots dans ma tête, tous les maux dans mon cœur. Bientôt, ils migreront dans mon ventre, où ils seront briques et mortier, où ils deviendront rempart contre le monde.
Aujourd’hui, ma mère n’est pas morte. Tout l’après-midi, à petites doses, je lui ai lu l’absolue poésie de Nelligan et de Grandbois. C’est un devoir. Un devoir dû aux vivants comme aux mourants. Même à ceux qui auraient pu changer la vie, qui n’ont rien changé parce que rien ne change ni ne changera jamais sur la terre des mammifères. Pendant la lecture, je l’ai vue s’animer : ses yeux papillotaient tandis que sa tête roulait lentement vers la bouche grave et sombre qui déclamait. Puis un sourire s’esquissa, aussitôt anéanti par le führer Alzheimer. Je l’ai vue aussi saisir la main d’une femme à son chevet, pour la serrer fermement. « Elle est chaude et douce et pleine de vie », dit Charlotte dans son beau regard clair. Ce n’est pas encore la fin. Ma mère née en 1914, l’année où Adolf Hitler rejoignit l’armée bavaroise, dans laquelle il vit presque tous ses camarades décimés dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Adolf Hitler blessé, gazé, décoré de la Croix de Fer, démobilisé, puis retourné à la misère.
Le crépuscule enveloppe l’asphalte dorénavant nu du pavillon Notre-Dame. Devant le clair sommeil agité de ma mère, je trouve le courage de terminer Mein Kampf, livre à première vue terrifiant, livre abominable, livre qu’il faut toujours garder près du Nouveau Testament, histoire de le neutraliser. Avant tout doctrinal, il a été taillé sur mesure pour le conditionnement de la masse inculte et fanatisée des S.A. Best-seller vendu à un million d’exemplaires, Hitler a toujours refusé de le publier en français. À la lecture, nous comprenons pourquoi. Il a fallu attendre 1934 pour enfin lire une édition pirate. Dans celle-ci, l’éditeur a scrupuleusement respecté l’œuvre originale, sans jamais « ajouter au texte une annotation ou un commentaire quelconques » . Maintenant, le vent siffle à la fenêtre. Je tends l’oreille et j’entends, derrière le vent, les lointains lycaons déchirer la mémoire vive de l’humanité.
La nausée…
À la lumière de l’histoire, il est facile de tailler en pièces cette prose souvent amphigourique, truffée d’invraisemblances et de lieux communs, de généralisations outrancières et de préjugés délirants alimentés aux rumeurs les plus folles, prose jamais appuyée sur des faits un tant soit peu objectifs. Il est sidérant de constater que presque tout le programme politique contenu dans ce livre a été réalisé, dans ses grandes lignes, de la prise du pouvoir de Hitler en 1933 jusqu’à sa mort en avril 1945. Comment dire comment traduire la folie dans sa forme paranoïaque la plus achevée, parce que totale, parce que globale ? Paranoïa que tout bon dictionnaire définit par un délire systématisé ou par des troubles caractériels (orgueil démesuré, méfiance, susceptibilité excessive, fausseté du jugement avec tendance aux interprétations) engendrant un délire et des réactions d’agressivité.
À la lecture, il est clair, voire évident, que cet homme était gravement atteint d’une maladie mentale. Ses obsessions innombrables et ses névroses transpirent à chaque page, et rares sont celles où Hitler ne tance pas le Juif qui s’immisce dans toutes les sphères de la société allemande pour la corrompre avant de l’empoisonner. Il l’accusait de tous les vices, que ce soit de la propagation de la syphilis et de la tuberculose jusqu’à la spéculation sur le mark allemand. À ses yeux, le Juif incarne le Mal absolu, source de tous les maux qui accablaient à l’époque l’Autriche et l’Allemagne. Qu’on en juge : « Le jeune Juif aux cheveux noirs épie, pendant des heures, le visage illuminé d’une joie satanique, la jeune fille inconsciente du danger qu’il souille de son sang et ravit ainsi au peuple dont elle sort. Par tous les moyens, il cherche à ruiner les bases sur lesquelles repose la race du peuple qu’il veut subjuguer » ; « Si les Juifs étaient seuls en ce monde, ils étoufferaient dans la crasse et l’ordure ou bien chercheraient dans des luttes sans merci à s’exploiter et à s’exterminer » ; « Un obus de 30 centimètres a toujours sifflé plus fort que mille vipères de journalistes juifs » . Pis ! Le sang allemand était depuis longtemps contaminé par le sang juif, contamination qui avait certainement contribué à la défaite de 14-18 et à la chute de l’empire.
Selon Hitler, la dégénérescence du peuple allemand a commencé lorsque ce dernier s’est coupé de la Nature, pour mieux s’abrutir par l’argent. Comme le grand capital est contrôlé par les Juifs Ainsi, Hitler projetait sur le Juif une énorme influence dans toutes les sphères de la vie allemande, influence que ce dernier n’avait pas, n’a jamais eue et n’aura jamais. Cette évidence saute aux yeux : si le Juif l’avait eue, Hitler aurait été trucidé dans la semaine suivant la parution de son Mein Kampf, dans un pays où, à l’époque, on comptait à la dizaine les assassinats politiques d’une fin de semaine.
Bien sûr, le Juif n’est pas seul à passer à la casserole. Les armes de la plus vile démagogie sont également utilisées, entre autres, pour vilipender les démocrates, la liberté de la presse, les homosexuels, les politiciens, les aristocrates, les communistes, les faibles, les lâches, les étrangers et presque tous les peuples de la Terre. Partout, les techniques de l’amalgame, du raccourci, du télescopage et de la généralisation outrancière sont au rendez-vous pour susciter la révolte, provoquer la violence, alimenter la haine.
Il serait oiseux ici de battre en brèche sa théorie farfelue de race élue, d’épuration raciale, de conquête, de domination et d’asservissement des races dites inférieures. Tout aussi vain de ridiculiser sa vision de la race supérieure dans tous les aspects de la vie, qu’ils soient politiques, culturels, sociaux, familiaux ou économiques. Pour ne pas dire inutile de vilipender son impitoyable politique de sélection raciale qui, de haut en bas de la pyramide sociale, doit s’appliquer sans exception.
Finalement, nous ne nous surprendrons pas de lire que, pour Hitler, la démocratie est un système politique pour les faibles, les paresseux et les lâches.
Et la mémoire
Comment comprendre comment rendre en quelques lignes l’atmosphère de l’époque ? Lors de la rédaction de Mein Kampf, le Ku Klux Klan américain comptait cinq millions d’adhérents et d’innombrables sympathisants. On y organisait périodiquement le lynchage d’un Noir*, presque toujours exécuté pour une peccadille. Le monstrueux spectacle était souvent suivi de sa crémation en public, car il fallait purifier la Terre de « la bête immonde ». Crématoire bien avant Auschwitz. Ces sinistres barbecues étaient prétextes à fête champêtre, où on se laissait photographier, avec femme et enfants, derrière le corps calciné du martyr, tout sourire Pepsodent, photo qu’on s’empressait d’envoyer à la parenté et aux amis sous forme de carte postale…
Comment parler de la race ? En Occident, les écoles « eugéniques » fleurissaient. Dans les salons, les Diafoirus discutaient gravement de la « dégénérescence » de l’espèce humaine, tandis que les Bouvard et Pécuchet contorsionnaient et la biologie et la génétique. Partout, on parlait de stériliser les races dites « inférieures » , dont les Indiens d’Amérique, « pour le bien de l’humanité » Les camps de concentration ? Eh bien, les Anglais avaient depuis plus de trente ans « expérimenté » et mis au point ce concept abject d’asservissement et d’avilissement des peuples sur le terrain impérialiste de la guerre des Boers. L’antisémitisme ? Il était généralisé en Occident, largement pratiqué, à des degrés divers, dans toutes les classes sociales et dans toutes les institutions. Quant au darwinisme social, très british, il justifiait depuis des décades le capitalisme sauvage le plus abject, où l’on stigmatisait les damnés de la terre et des usines parce que nés de toute éternité de « souches » dégénérées. L’Occident capitaliste s’appuyait alors sur une application sociale, politique et économique abusive de la loi sur la sélection naturelle de Darwin. Bref, le terreau dans lequel la rhétorique nazie fleurissait était déjà fort bien engraissé de funestes fumiers.
À mon humble avis, Hitler n’a rien inventé : dans la foulée de la crise économique de 1929, la table de dissection était mise, et l’école des cadavres ouverte au fol endoctrinement des masses dévoyées et au viol des consciences désemparées. Bref, Hitler a systématiquement et méthodiquement réalisé les pires fantasmes meurtriers qui traînaient depuis longtemps dans la mauvaise conscience de l’Occident.
Que conclure ?
Consternante est la médiocrité de la pensée hitlérienne. Nulle élévation dans ces pages largement indigestes, que de durs préjugés, que des généralisations hystériques, qu’une suite ininterrompue de divagations populistes échafaudées à partir de prémisses politiques, philosophiques, historiques tronquées et biaisées, qu’une recherche obsédante de pureté au sommet d’une montagne de cadavres.
Décevant est ce Mal qui n’a rien de séduisant. Parce qu’il est partout et nulle part. Parce qu’il est terne et ennuyeux, gris comme la pluie, sale comme la cendre. Criminel dans sa banalité. Il est partout dans la pensée en rase-mottes, dans la médiocrité transpirée à la suite des contorsions historiques et politiques d’un minable gérant d’estrade, dont la seule stratégie consiste à décimer par tous les moyens l’équipe adverse, puis les spectateurs, enfin sa propre équipe.
Soudain, je vois en Hitler un homme blessé, que les gaz des tranchées ont aveuglé de corps comme d’esprit. Un homme humilié qui a cherché, toute sa vie, à se venger. De qui ? De quoi ? De la société impure. Du monde impie. De l’univers décadent. Le pauvre hère de Munich était en quête de pureté, le délirant vagabond s’est alors forgé une volonté de fer, lui qui ne buvait pas d’alcool, ne fumait pas, et dont le régime alimentaire était strictement végétarien. Lui dont on dit qu’il avait des mSurs sexuelles sado-masochistes, sinon inverties. Lui qui a fait voter la première loi mondiale sur la protection des animaux**
« L’homme est immortel à sa juste place » disait Goethe. En ce sens, Hitler était partout dans le cœur putrescible, nulle part dans le corps agonique. Peut-on lui pardonner ? Un crime contre l’esprit est impardonnable. Peut-on pardonner à celui qui a écrit : « Le monde n’appartient qu’aux forts qui pratiquent des solutions totales » ?
Dégoûté, je referme le livre. Dehors, le temps s’épouille, les jours se fanent, le vent vagit. Partout, le frette succède au froid. Peu à peu, les cœurs craquellent et se fissurent. Maintenant, ma mère se tait, ma mère se meurt. Au-dessus de son lit, la croix n’est jamais consolatrice. Dans toute cette désolation, ne demeure que la grande voix d’un petit livre, de ce Hors frontières2 de Hugues Corriveau que j’ai retrouvé dans la poche de mon manteau, que je relis avidement entre deux prières familiales. Là, je découvre haut et clair le regard savamment posé sur un passé recomposé, c’est-à-dire l’impérieuse voix de la conscience qui se lit dans un souvenir toujours mensonger, c’est-à-dire la vibration infinie d’une confession imputrescible, d’une puissance tranquille à jamais magique. Bref, ce petit livre n’est pas un crime contre l’esprit.
Alors que ma mère se tait, alors que ma mère s’éteint, je découvre une fois de plus de nouveaux mots. Ce sont des mémoires souveraines, souterraines, jamais inquiètes de leurs silences ; et la famille grave qui assiste ma mère dans son dernier souffle n’en saura rien. Je découvre de nouveaux mots, et ils sont beaux. À cet instant, je suis réconcilié avec l’univers. Avec tous les univers. Avec ma mère.
*Près de quatre mille dûment répertoriés par les historiens américains.
**Les loustics sont priés de ne faire aucun rapprochement avec les mœurs actuelles de notre intelligentsia branchée1. Mon combat, traduction intégrale de Mein Kampf par J. Gaudefroy-Demombynes et A. Calmettes, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1934, 685 p.
2. Hugues Corriveau, Hors frontières, Leméac, Montréal, 2003, 158 p.
Christian Mistral ou l’écriture-minerai
Dans Vacuum1 et Origines2, Christian Mistral nous entraîne dans le labyrinthe de son écriture. Le lecteur y trouvera à coup sûr le Minotaure. Quant au fil d’Ariane, semble dire l’auteur, on verra en temps et lieu.
Ils ont été des milliers à lire son journal sur la Toile, ou blogue, jour après jour, du 31 mars au 31 décembre 2002. Au départ, l’idée est séduisante. Mais le syndrome Loft Story guette : le . . .
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Jean-Richard Bloch (1884-1947)
Jean-Richard Bloch (1884-1947) apparaît plus fréquemment, en raison de ses engagements (à gauche), dans les ouvrages d’histoire politique que dans les ouvrages d’histoire littéraire, dont il est pratiquement absent aujourd’hui (il est même confondu avec le personnage homonyme de Proust dans les notes d’une édition récente – Gallimard, 1999 – des Mémorables de Maurice Martin du Gard !).
Il compta néanmoins, à son époque, parmi les auteurs importants de pièces de théâtre, d’essais, de contes et de romans, au point d’être interrogé par Fr . . .
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Extraits*
Juan Montalvo (1832-1889)
DU JOURNALISME
Parmi les inventions des temps modernes, le journalisme est l’une de celles qui a le plus contribué à la civilisation et au progrès du genre humain. Les anciens ne connaissaient pas ce genre de correspondance, et les idées des écrivains n’illuminaient que par à coups le cerveau de leur (sic) semblables. La rapidité est la devise de ces temps : on se déplace, on communique par la poste ; on pense, on sent plus vite ; et, ce qui n’est pas très flatteur, on vit, on meurt vite. L’imprimerie et le journalisme sont à la pensée ce que les chemins de fer et la vapeur sont aux intérêts matériels : le philosophe, le poète avaient besoin jadis de tas de parchemin pour se libérer de ce monde intérieur de conceptions et d’affections qui, s’agitant en leur for intérieur comme un dieu emprisonné, les rendait inquiets, pleins de cette divine inquiétude qu’éprouve celui qui se noie avec un univers au-dedans de lui-même. « Deus est in nobis » , disait le Romain ; et afin que cette divinité se répande à travers le monde transformée en vers harmonieux, Ovide avait besoin d’une foule de scribes pour copier et multiplier l’une après l’autre ses œuvres immortelles. Jean de Gutenberg remédia à cet inconvénient en mettant des ailes à la pensée, car dans l’antiquité on avait coutume de marcher à pied et péniblement : maintenant on va à cheval, comme veut Lucien que progresse l’histoire ; maintenant on vole au milieu d’un tourbillon de fumée blanche, dans le mugissement et le fracas de la locomotive ; maintenant on se jette à la mer sans crainte, on brise les vagues et on défie les vents, et on mesure la terre en ligne droite […]
Œuvres choisies, tiré du Cosmopolite, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 47.Vivre, c’est combattre, mais mourir, c’est succomber ; et la vie est un feu follet, une exhalation rapide et mystérieuse, une rafale de chagrins : cela ne vaut donc pas la peine d’être si insolent et si pervers. Ne serait-il pas préférable que nous nous prenions amicalement par la main, nous libérant par de tendres soupirs, nous consolant avec des paroles fraternelles, nous protégeant par de doux mouvements, et que nous entrions dans l’éternité comme des ombres paisibles et non comme de farouches fantômes qui vont à la recherche de l’enfer ? Si nous ne vivons qu’un jour, sachons-le vivre, et sachons-le vraiment : ce savoir n’est pas la cruauté, la convoitise, la morgue écrasante, l’infamie ; tout cela n’est qu’ignorance […]
Œuvres choisies, tiré du Cosmopolite, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 233.Quels pleurs lamentables inondent tous les endroits de la nation ? Les hommes pleurent, les femmes pleurent ; les civils pleurent, les ecclésiastiques pleurent : il est parti… Ils ne pleurent pas parce qu’il s’en va, mais parce qu’il ne veut pas s’en aller ni mourir, l’animal : les couards pleurent, alors qu’ils devraient lever le bras en finir avec ce scélérat qui ne peut rien faire contre un peuple honorable et courageux. Sa puissance, viendrait-elle par hasard de sa vigueur ? La faiblesse des autres, la fermeté de l’homme vil qui au moindre symptôme de colère populaire fait appel aux étrangers, les appelant à son secours. Que deviendrait-il si la nation se soulevait ? Que deviendraient ses complices et ses sbires continuellement noyés dans des boissons soporifiques et avilissantes ? Peuple, peuple. l’honneur a fui de ta poitrine, la honte de ton visage. As-tu vu sur toi une bête nuisible plus grossière, plus méprisable que celle-ci, qui suce la mclle de tes os ? Et tu ne te redresses pas, et tu ne te surpasses pas, et tu ne rugis pas de colère, et tu ne secoues pas de ton corps l’avide vampire qui a bu tout ton sang ! Honneur, point d’honneur, considération des autres nations, biens de fortune, il t’a tout mangé, tout. Et tu continues de le supporter; et, squelette grinçant, tu lui sers de cheval, et il te monte, et il te tue. Peuple, peuple équatorien, si tu n’inspirais pas le mépris par ton attente vile, la tristesse de ceux qui t’entendent et te regardent serait profonde. Un tyran, passe encore : on peut le supporter quinze ans; mais un malfaiteur ? Mais un brigand si abject, un assassin si infâme ? … Peuple, peuple équatorien, pars à la reconquête de ton honneur, et meurs s’il le faut.
Œuvres choisies, tiré du Cosmopolite, Unesco/l’Harmatan, 1997, p. 268-269.
Ernesto Noboa y Caamaño (1891-1927)
5 a.m.
Des lève-tôt qui vont à la messe de l’aube
et des fêtards qui passent en bande pittoresque
par la rue éclairée de l’éclat rose et mauve
d’une lune montrant sa face picaresque.Entremêlés, défilent la piété et le vice,
châles multicolores et manteaux déchirés,
têtes d’asiles, de lupanars et d’hospices,
mines sinistres d’un sabbat endiablé.Pour ne pas manquer la messe, une vieille décharnée
court, et près d’une putain au sourire peinturluré,
croise un noceur plein de malice…Devant ce tableau, je rêve que je suis au musée,
lisant au bas du cadre et en lettres dorées :
don Francisco de Goya dessina ce « Caprice ».
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 9.
Henri Michaux (1899-1984)
HOSPITALITÉ
Il y a des saints qui se sont spécialisés dans le « donner ». Pour eux, la religion, c’était ça. Celui qui donne forme en lui, au fur et à mesure qu’il donne, une conception de plus en plus massive du bonheur.
Ce qu’on possède et qui nous est devenu neutre, gris, s’il est donné à quelque personne qui en a besoin, sa valeur nous est restituée par l’expression de bonheur aperçue chez autrui.
Or tout ce que vous possédez a une valeur de bonheur. Il suffit de trouver, le pauvre, l’enfant, l’être qui l’y trouve. Amasser des spectacles de bonheur. Devenir une usine à bonheur. Cette passion est si forte que plusieurs ont mendié pour pouvoir donner ensuite. Solution bien indirecte sans doute, mais les gens ont tellement besoin d’images qu’un homme heureux sans images extérieures de bonheur serait probablement par ce seul fait malheureux.
Ecuador, p. 186-187.
Jorge Carrera Andrade (1903-1978)
MICROGRAMMES
Colibri
Le colibri,
aiguille tournesol,
arrière-points de lumière rose
sur la tige tremblante
avec le fil de sucre
qu’il tire de la fleur.Huître
Huître aux deux couvercles :
ton coffret de calcaire
garde le manuscrit
d’un vaisseau englouti.Identité de l’escargot
Escargot :
petit ruban métrique
avec lequel Dieu mesure la campagne.Noix
Noix : sagesse compacte,
minuscule tortue végétale,
cerveau de lutin
figé pour l’éternité.Mécanographie
Crapaud noctambule : ta minuscule
machine à écrire
frappe sur la page blanche de la lune.Zoo
Flamant : griffonnage de craie dans la flaque.
Mobile fleur d’écume
sur sa tige nue.Hirondelle
Ancre de plumes
qui cherche la terre
par les mers du ciel.Définition de la mouette
Mouette : sourcil d’écume
de la vague du silence.
Mouchoir des naufrages.
Hiéroglyphe du ciel.Chiromancie
Sur les lignes d’une feuille
il déchiffre la bonne aventure,
le doigt lent de la chenille.Coquillage
Dans le sable, le coquillage
est la pierre tombale
d’une mouette défunte.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 57, 59-61.LES ARMES DE LA LUMIÈRE (extraits)
II
La lumière me voit : j’existe. La lumière
Regarde autour de moi jusqu’au moindre galet
Et les arbres affirment aussi leur présence
Par leurs feuilles soumises et toutes baignées
Dans le regard total venu des altitudes.
Les armes de la lumièreSur toute la hauteur de l’échelle qui monte
Du galet à l’écaille et des feuilles aux plumes,
Une étrange et craintive harmonie interroge
Et pose à l’univers d’innombrables questions
Que diffusent sans fin les échos perroquets.
Les armes de la lumièreEn ma demeure obscure
J’écoute à nouveau l’homme du fond du miroir,
Qui parle avec moi-même,
Qui m’interroge et me regarde face à face ;
Il répond par l’écho de mes propres paroles
Et me ressemble plus encore que moi-même.
Les armes de la lumière, texte original présenté par Jean Cassou et traduit par Fernand Verhensen, éditions Le cormier, 1953, non paginé.LA VIE PARFAITE
Lapin : frère timide, philosophe mon maître !
Ta vie m’a appris la leçon du silence.
Comme dans la solitude tu trouves ta mine d’or
peu t’importe l’éternelle marche de l’univers.Petit chercheur de la sagesse,
tu feuillettes comme un livre le chou humble et bon,
et observes les manœuvres des hirondelles
comme saint Siméon, de ta grotte obscure.Demande à ton bon Dieu un potager dans le ciel,
potager au paradis, plein de choux de cristal,
d’eau douce une cascade pour ton tendre museau
et sur ta tête un vol de colombes.Tu vis en odeur de sainteté parfaite.
Te ceindra le cordon du père saint Françoisle jour de ta mort. Avec tes longues oreilles
les âmes des enfants joueront dans le ciel.
Poètes d’aujourd’hui, p. 95.Je te regarde, bananier, comme un père.
Ta haute fabrique verte, alambic des tropiques,
tes frais conduits, sans trêve
distillent le temps, transmuent
les nuits en larges feuilles, les jours en bananes
ou lingots de soleil, doux cylindres
pétris de fleurs et de pluie
en leur housse dorée telle abeille
ou peau de jaguar, enveloppe embaumée.Le maïs me sourit et parle entre ses dents
un langage d’eau et de rosée,
le maïs pédagogue qui apprend
aux oiseaux à compter sur son boulier.
Poètes d’aujourd’hui, « Ci-gît l’écume », p. 135.
Alfredo Gangotena (1903-1971)
ORAGES SECRET
Solitude de lumières, solitudes d’haleines.
Ô larmes, vous me donnez des voix
De sa présence dans mon
terrain du dedansLe plus éloigné !
Ébahi par de tels désirs,
Tantôt près des évanouissements,
Tantôt dans la trame des pleurs,
Je passerai la nuit en proie
À la solitude,
à tâtons, avec l’âme lasse
Vingt et une nouvelles équatoriennes, p. 59.
Jorge Icaza (1906-1978)
LA FOSSE AUX INDIENS
[…] – Nucanhic huasipungo !
C’était leur cri. Ils en étaient fiers. Le bataillon des gamins, imitant les hommes, s’étaient armés de joncs de branches, de poignées d’orties pour frotter le cul des voleurs et criait lui aussi :
– Nucanhic huasipungo !
Sans savoir jusqu’où ce cri pouvait les mener.
Le premier groupe des révoltés se heurta à celui des hommes qui avançaient, sous la direction du Jacinto. Devinant le péril, ces derniers cherchèrent à fuir, mais il était trop tard ; déjà les cris les entouraient de toutes parts, les frappaient commes des balles et traçaient autour d’eux comme un cercle de flammes qui allaient se rétrécissant. […]
Traduit par Georges Pillement, Pierre Fanlac éditeur, p. 189.
Jorge Enrique Adoum (1926)
CARTES POSTALES DES TROPIQUES AVEC FEMMES
VI
Il viendra cette nuit, clandestin. Mais n’est-ce pas
une conspiration avec soi-même, cette préméditation
de chaque amant contre l’autre ? N’est-ce pas une conspiration,
à son âge, son âge à elle, entre draps et ombres ?
Je l’ai vue se regarder nue, et par endroits, ce qui est plus triste,
étudier soigneusement son corps zébré par le soleil derrière les persiennes,
se constater encore apte aux occupations nocturnes
si seulement elle pouvait effacer les marques des coups,
la trace des accouchements et autres erreurs
et faire qu’au toucher il ne sente pas sa tristesse
qui l’enlaidit comme une entaille qu’elle aurait au ventre.
Et après ? comme les autres fois ? la même
bourrasque d’un autre homme dans le même lit ?
les promesses d’un avenir qui, la dernière fois,
a duré juste le temps qu’elle se déshabille ?
le souvenir d’une caresse, couteau sous l’oreiller
pour faire le compte des années de solitude,
marques de prisonnier sur les murs ?
C’est dur de recommencer une conversation après avoir perdu la parole.
C’est dur de ressusciter dans le miroir et de s’admettre.
Dur de semer de nouveau les boutons de la blouse
pour reconnaître le chemin qui ramène du lit.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 265.
Filoteo Samaniego (1928)
LE CORPS DÉNUDÉ DE LA TERRE (extrait)
Où trouver le témoin,
l’homme qui vit son temps avec une joie
substantielle et claire ;
celui qui touche les eaux et voit ;
celui qui plante un arbre et voit ;
celui qui étreint un corps d’amour et voit l’amour ;
celui dont les yeux transpercent la distance
et le doute ?Où demeure l’ange, et où sont ses matins ?
Ange soumis en pleine vigueur de vol et d’horizon,
tu emportes une ombre lointaine dans tes yeux…
Toi qui crois que l’homme est triste
ou qu’il a perdu la voix ;
toi qui te tais face à l’écho et au hurlement,
viens écouter cet ardent témoignage :Chaque mer a un sens, un rythme, une distance ;
chaque mer garde ses aubes, sa brise et ses navires.Mais de cette mer, la nôtre,
essence même de la mer,
jaillirent, de ses entrailles abyssales,
des magmas de lave grise,
des plaies de soufre et d’effrayantes croûtes ;
mer avec une âme, qui gère des terres-îles, des êtres-terre,
des roches incessantes,
des corps sans mémoire endormis à l’ombre
des falaises :Voilà le résumé du paysage,
la forme du monde qui subsiste
enracinée dans le temps,
contact premier des espèces,
résidu des siècles dans la grande confusion.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 159-161.
Ileana Espinel (1933)
ESCARRES
Parce que maintenant tu es tout ce qui occupe mes jours
pour ta douleur je saigne à chaque heure.Moi qui dépérissais quand un enfant mourait
ou qu’une fleur se brisait sur sa tige
qui ai souffert au Viêt-nam et à Hiroshima
qui ai accumulé les dépouilles de tout ce que j’aimais
tant de fois malade ou insomniaque
luttant contre des fantômes intérieurs
peuplant de sonates et de versets
ma lente solitude irrémédiable
comment ne pas me saigner du dedans
face à ton image blessée qui t’apparente au Christ
femme immaculée
mère de mes années
aux lèvres desséchées
qui parfois sourient à mes larmes.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 181.
Violeta Luna (1943)
MON CŒUR ET TOI
Mon cœur porte depuis longtemps
la marque de ton joyeux éperon.
Et mon cœur, silencieusement,
se saigne sous ton éperon.Qui l’aurait dit !
que je portais en moi un tendre fruit
saignant sous le poids d’un éperon.Et d’après le dictionnaire, un éperon
est une longue tige acérée
servant à piquer les chevaux.Maintenant je comprends
pourquoi mon cœur s’est emballé.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 215.
Juan Andrade Heymann (1945)
ANNOTATIONS LIBRES
X
Oser penser,
c’est déjà une bonne chose ;
mais organiser sa pensée,
donner lucidité et netteté,
clarté et résolution,
nudité et promptitude
aux plus profonds raisonnements,
ça c’est magnifique !
Et voici l’heure
où les esprits
doivent se défaire de leurs pesants fardeaux,
doivent apprendre à vivre dans la fraîcheur du jour,
doivent apprendre à œuvrer en liberté,
pour tout appréhender,
pour capter, en une, en deux ou en mille envolées,
les pertes et les gains,
l’emmêlé et le démêlé,
le déchiffrable et le chiffré,
l’harmonie et le fracas,
le futur, le passé et le présent,
la continuelle variété du temps qui court.
Il faut tout percer à jour,
non pas de manière plaintive, mais fraternelle ;
non pas sous le coup de l’inspiration, mais avec persistance.
Penser, c’est déjà une bonne chose ;
mais penser deux fois, et (sic) bien,
c’est tout un événement !
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 233-235.IRONIE JUIVE
Il voulait que ses livres soient brûlés
(du moins son exécuteur testamentaire a dit
qu’il avait dit qu’il en soit ainsi),
et pourtant, ils sont tous édités.L’événement est paradoxal
et voici que soudainement
surgit un Franz Kafka inexistant,
ce qui peut être angoissant.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p. 235.
Ivan Oñate (1948)
MASCARADE
Au commencement,
nous croyons tous
jouer avec insouciance
cette farce joyeuse
à laquelle nous avons été conviés.Mais
quand on s’y attend le moins,
on ne peut s’arracher le déguisement,
le maquillage collé
à notre figure, parce qu’alors
nous resterions nus et sans visage.Le rôle
nous a remplacés.Mais
y en avait-il un autre ?RENDEZ-VOUS
En plus de mes cauchemars,
de mes peurs, de mes doutes,de mes conflits
obscurs et répétés,
je devais porter
un squelette de chaux inadapté
aux maladresses de mon corps.Mais Elle
m’a toujours grondé
d’arriver en retard au bonheur.
Poésie équatorienne du XXe siècle, p.247 et p. 249.
Gilda Holst (1952)
RÉUNION
Si je voulais être précise, il me faudrait remonter à la réunion des anciens camarades de classe de mon mari car c’est là que commencèrent les changements dont j’ai été l’objet. Cela faisait huit ans qu’ils ne s’étaient pas revus. La plupart d’entre eux exerçaient une profession, se devant donc de défendre leurs rôles respectifs tels que, avocats, ingénieurs, trafiquants de marihuana, commerçants, psychologues, médecins, écrivains, et de présenter leurs épouses ou amies respectives. Les présentations allaient bon train, on se remettait, les blagues de lycéen fusaient, les surnoms, les « tu te souviens… », « qu’est devenu un tel ? », « je te jure, vieux frère… ». Nous autres femmes fûmes reléguées dans un coin à nous dévisager d’un regard vide, rempli d’ennui, de toute évidence sans aucun sujet de conversation. Peu à peu on en arriva à « quelle jolie robe, où l’as-tu achetée ? », tandis que dans le secteur des hommes on avait déjà dépassé le stade des modèles de voiture acquis ou celui de leurs mérites respectifs, ainsi que celui des goals du dimanche pour en arriver à la façon la plus efficace de se taper les nénettes. Cependant ils en revenaient toujours au lycée, au curé pédé, à ce salaud de Rodriguez, à la chaussette arithmétique suspendue au tableau noir, aux fous rires.
Vingt et une nouvelles équatoriennes, p. 388.Aminta Buenaño (1958)
UN ÉCLAIR DANS L’OBSCURITÉ
Cette étrange métamorphose commença à ce moment-là dans le parc et j’étais déjà une autre lorsque des nuages de poussière, cyclone avec des grondements de séisme, interrompirent notre rendez-vous et furent sur le point de nous étouffer ; c’étaient tes amis de je ne sais quelle bande qui, armés de leurs motos et de leurs casques foncés, nous poursuivant de leurs rires et de leurs plaisanteries, vinrent t’enlever. Tu m’as abandonnée sans hésitation et sans te retourner, calculant à leur intention le geste juste qui effacerait les faiblesses de l’amour et je suis rentrée à la maison avec le pressentiment d’une catastrophe imminente, accablée par une étrange sensation de fatigue, comme si j’avais beaucoup couru et que je ne puisse plus respirer.
Vingt et une nouvelles équatoriennes, p. 398.Marcia Cevallos (1965)
LE MORIBOND À LA GUITARE
C’était cette baie qui, il y a dix ans, avait permis au père de Flo d’obtenir cette impression de flou, de pureté et d’irréalité qu’irradiaient ses photos. Mais avec le temps une épaisse couche de poussière avait recouvert le studio. Après la mort de la mère de Flo, son père ne l’avait plus utilisé et le seul souvenir qui restait de cette époque était un portrait suspendu au mur. Auréolée d’une brume légère, une femme y souriait, un bébé dans les bras.
Vingt et une nouvelles équatoriennes, p. 422.
*Tous les extraits du dossier Équateur proviennent des livres suivants :
Jorge Carrera Andrade, Les armes de la lumière, texte original présenté par Jean Cassou et traduit par Fernand Verhesen, Le cormier, 1953.
Jorge Enrique Adoum, Poésie équatorienne du XXe siècle, traduction de Nicole Rouan, Patino, 1992.
Juan Montalvo, Œuvres choisies, Unesco/l’Harmattan, 1997.
Vingt et une nouvelles équatoriennes, Libri Mundi Enrique Grosse-Luemern, 1996.
René L.-F. Durand, Jorge Carrera Andrade, Pierre Seghers, 1996.
Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1929 et 1968.Jorge Carrera Andrade : Éloge de l’Équateur
ÉLOGE DE L’ÉQUATEUR
Équateur, mon pays, émeraude du monde
enchâssée dans l’anneau équinoxial,
tu consacres l’alliance de l’homme et de la terre,
les noces telluriques avec la fiancée profonde
– seins volcaniques, corps de céréales –
que tous les jours vêt des atours du dimanche
le soleil laboureur, père des semences.
Je veux couvrir de baisers ton corps vert,
tes cheveux de forêt,
ton ventre de maïs et de canne à sucre
et reposer ma tempe sur ton sein de fleurs.
Tu m’as appris les sciences naturelles
de l’arbre généreux, de l’arbre guérisseur,
des oiseaux babillards, plus colorés que des fruits,
la nouvelle zoologie d’un monde fabuleux
et l’histoire d’un peuple
qui gémit jusque dans la danse
quand de sa fièvre vrillent le ciel
les feux d’artifice
qui s’abolissent en larmes bleues.Tu m’as appris à aimer l’univers,
à accepter mon destin d’habitant
planétaire, pasteur de vigognes fantômes
dans des villes étranges où personne
ne vole au secours d’une étoile blessée
qui se noie dans une mare.Équateur, tu m’as fait végétal, tellurique,
solidaire de tout ce qui vit,
humble comme un vase d’ombre fertile empli.
Je suis abrupt et désolé comme la Cordillère,
profond comme une grotte aux trésors incaïques.
Un lac sur un cratère est en moi assoupi.
Mon front est paysage pluvieux de haut-plateau,
mon coeur un cactus altéré
qui implore une aumône de rosée.Équateur, je reviens à toi paré comme un prévôt
pour danser sur ton sol toujours vert,
danse à en mourir
entendant battre
ton coeur ancien de piment et de terre séchée.
Je frappe de la main la harpe séculaire
éveillant la musique en son cercueil de poudre
et le vieux dieu de tonnerre.Donne-moi ta bienvenue de rosée,
ta grande étreinte verte
ô mère couronnée de glaces et de colibris !
Montre-moi le chemin de la mine perdue
qui garde les profonds métaux originels.
Donne-moi tes plantes magiques, tes baumes prodigieux,
et le talisman de pierre mémorable
où le soleil a gravé
ses signes protecteurs.
Alicia Yánez Cossio : Et j’ai pu l’aimer… (extrait)
EXTRAIT DU ROMAN Y AMARLE PUDE… D’ALICIA YÀNEZ COSSIO
La ville entière est prise de convulsions, comme à la veille des fêtes religieuses. Sur les places, dans les marchés, les salons et les couvents, on ne parle que du crime, tous condamnent le parricide. Le peuple se prépare à assister au châtiment que recevra l’Indien. Les habitants laissent leurs tâches quotidiennes de côté ; les religieuses, dès les premières heures du matin, accourent sur la place pour être aux meilleures loges lorsque l’assassin sera exécuté ; les familles sortent de leur maison en se pressant ; les hommes abandonnent leur oisiveté ; les étudiants ferment leurs livres ; les vieillards empoignent leur bâton ; les vagabonds demandent où a lieu le spectacle ; les Indiens s’approchent craintifs et se regroupent sur un côté de la place.
Ils vont exécuter l’Indien Tiburcio Lucero, accusé de l’infâme crime de parricide. Les curieux s’entassent sur la place San Francisco pour assister à l’exécution. Ils vont participer à la sanction imposée par les juges qui détiennent le pouvoir universel de fouiller dans les replis obscurs de la conscience d’autrui. Ils vont ainsi convertir une idée abstraite en quelque chose de concret, et faire en sorte que la loi des hommes envoie un des leur dans l’autre monde.
À dix heures du matin, Tiburcio Lucero apparaît au coin de la place, encadré par un groupe de gendarmes. Aussitôt, depuis bien au-delà des collines, s’élève une clameur contre un soleil radieux et indifférent. L’Indien est monté sur une mule rachitique. On lui a attaché les mains et il porte le san-benito jaune des suppliciés. Dès qu’il arrive au pied de l’échafaud – le visage cuivré figé par la peur, les cheveux dressés sur la tête, les yeux exorbités et la bouche ouverte –, cris, insultes et imprécations fusent de plus belle, comme si chacune des personnes présentes fût le parent du père assassiné.
Au cours de la nuit, les soldats et les sacristains ont élevé une haute estrade, au pied d’une immense et impitoyable croix. L’échafaud est situé derrière les murs du couvent des franciscains. La silhouette émaciée et ténébreuse du prieur du couvent, Fray Vicente Solano, rôde autour des cloîtres. Il n’est pas sur l’estrade, debout, brandissant un crucifix et pérorant, parce que ses sempiternelles indispositions stomacales l’empêchent de quitter la cellule malodorante. Mais son esprit est bel et bien là, au centre de l’échafaud, et ses torves paroles de condamnation résonnent aux oreilles de chacun. Les prédications frénétiques, les attaques virulentes, les interminables apostrophes qu’il a déversées contre l’assassin ont ébranlé la conscience des gens et terrorisé les anges qui écoutent sa voix efféminée, tandis que là-haut, au ciel, le doux François d’Assise sent ses joues s’empourprer en écoutant ces paroles et en voyant la dureté du cœur d’un de ses fils.
Au pied de l’échafaud se trouve une rangée de sièges recouverts de velours pourpre, à l’intention des dignitaires tonsurés, de leurs compagnons chaussés de bottes et portant sables et galons, et des propriétaires terriens qui souhaitent offrir un châtiment exemplaire à leurs employés. Derrière eux se sont installées les congrégations religieuses, les novices répétant fois après fois le rosaire et murmurant la prière des morts. Les nonnes ont emmené les collégiennes en grand uniforme, les mères sont venues avec leurs enfants, et derrière elles se bousculent les sœurs converses à la langue fourchue comme celle du diable, qui déclament inlassablement la prière du Souverain Juge.
L’Indien Tiburcio Lucero a cinq enfants et une femme qui surgit au milieu de la foule en se lamentant. Elle se présente devant les implacables représentants de l’autorité, tombe à genoux et joint les mains, sans même demander clémence, sachant que ce serait en vain. Elle ne sollicite aucune compassion, elle sait qu’il n’y en a point. Elle tente seulement de dire, entre des gémissements inaudibles, qu’au moins on lui fasse la charité de lui rendre le cadavre de son Indien, autour duquel elle voudra disposer quatre chandelles de suif avant de l’enterrer dans quelque trou sur son lopin de terre, pour qu’il ne reste pas sans sépulture et ne soit pas dévoré par les chiens.
Le son ralenti des cloches et le miserere un peu faux entonné par les congrégations religieuses troublent l’air de la place. Tous, bourreau en tête, rachètent le crime en assistant à la messe de l’agonie célébrée sur une autre estrade à côté de l’échafaud. Un curé marmonne des prières à l’oreille de l’Indien, les phrases alambiquées du confiteor lui résonne dans le cerveau sans qu’il n’en comprenne goutte. On n’a de cesse de lui déclamer des exorcismes, tandis que les murmures de la foule exacerbent les esprits.
L’Indien Tiburcio Lucero reste recroquevillé, immobilisé par la peur. Il pense à la douleur qu’il va sentir quand les balles vont lui transpercer la peau. Il cherche avec anxiété sa femme et ses cinq enfants, mais de là-haut il ne voit que tonsures, têtes enveloppées de mantilles et chapeaux.
Bientôt il ne voit plus rien. Le bourreau, choisi parmi les plus rustres prisonniers de la ville pour effectuer la besogne, vient de le recouvrir d’une toile noire. Tout est prêt. Les tambours redoublent d’ardeur. Puis le silence s’installe. Tiburcio Lucero est dans l’obscurité complète. Alors qu’il croit avoir déjà traversé le seuil des condamnés, il entend le curé, venu le confesser puis l’absoudre, lui dire que s’il se repentait il n’irait pas en enfer, mais qu’il ne pouvait lui donner sa parole qu’il irait au ciel.
Tiburcio Lucero est confus, il ne comprend pas pourquoi ils l’obligent à dire qu’il se repent, et il est vrai qu’il se repent, s’ils sont sur le point de le tuer. Il va mourir sans comprendre les manœuvres des Blancs. Il va mourir sans prendre congé de sa femme et de ses enfants.
Les tirs se font entendre. L’Indien, avec sa peur, ses questions sans réponse, tombe mort. La loi du talion a été consommée. La société, l’Église, les nobles, les tribunaux ont vengé le père de Lucero.
Dolorès brûle d’indignation et de tristesse. Elle aurait voulu que son fils puisse ne rien sentir de l’intensité du drame. Elle n’est pas allée place San Francisco, mais, le front collé à la fenêtre, elle a entendu le lent mouvement des cloches, les cris de la foule, le roulement des tambours et les coups de feu. Elle a vu la scène comme un cauchemar. Elle s’est mise dans la peau de Lucero pour sentir comment la main du Tout Puissant caressait et recevait cette âme effrayée. Elle s’est mise dans les jupes de l’Indienne pour sentir la sueur et la palpitation de ses artères tendues tout le long de son corps. Elle est entrée dans les yeux des cinq enfants, et ne peut effacer de ses rétines l’image du père effondré, la chemise ensanglantée.
Tout ce qu’elle arrive à faire pour ne pas sentir qu’elle participe à cet acte, pour atténuer la honte de constituer une partie, fût-elle minime, de la race humaine, et pour adoucir la tension qui l’envahit, c’est de s’asseoir sur sa chaise, de chercher la plume d’oie qui sert si rarement, le bout de papier qui surgit presque par miracle, l’encrier sec auquel elle ajoute une goutte d’eau qui ressemble plutôt à une larme, pour se mettre lentement à écrire. […]
Jorge Carrera Andrade (1903-1978)
Plus qu’un message qu’il n’eut jamais l’intention d’adresser, Jorge Carrera Andrade a signifié, tout au long de son œuvre, une manière d’orienter gestes et paroles vers l’homme, pour l’homme, vers les choses de ce monde et également pour elles, dans une attitude de généreuse et constante découverte.
Si Jorge Carrera Andrade enregistre et fait l’inventaire de ce que capte son regard, ce n’est pas pour connaître, mais pour reconnaître, pour dire sa reconnaissance, peut-être aussi pour s’y reconna . . .
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Littérature équatorienne : Le début du XXIe siècle
Malgré ce qu’en pense un professeur de philosophie latino-américaine qui affirmait récemment à Paris que les littératures nationales n’existaient pas. Il n’y aurait pas de littérature française, ni tchèque, ni espagnole ; il y aurait uniquement de la bonne et de la mauvaise littérature.
La littérature est universelle, un point c’est tout, conclut l’intellectuel, catégorique.Le professeur peut avoir raison, mais à l’heure d’étudier les œuvres littéraires dans le monde, on se frotte au fait incontestable que celles-ci . . .
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Les années fastes : de 1920 à 1960
De 1920 à 1960, la production littéraire équatorienne a connu un brillant essor ; deux genres se sont particulièrement développés : la poésie lyrique et le récit.
La poésie lyrique qui, en Équateur, a suivi la période moderniste a été profondément influencée par un fait historique : le développement et la consolidation du libéralisme (1905) ainsi que par un fait littéraire : la révolution moderniste et nationale (1910-1922).Entre autres conséquences et dans un ample secteur de la classe intellectuelle équatorienne, le libéralisme a . . .
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République de l’Équateur
« Traverser l’Équateur, c’est un peu comme entreprendre un voyage qui commencerait sur la ligne de l’Équateur pour s’achever quasiment au Pôle sud. »
Baron Friedrich Von Humboldt
Géographie
Situé en bordure du Pacifique, avec, à l’ouest une frontière maritime avec le Costa Rica, limité au nord par la Colombie, au sud par le Pérou, l’Équateur compte parmi les plus « petites » républiques d’Amérique du Sud avec l’Uruguay et le Paraguay. La république de l’Équateur s’étend sur 800 km le long de la côte du Pacifique et couvre 1 351 980 km2. Deux chaînes andines traversent du nord au sud le pays, qui se trouve ainsi divisé en quatre zones nettement différenciées. La plaine côtière, où vit 49,2 % de la population, s’élargit jusqu’à 150 km. Son climat est tropical au nord et très sec au sud. La sierra ou région andine, est formée par deux massifs entre lesquels s’étend une dépression située à 2 800 m d’altitude. Là se trouve Quito, la capitale, où vit 45,8 % de la population ; le climat y est tempéré.
Les sommets des deux cordillères sont jalonnés par les cônes de cinquante et un volcans dont plusieurs sont encore en activité, notamment le Cotopaxi (5 897 m) , le Pichincha (4 777 m) , qui domine Quito, et surtout le Chimborazo (6 310 m) . La plaine amazonienne, au climat chaud et humide, couverte de forêts tropicales, s’étend au-delà des Andes et abrite 4 % de la population. L’archipel des Galápagos (7 844 km2) , situé à 500 milles à l’ouest des côtes, fait également partie du territoire équatorien. Le grand centre économique de l’Équateur n’est pas la capitale mais Guayaquil qui est aussi le plus grand port du pays.
Histoire
Les premiers vestiges attestant la présence de l’homme dans la région de l’Équateur se remontent à quelque il y a environ 10,000 ans avant J-C et ce pays a conquis une place d’intérêt mondial dans les sciences américanistes par le fait surprenant qu’on y a créé la première céramique des Amériques (env. 3500 av. J-C). Les civilisations qui s’y sont développées par la suite ont laissées des vestiges matériels impressionnants et, avant l’invasion des Incas (1500-1553 ap J-C), on retrace une première intégration culturelle et politique connue sous le nom de Royaume de Quito (1000-1500 après J-C). Le territoire de l’actuelle république de l’Équateur faisait partie de l’ Empire inca jusqu’à sa conquête par Pizarro en 1532. L’Équateur proclama son indépendance le 10 août 1809, à la suite d’un mouvement révolutionnaire, mais ne la recouvra réellement et totalement que le 24 mai 1822, après que le général Sucre eut vaincu les Espagnols. D’abord intégrée dans la Fédération de la Grande Colombie fondée par Bolívar, l’ancienne « présidence » de Quito, suivant l’exemple du Venezuela, fit sécession et se proclama « république libre et indépendante » le 13 mai 1830.
Activités économiques
L’économie de l’Équateur est essentiellement fondée sur la production et l’exploitation de matières premières (premier producteur et exportateur mondial de bananes, septième producteur mondial de soja, premier producteur mondial de cacao fin, premier producteur de thon sur le continent, grand producteur de fleurs, etc). Le commerce extérieur équatorien repose sur l’exportation de produits primaires tels que le pétrole, les bananes, les crevettes, les fleurs coupées, et de produits agricoles comme les fruits, le café et le cacao. Une quantité modeste de produits industrialisés est exportée vers les États-Unis et la Communauté Andine. Les États-Unis sont le principal partenaire commercial de l’Équateur ; ils absorbent le tiers des ses exportations et représentent le quart de ses importations. En 2000, les exportations équatoriennes ont atteint la somme de 4 864 millions de dollars, soit une hausse de 8,3% par rapport à 1999. Le facteur ayant le plus contribué à la hausse des exportations est la vente des produits non traditionnels, qui a augmenté de près de 21,2%. En revanche, les produits traditionnels n’ont connu qu’une croissance de 3,7%. Dans les années 90, le pétrole, dont la production s’est accrue régulièrement dans les années 70, est la principale source d’énergie de l’Équateur avec le gaz et l’eau. Le secteur privé canadien a déjà investi près de 3 milliards de $US si on y englobe les secteurs miniers, celui des télécommunications et le nouvel aéroport international de Quito.
Sources : Consulat Général de l’Équateur à Montréal : http://www.consecuador-quebec.org/indexfr.htm
Ambassade de l’Équateur en France :
http://www.ambassade-equateur.fr/ambassade.htm
Encyclopaedia universalis : les parcours du savoir. Version 7. Paris :
Encyclopaedia universalis, 2001.Des « aravicos* » aborigènes à la première génération du XXe siècle
Les lettres équatoriennes avant la conquête espagnole
Grâce au témoignage des premiers chroniqueurs des Indes occidentales et surtout grâce à celui de Garcilaso de la Vega Inca, confirmé ultérieurement par les historiens Juan de Velasco et González Suárez, on sait que les aborigènes du Royaume de Quito (ainsi se nommait la région qui forme aujourd’hui la République de l’Équateur), chantaient en l’honneur du dieu Pachacámac. Dans leurs hymnes guerriers, ils célébraient les exploits de leurs héros, Cacha ou Atahualpa, qu’ils . . .
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Regards sur la littérature équatorienne
« Si nous ne pouvons, si nous ne devons, être une puissance politique, économique, diplomatique et – encore moins ! – militaire, soyons une grande puissance culturelle, ce à quoi notre histoire autorise et nous encourage. »
Benjamìn CarriònLa langue française a été et demeure un vecteur fondamental de la diffusion de la littérature équatorienne. Citons en particulier le cas du poète Jorge Carrera Andrade dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance : quatorze de ses œuvres poétiques ou historiques ont été traduites en français.
Rappelons seulement ces quelques mots d’Alain Bosquet, (un grand ami également de la poésie québécoise1) à l’occasion de l’hommage que le Cercle Paul Valéry rendait au poète équatorien à la Sorbonne, en novembre 1952 : « Ce n’est pas en vain que je viens de prononcer les plus grands noms de la poésie de ce siècle. Jorge Carrera Andrade est l’un des deux ou trois poètes vivants qui appartiennent à cette même altitude2 ».
Soulignons qu’en 1951 Jorge Carrera Andrade avait publié l’excellente anthologie Poesía Francesa Contemporánea ; 55 poètes de langue française, y étaient traduits et présentés par lui. Pour ces nombreuses traductions et l’ensemble de son œuvre, il reçut le Prix littéraire de l’Île Saint-Louis ainsi que le Grand Prix international de la Société des poètes français. Et, heureuse coïncidence, en 2004, en Équateur, sera fêté le centenaire d’Alfredo Gangotena, cet écrivain équatorien qui a écrit la plus grande partie de sa poésie en français, une œuvre qui a suscitée l’admiration de Jean Cocteau. « Gangotena, vous avez du génie. C’est quelques fois dommage – toujours merveilleux3 », et celle d’Henri Michaux, qui écrivit dans la présentation qu’il en fit dans Les Cahiers du Sud : « La plupart des écrivains, avant de les lire vous les connaissez déjà par cœur, vous en avez déjà plein les oreilles de tout ce qu’ils vont vous dire qui a déjà été dit et redit, […]. Un homme original est très rare. Un poète original, contrairement à ce qu’on pense, l’est beaucoup plus […]. Alfredo Gangotena est un des rares poètes que j’ai rencontrés qui ne me soit pas apparu comme un être moyen et bâti comme tout le monde4 ».
Disons donc que la littérature équatorienne publiée en français, au XXe siècle a été brillante aussi bien par sa qualité que par sa diversité ; et l’avenir semble aussi très prometteur. À l’ aube du XXIe siècle espérons qu’une centaine d’auteurs équatoriens seront publiés en français et que nous verrons apparaître les premières traductions québécoises. Nous y travaillons et ce dossier sur la littérature équatorienne en est une première manifestation.
Avec le dossier sur les lettres équatoriennes, le magazine Nuit blanche poursuit la démarche entreprise en 1999 (no 76) avec la littérature brésilienne, puis la littérature costaricienne en 2001 (no 82) . Ce projet destiné à faire connaître les littératures latino-américaines s’enrichit maintenant de la littérature équatorienne avec ces cinq siècles d’écriture ( du XVIe au XXIe siècle). L’académicien Darío Lara, le professeur de littérature Enrique Ojeda, le diplomate Galo Galarza y ont collaboré5 , ainsi que le poète, et académicien, Fernand Verhesen, qui a autorisé pour la première fois qu’on reproduise un texte jusqu’ici inédit en français, sur la poésie de Jorge Carrera Andrade6. Afin de prolonger ces regards portés sur la littérature du pays qu’il représente, le Consulat Général de l’ Équateur à Montréal publie dans son site Internet une série de vignettes intitulée : « 70 écrivains équatoriens du XXe siècle traduits en français ». Ajoutons que, depuis 1999, le Consulat a fait don de plus de 1400 livres aux bibliothèques de Montréal et de Québec.
Nous remercions très vivement l’auteur de nous avoir autorisés à publier ce texte qui a été édité en espagnol comme préface dans l’ouvrage : « Jorge Carrera Andrade-Memorias de un Testigo » , A. Darío Lara, tome II, Casa de la Cultura Ecuatoriana, Quito, Ecuador, 1999 ; pages XI-XVI.
1. Rappelons seulement le livre d’Alain Bosquet : Poésie du Québec, Seghers, Paris,1979.
2. « Jorge Carrera Andrade-Memorias de un Testigo », A. Darío Lara, tome I, Casa de la Cultura Ecuatoriana, Quito, Ecuador, 1998, p. 220.
3. « Alfredo Gangotena-poèmes français », recueillis et présentés par Claude Couffon, « Orphée », La Différence, 1991, p.18.
4. « Alfredo Gangotena-poèmes français II », édition établie par Claude Couffon, « Orphée », La Différence,1992, p.12.
5. Leurs textes ont été traduits par Monsieur Claude Lara, Consul Général de l’Équateur à Montréal.
6. Monsieur Fernand Verhesen est membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Éminent poète belge, essayiste, il a traduit des auteurs espagnols et hispano-américains, et, plus particulièrement de l’œuvre de Jorge Carrera Andrade : « Cargaison océanique », Nice 1949, (Collection La Galère) et « Les Armes de la Lumière », présenté par Jean Cassou, Bruxelles, 1953 (Éditions Le Cormier).
Alexandre Micha (entrevue)
Alexandre Micha, auteur d’une récente traduction du Merlin de Robert de Boron, est l’un des grands spécialistes de la littérature médiévale. Ancien professeur à l’université de Paris Nanterre, professeur honoraire à la Sorbonne, il a notamment réalisé une monumentale édition critique d’un des textes les plus fascinants de la littérature arthurienne : le Lancelot en prose (8 volumes, Droz, 1978-1982). Familier du personnage de Merlin, éditeur du roman de Merlin en ancien français, (Droz, 1980), traducteur, il . . .
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Ou retrouver Merlin ? quelques pistes bibliographiques
Pour les œuvres authentiquement médiévales, on se référera essentiellement à :
Robert de Boron, Merlin, roman du XIIIe siècle, présenté, traduit et annoté par Alexandre Micha, Garnier Flammarion, 1994.
Première œuvre romanesque en français spécifiquement consacrée à Merlin, traduite de façon très accessible, sans archaïsmes inutiles. Auteur de l’édition en ancien français (« Textes littéraires français », Droz, 1979). L’œuvre s’arrête peu après le sacre du roi Arthur mais le traducteur nous propose quelques textes complémentaires parmi lesquels un extrait du Lancelot racontant comment Viviane trace autour de Merlin un cercle magique et le retient ainsi définitivement enfermé dans une prison invisible.Merlin le Prophète ou le livre du Graal, Roman du XIIIe siècle mis en français moderne par Emmanuèle Baumgartner, Stock Moyen Age, 1991. Traduction d’après le Merlin en prose édité par Gaston Paris et Jacob Ulrich, SATF, 1886.
On retrouve dans cette œuvre hétérogène une première partie assez proche du Merlin de Robert de Boron. La longue histoire de Balaain, le chevalier aux deux épées, occupe environ 50 pages qui viennent rompre l’unité de l’œuvre. Dans cette version, Merlin disparaît en forêt de Brocéliande, enfermé par Viviane à l’intérieur d’une caverne, dans la tombe de deux parfaits amants.
Études fondamentales :
Alexandre Micha, Étude sur le Merlin de Robert de Boron, « Publications françaises et romanes », Droz, 1980.
Paul Zumthor, Merlin le Prophète : un thème de la littérature polémique, de l’historiographie et des romans, Slatkine Reprints, 1943, 1973.
Jean Markale, Merlin l’Enchanteur ou l’éternelle quête magique, Albin Michel, 1992.À la différence des deux études citées précédemment qui s’adressent essentiellement à des spécialistes, celle de Markale est une œuvre de vulgarisation, à un prix abordable.
Adaptations et compilations :
Jacques Boulenger, Les romans de la Table ronde, Plon, 1941, repris dans la collection 10/18, 1971. L’histoire de Merlin occupe les pages 87 à 233 du premier volume dont la lecture est d’accès facile.
Henri de Briel, Le roman de Merlin l’Enchanteur, Klincksieck, 1971. Adaptation en français moderne de textes tirés de sources hétéroclites. L’ouvrage comporte quelques reproductions d’illustrations de manuscrits.
François Johan, Les Enchantements de Merlin, « L’ami de poche », Casterman : premier d’une série de cinq volumes sur « Les Chevaliers de la Table Ronde ». L’adaptation la plus simple pour de jeunes lecteurs dans une collection illustrée. L’adaptateur ne cite malheureusement pas les textes utilisés.
Jean Markale, Le Cycle du Graal, Pygmalion, 1992. Le premier volume de cette monumentale compilation, intitulé La Naissance du roi Arthur, est essentiellement consacré à Merlin. Markale cite régulièrement ses sources et mentionne les textes utilisés.
On retrouvera Merlin dans quelques œuvres contemporaines :
Guillaume Apollinaire, L’Enchanteur pourrissant, 1909, repris dans la collection « Poésie Gallimard ». Toutes sortes de personnages viennent s’entretenir avec Merlin enfermé dans son tombeau.
René Barjavel, L’Enchanteur, Denoël, 1984, repris dans la collection Folio.
Michel Rio, Merlin, « Points », Seuil, 1989. Court roman qui se présente comme un monologue de Merlin après l’effondrement du monde arthurien. L’auteur, qui prend quelques libertés avec la légende, avoue : « Je me suis permis la scandaleuse appropriation […] consistant à accaparer sans la moindre piété une grande légende […] à mon seul profit. »
John Steinbeck, Le roi Arthur et ses preux chevaliers, J.C. Godefroy, 1982, repris dans la collection « J’ai Lu », 1984.
Marion Zimmer-Bradley, Les Dames du Lac, 1988 (repris dans la collection du livre de poche).D’un livre à l’autre, la transcription des noms de personnages et de lieux varie parfois. Il suffit de savoir que Engis, Engist, Henguist ou Hangus est un chef saxon donc adversaire des rois bretons. Vortigern ou Vertigier est un sénéchal breton, usurpateur du pouvoir royal. Viviane se nomme aussi Niniane, Niviene, Nyneve, sans doute de mauvaises transcriptions, Nimue, parfois Gwendydd. Le sénéchal se nomme Keu ou Kay. Le roi Arthur tient principalement sa cour à Carlion, Carduel ou Cardeuil. La grande bataille opposant Saxons (ou Saines) et Bretons a lieu dans la plaine de Salisbury ou Salesbières. Logres désigne normalement le royaume d’Arthur ; c’est aussi la ville où il est couronné. Pandragons’écrit indifféremment avec e ou a ; Uter avec ou sans h.
Merlin : De l’histoire à la légende
Le personnage de Merlin, rattaché essentiellement à la tradition bretonne, ne serait pas historiquement originaire de la Bretagne armoricaine mais du royaume de Strathclyde dans les Lowlands d’Écosse où les Romains avaient facilité l’installation d’une colonie bretonne qui leur servait de rempart contre les Pictes.
Au VIe siècle, la bataille d’Arderyd (aujourd’hui Arthuret) opposa deux clans bretons. Le chef de guerre (plutôt qu’un véritable roi) Gwenddoleu ayant trouvé la mort, le barde Merlin (Myrrdhyn en gallois, Merlinus en latin), dont Gwenddoleu était le maître, se serait retiré dans la forêt de Calédon (Écosse).
Au cours des siècles, la réalité historique s’estompant, se sont progressivement forgés les éléments de la légende. Ils ont circulé oralement jusqu’au jour où un auteur a entrepris de les compiler et de les mettre par écrit. On retrouve des traces des traditions orales dans des textes gallois reprenant des traditions plus anciennes. Un court poème comme Afallenau (les pommes) raconte l’histoire de Myrrdhyn, chef militaire ou barde devenu fou.
Merlin, personnage historique du VIe siècle, ne fait véritablement son apparition dans la littérature qu’au milieu du XIIe siècle dans trois textes latins en vers de Geoffroy de Monmouth, écrivain anglais de souche bretonne : Prophetiae Merlini (Les prophéties de Merlin), Vita Merlini (La vie de Merlin),et Historia Regum Britanniae (Histoire des rois de Bretagne).
Dans ces premiers textes, les données historiques se mêlent au folklore. Merlin y est présenté comme un roi gallois qui, après une bataille particulièrement sanglante, serait devenu ermite ; il vit dans une forêt du sud de l’Écosse où sa sœur Ganieda, épouse du roi Rodarcus, continue de veiller sur lui. Le personnage combine plusieurs aspects : « fou du bois », observateur des astres, prophète qui développe ses dons au contact de la nature. Il apparaît chevauchant un cerf ou accompagné d’un loup.
L’Histoire des rois de Bretagne l’incorpore déjà au monde arthurien (ensemble des textes consacrés au roi Arthur et aux chevaliers de la Table Ronde) et donne au personnage ses principales caractéristiques. Enfant sans père engendré par un démon en la fille du roi des Démètes au Pays de Galles, Merlin est prématurément doué de parole et donne des leçons aux mages. Il prophétise les malheurs de la Bretagne et explique au roi Vertigier le secret de la lutte des deux dragons qui empêchent que se réalise son projet d’édification d’une tour. Protecteur du roi Ambrosius et de son frère Uter, il leur demande d’aller chercher à la Chaussée des Géants, en Irlande, des pierres monumentales et de les dresser dans la plaine de Salisbury où sont morts 400 chefs bretons massacrés par les Saxons. (Il s’agit du monument mégalithique de Stonehenge.) Favorisant le mariage d’Uter et d’Ygerne, il annonce enfin la venue d’Arthur et disparaît après sa naissance.
Ce roman a été très librement traduit en français par Wace, écrivain normand, sous le titre de Roman de Brut (des Bretons). Il constitue la source principale du Roman de Merlin, première œuvre en langue vulgaire spécifiquement consacrée à Merlin, rédigée au début du XIIIe siècle par Robert de Boron, seigneur de la région de Montbéliard.
Merlin serait par sa naissance une réplique démoniaque du Christ, engendré dans une vierge par l’Esprit du mal afin de rétablir parmi les hommes la loi infernale. Grâce à la piété maternelle et à l’assistance d’un saint abbé Blaise, Merlin échappe finalement au Démon. Comme Jésus au Temple, il donne des leçons aux prêtres et aux juges. Se métamorphosant en enfant, en vieillard, en repoussant berger, il assiste les rois bretons Pandragon et Uter dans leur lutte contre les Saxons. Il contribue par sa ruse à la conception d’Arthur, fils bâtard du roi Uter et de la reine Ygerne, laquelle n’était pas encore veuve caractéristiques dans les principaux textes du cycle du Graal. Le Lancelot en prose, œuvre centrale du cycle arthurien, ajoute l’épisode des amours de Merlin et de Viviane. Pour elle, Merlin construit dans la forêt de Brocéliande le château invisible dans lequel elle élève Lancelot. Usant des pouvoirs magique qu’il lui a transmis, elle enferme l’enchanteur dans une prison invisible. Dans le Merlin-Huth (du nom du propriétaire du manuscrit au moment de l’édition du texte en 1886), Viviane « entombe » Merlin, l’enterrant vivant, coincé sous une grosse pierre qu’il ne peut soulever (dolmen appelé tombeau de Merlin qu’on peut voir en forêt de Brocéliande). Cette fin fut reprise au XVe siècle en Angleterre par Sir Thomas Malory dans le Morte d’Arthur. La dame se nomme alors Nimue et non Viviane et coince l’enchanteur sous un rocher.
Prisonnier dans son château invisible, dans un tombeau ou sous un gros rocher, Merlin n’est pas disparu pour autant. Avec ces textes du Moyen Âge, il est définitivement entré dans notre imaginaire et continue d’être une source d’inspiration et de méditation qui échappe au temps.
Références principales : Jean Markale, Merlin l’enchanteur, « Espace, libres », Albin Michel, Paris, 1992 ; Alexandre Micha, préface à Robert de Boron, Merlin, roman du XIIIe siècle, traduit et annoté, Garnier Flammarion, 1994 et Étude sur !e Merlin » de Robert de Boron,Genève, Droz, 1980.
Varlam Chalamov* : Une vie suspendue
J’ai passé à peu près vingt ans dans les camps et en exil. Au fond, je ne suis pas encore vieux parce que le temps s’arrête sur le seuil de ce monde où j’ai passé vingt ans. Cette expérience ‘souterraine’ n’accroît pas l’expérience générale de la vie : ‘là-bas’ toutes les mesures, toutes les proportions sont autres et les connaissances acquises ‘là-bas’ ne servent pas une ‘vie libre’. »
Vingt ans de vie suspendue, 7 300 jours sans horizon, 175 200 heures pour survivre à tout prix, un . . .
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C. S. Forester : Aventurier des mers
C’est en 1937 que Cecil Scott Forester (1899-1966) publie Retour à bon port, le premier d’une série de dix romans consacrés aux aventures de Horatio Hornblower, et le début du plus fameux cycle de romans d’aventures maritimes de la littérature. Pour C. S. Forester c’est la gloire immédiate avec ce premier titre (The Happy Return) salué comme un chef-d’œuvre par le Times de Londres et d’autres publications prestigieuses.
Pourtant, le personnage de Hornblower est assez surprenant pour un . . .
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L’Abbé Pierre : Une voix pour l’humain
Il n’y a personne – ou presque – qui ne connaisse l’abbé Pierre. Regain d’intérêt pour la spiritualité ? Ras-le-bol de la production de vide sophistiqué qu’engendre notre société du spectacle ? Conscience accrue de l’explosion sociale qui fera sauter la planète ? Sans doute y a-t-il un peu de tout cela dans le succès qu’ont connu les trois ouvrages qui ont retenu notre attention.
Le lecteur, qu’il soit familier ou non de la pensée et de l’œuvre de l’abbé Pierre, trouvera . . .
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Les voies de Pallisier sont-elles impénétrables ?
Que l’ensemble du réseau routier, autoroutes, boulevards, viaducs, feux lumineux, avec ses légendes signalétiques, sur code et ses infractions et l’infinité de ses culs-de-sac, serve les fins de son concepteur, voilà qui traduit peut-être une avenue du romanesque chez Charles Palliser : un simulacre symbolique de la voirie où les chemins balisés par le romancier, véritable urbaniste de la narration, finissent par devenir un principe de réalité qu’il nous incombe de déchiffrer à chaque nouvelle lecture, même si, en définitive, le réel nous échappe . . .
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Un monde à plat ? La négritude à l’épreuve de la créolisation
Martinique : île des Petites Antilles, formant un département français (DOM). Située à 7000 km de la France et à 5000 km du Québec. Chef-lieu : Fort-de-France.
Autres villes : Le François, Le Lamentin, Rivière-Pilote, Le Robert, Sainte-Marie, Schoelcher. Population : 340 000 habitants environ, en majorité des mulâtres (voir Martiniquais). Unité monétaire : Le franc. Histoire : Découverte par Colomb en 1502, colonisée par la France en 1635, occupée à deux reprises par les Anglais (voir : esclavage, sucre, désastre). Économie : Différents modes d’improduction . . .
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Doit-on lire les romans policiers québecois ?
La question peut paraître provocante mais elle se justifie… Mes amis amateurs de romans policiers me trouvent masochiste, ils se moquent de moi, affirmant que je perds mon temps. Certains vont même jusqu’à me trouver héroïque… Ma faute ? Ma très grande faute ? Je lis des polars québécois ! Pour eux, c’est soit de l’apostolat, soit de la sottise pure et simple.
Car ils sont péremptoires : le roman policier québécois, s’il existe, est nécessairement médiocre et sans intérêt. Il . . .
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Richesse ou dispersion ? ambitions de la littérature jeunesse
Soucieuse jusqu’à l’excès de ne négliger aucun marché, la littérature destinée aux jeunes modifie sans cesse ses propositions et désire des auditoires neufs ou redéfinis. On marie le livre et le CD, on raconte des histoires en deux ou trois langues, on traite le bricolage comme une œuvre littéraire, on force le plaisir et le didactisme à des rencontres inattendues. Ambitions légitimes, mais à soumettre à la décantation.
Plaisirs et découvertes
Le truc est étonnamment simple et fécond. L’enfant n’a qu’à tracer quatre contours de sa main sur du papier de couleur pour posséder son matériel d’exploration artistique : doigts serrés, doigts écartés, pouce écarté, pouce et auriculaire écartés, voilà qui suffit. Découpés en différentes couleurs, ces tracés élémentaires suffiront à créer méduses et cigognes, paons et crocodiles. Dans Mains, l’auteur, Daniel Picon, propose plus de 300 exemples, mais la formule semble sans limite. Une merveille pour les journées pluvieuses… ou pédagogiques ! On reprochera peut-être à la formule de tenir du jeu Lego plus que de la démarche pleinement créatrice. Simple et respectueuse, celle-ci servira pourtant d’antichambre aux audaces plus autonomes.
Daniel Picon, Mains, Mango, Paris, 2003, 119 p. ; 22,95 $.
Malin comme un singe de Sylvie Chausse et Jean-François Martin offre de décoder diverses expressions courantes dont le sens ne saute pas aux yeux : avoir une araignée dans le plafond, verser des larmes de crocodile, être connu comme le loup blanc… Projet heureux, à condition de départager nettement l’aspect fantaisiste de l’expression et l’observation concrète qui sert de tremplin. La condition est généralement satisfaite, même si le texte laisse parfois la fantaisie et l’humour brouiller l’explication. Peut-être a-t-on voulu, selon l’expression, courir trop de lièvres à la fois. N’est pas Claude Duneton qui veut.
Sylvie Chausse et Jean-François Martin, Malin comme un singe, Albin Michel, Paris, 2003, 38 p. ; 16,95 $.
Dans Bêtes à combines de Claire Obscure, texte et dessin rivalisent d’ingéniosité. Tous les enfants qui ont un jour dessiné une tête d’éléphant sur un corps de chien (et qui s’en est privé ?) trouveront dans cet album un tremplin à leurs rêves les plus fous. Ce qui décuplera la rigolade, c’est que le délire du dessin s’accompagne d’un superbe débordement du vocabulaire. Pourquoi, en effet, l’animal hybride créé par le mariage de la tortue et du dromadaire ne s’appellerait-il pas dromatue ? Ou tortadaire ? L’album accrochera des sourires aux lèvres des adultes et poussera les enfants à inventer leur propre zoo.
Claire Obscure, Bêtes à combines, Les 400 coups, Montréal, 2003, 32 p. ; 9,95 $.
Contes de toutes origines
Il est heureux qu’un récit offert en français et en espagnol raconte Les aventures du chevalier errant. Que le Don Quichotte qui domine la littérature espagnole s’explique dans sa langue au profit d’un jeune public francophone, l’idée est excellente. Le dessin, juste et candide, éclaire le texte avec finesse. Ainsi, les regards complices de l’aubergiste et de sa compagne remplacent les détails devenus fastidieux. (Et la présence constante d’une souris moqueuse sert de repère rassurant.) Certes, l’immense récit de Cervantès suspend, dans la version de Julie Rémillard-Bélanger, sa critique sociale pour ne présenter que son versant caricatural, mais peut-être qu’en piquant la curiosité des enfants on leur donne le désir de creuser davantage plus tard.
Julie Rémillard-Bélanger, Les aventures du chevalier errant, Las aventuras del caballero andante, trad. en espagnol par Judith Rémillard-Bélanger, Du soleil de minuit, Saint-Alphonse-de-Brandon, 2003, 24 p. ; 7,95 $.
Dans Trois aventures d’Emma la poule de Claudine Aubrun, Emma est plus douée que la volaille ordinaire. Tant mieux pour elle, car elle ne recevra d’aide ni de Max, le coq sans instinct reproducteur, ni de ses consœurs qui confondent pièces d’or et capsules de bouteilles de bière. Emma ridiculisera les dindons, déroutera le renard et confessera la poule télépathe, ce qui, en peu de pages alertes et accessibles, constitue un exploit. Dans l’abondante et intéressante production de la maison Syros, c’est l’un des rares bouquins à bannir un argot inconnu des jeunes lecteurs québécois.
Claudine Aubrun, Trois aventures d’Emma la poule, Syros, Paris, 2003, 110 p. ; 7,95 $.
Maison d’édition courageusement régionale et coopérative, Terres Fauves présente avec L’Suf de cristal de Gérald Tremblay le premier volet d’une trilogie aux multiples ambitions : apprentissage d’un vocabulaire typique, appropriation d’un environnement, assimilation de qualités humaines irremplaçables. Mission accomplie ? En majeure partie. L’ouvrage ne souffre pas de la sécheresse des manuels scolaires et, en ce sens, il détonne agréablement dans l’outillage pédagogique. Par contre, il astreint à une observation systématique assez peu compatible avec l’évasion littéraire. Il sera donc une surprise agréable dans le cadre scolaire ou lors des lectures accompagnées par un adulte ; il n’atteindra qu’une fraction de ses objectifs si l’enfant est laissé à lui-même pour l’apprivoiser.
Gérald Tremblay, Conte du Petit Bossu, t. 1, L’œuf de cristal, Terres fauves, L’Islet, 2003, 239 p. ; 23,35 $.
Malgré la qualité de plusieurs des « livres-CD », Les contes des mille et une ères d’Oro Anahory-Librowicz ressortent du lot. Sitôt franchi le cap des réflexions à réserver aux accompagnateurs adultes, le plaisir et l’émerveillement se déploient librement. D’astucieux jugements à la Salomon, de sages silences lorsque la solution appartient en totalité à la fillette qui interroge, des énigmes qui auraient fait la fierté du sphinx et dont l’enfant tirera une sage agilité mentale, tout cela est raconté et dit dans une langue limpide, articulée, sans l’emphase excessive qui alourdit tant de lectures à haute voix. Ce n’est pas la première réussite de la maison Planète rebelle, mais elle s’inscrit d’emblée parmi mes préférées.
Oro Anahory-Librowicz, Les contes des mille et une ères, avec CD, Planète rebelle, Montréal, 2003, 61 p. ; 20,95 $.
On terminera Le secret de la lanterne de Louise Tondreau-Levert et Élaine Côté sans que la magie révèle complètement la source de ses enchantements. Peu importe si l’essentiel est livré : l’amitié éclaire, guide, sauve. Elle défie le temps et les éléments, elle unit les êtres et enjambe les générations. Le service rendu vit à jamais dans le cœur de celui qui en a bénéficié et qui, à point nommé, manifestera sa gratitude. La cohabitation des versions française et algonquine aide à faire comprendre que cette lanterne au feu amical ignore les différences ethniques et inspire aux Blancs comme aux Amérindiens le respect et la reconnaissance. Le dessin, généralement évocateur, verse parfois dans le cliché.
Louise Tondreau-Levert et Élaine Côté, Le secret de la lanterne, trad. en algonquin par Cécile Mapachee, Du soleil de minuit, Saint-Damien-de-Brandon, 2003, 24 p. ; 8,95 $.
La Fontaine l’a déjà dit : « On a souvent besoin d’un plus petit que soi ! » Quiconque en douterait n’a qu’à prêter l’oreille aux propos arrogants de l’immense araignée Anansi et à jouir ensuite de la déconfiture du matamore dans Anansi et la maison hantée de Richardo Keens-Douglas et Stéphane Jorisch. Non, l’héroïne n’est pas courageuse et, de toute façon, comment rivaliserait-elle avec l’énorme inconnu de la maison hantée ? Heureusement pour Anansi et pour la morale, les mille fils tissés par les humbles et minuscules araignées compenseront le ratage d’Anansi. L’histoire est simple et nette, le dessin, comme toujours avec Stéphane Jorisch, réjouit par sa finesse et son goût.
Richardo Keens-Douglas et Stéphane Jorisch, Anansi et la maison hantée, trad. de l’anglais par Claudine Vivier, Les 400 coups, Montréal, 2003, 32 p. ; 10,95 $.
Lo-fou d’Anne Buguet et de Jean-Pierre Miglioli, livre aux images somptueuses, résulte de plusieurs atouts : légende rodée par le temps, prestige d’une culture aux acquis inébranlables, ressources du réseau muséal de Paris, texte évocateur et abordable. Que la fidélité de l’épouse longtemps abandonnée à sa solitude demeure irréprochable, la morale, bien sûr, s’en réjouira, mais il ne pouvait en être autrement : quand tout respire la beauté, comment l’élégante Lo-fou aurait-elle pu s’encanailler avec un minable prétendant ? Belle réussite qui montre à quel point le Musée des beaux-arts du Québec a raison de collaborer avec des écrivains de prestige pour rapprocher ses collections des jeunes publics.
Anne Buguet et Jean-Pierre Miglioli, Lo-Fou, Du Rocher, Monaco/Paris-Musées, Paris, 2003, 28 p. ; 29,95 $.
Des sentiments qui s’affinent
Les premiers pas du sportif et homme d’affaires Louis Garneau dans le monde de l’édition méritent un mot de bienvenue et les félicitations d’usage plus que des éloges fracassants. Paru en 2003, le deuxième album, La sorcière des neiges, raconte une histoire gentille, mais assez prévisible. Yvon Brochu, dont l’effervescence bénéficie présentement à plusieurs maisons d’édition, raconte de façon trépidante, mais le rythme endiablé évoque la virtuosité plus que l’émotion. Le dessin de Chantal Brunet est généreux, presque au point de convertir un album illustré en bande dessinée. L’enfant ne se plaindra certes pas que l’illustration fournisse un second souffle à un récit moyen. L’ensemble retiendra aisément l’attention des bambins encore peu familiers avec la lecture.
Yvon Brochu et Chantal Brunet, La sorcière des neiges, Louis Garneau, Saint-Augustin-de-Desmaures, 2003, 20 p. ; 11,95 $.
Dans Galoche en a plein les pattes d’Yvon Brochu et de Daniel Lemelin, la famille Meloche ose le camping sauvage. Le chien Galoche s’y agite avec énergie et candeur, tantôt astucieux, tantôt gaffeur. Il intervient dans les amours de sa jeune maîtresse Émilie et réussit à allumer le feu de camp à la place du copain Pierre-Luc, mais il ignore tout des pratiques auxquelles s’adonnent les adultes humains quant la nature titille leurs sentiments. L’histoire est pleine de rebondissements plausibles, traversée par un humour souriant, rédigée conformément à ce qu’un chien raisonnablement doué peut deviner des bipèdes humains. Au fil des parutions, les personnages deviennent de plus en plus vrais et attachants.
Yvon Brochu et Daniel Lemelin, Galoche en a plein les pattes, Fou Lire/MultiMondes, Sainte-Foy, 2003, 127 p. ; 8,95 $.
Belle parabole que Julia et les fouineurs de jardin de Christiane Duchesne et Bruno St-Aubin. Belle confidence aussi. Julia reprend contact avec le peuple sympathique des fouineurs de jardin. À l’instar des géologues ou des explorateurs miniers, ils extraient du sol des carottes qui témoignent du sous-sol. Mais les fouineurs de Julia ne cherchent ni pétrole ni charbon. Ce qu’ils exhument leur sert plutôt à inventer des hypothèses, des histoires, des rêves. À partir de la perle ramenée à la lumière par le vilebrequin, combien de bonheurs peut-on inventer ? Vrais ou faux, peu importe. Magnifique invitation lancée à l’enfant. Peut-être aussi un aperçu de ce qu’est le travail de l’écrivain.
Christiane Duchesne et Bruno St-Aubin, Les nuits et les jours de Julia, t. 7, Julia et les fouineurs de jardin, Boréal, Montréal, 2003, 54 p. ; 8,95 $.
Elle est évidemment improbable cette amitié entre Danilo et l’araignée Yama. Mais Le Manoir des brumes de Jean Deronzier et Sylvie Deronzier crée ses propres lois. Le grand-père, revenu de mille voyages, peint ses aventures sur les murs et dans l’inaccessible grenier. Danilo dialogue avec les vents et la mer et les invite, de façon parfois périlleuse, à jouer avec lui dans le salon habité par les souvenirs du grand-père. Yama a beau mettre Danilo en garde, il arrive que le garçon néglige de refermer la fenêtre et que les menaces extérieures se répandent. L’auteur puise dans sa culture et un indéfectible bon goût pour situer le récit aux confins du rêve et du réel. Les deux mondes s’embellissent mutuellement. Simple et profond.
Jean Deronzier et Sylvie Deronzier, Le Manoir des brumes, Le Loup de Gouttière, Québec, 2003, 72 p. ; 7,95 $.
Il fallait un grand doigté et un sens aigu de la gradation dramatique pour aborder un tel thème sans jamais brusquer les jeunes lecteurs. Denise Paquette réussit la performance dans Annie a deux mamans. Le récit progresse, en effet, à la manière d’une chronique remplie des anecdotes quotidiennes. Tout baigne. Intelligemment, l’amour que deux femmes peuvent éprouver l’une pour l’autre s’insère doucement, sans heurt et sans voyeurisme indu, dans la trame des jours. Pas de cri, pas de scandale, seulement les questions naturelles à l’enfant : « Pourquoi célébrer l’union si la vie commune est déjà en place ? » Ainsi intégrée au monde affectueux que décrit l’auteure dès les premières pages, la décision de femmes qui s’aiment n’a rien de dramatique. Pédagogie fine et efficace.
Denise Paquette, Annie a deux mamans, Bouton d’or Acadie, Moncton, 2003, 131 p. ; 9,95 $.
Que retiennent les enfants de nos propos ? Comme d’autres parents, le père de Sarah ignorait que sa fille préservait en elle, avec l’extrême précision de la mémoire enfantine, le souvenir des récits concernant son grand-père décédé, dans Jamais je ne t’oublierai. Quand Sarah pria son père de l’emmener au phare en pleine nuit comme, avait-il raconté, le grand-père l’avait fait avec lui, le souvenir sacré imposa sa loi. Père et fille effectuèrent leur pèlerinage. Et Sarah promit à un père dont on imagine les yeux que, un jour, elle aussi conduirait son enfant au sommet du phare. Robert Munsch, dont on connaît les délirants albums pour enfants, laisse couler une immense tendresse que le dessin de Janet Wilson rend à merveille.
Robert Munsch et Janet Wilson, Jamais je ne t’oublierai, trad. de l’anglais par Christiane Duchesne, Scholastic, Markham, 2003, 30 p. ; 19,95 $.
Anique Poitras est de retour, avec ce que cela signifie de qualité stylistique, de justesse de ton, d’observations convaincantes. Ces qualités étaient requises pour que La chute du corbeau ne s’ajoute pas bêtement aux innombrables mélodrames consacrés à la drogue, à l’alcoolisme et à la prostitution juvénile. Anique Poitras fait sentir sans s’appesantir, elle fait naître par quelques mots et même par d’éloquents silences l’espoir ou l’inquiétude, elle présume l’intelligence et l’intuition des jeunes. Fallait-il coller d’aussi près aux méthodes des Alcooliques Anonymes ? L’auteure en a jugé ainsi. Le choix est légitime, mais Anique Poitras a peut-être sous-estimé son aptitude personnelle à inventer un parcours inédit de réhabilitation. Tel qu’il est, le bouquin rejoindra les jeunes confrontés à de terribles tentations.
Anique Poitras, La chute du corbeau, Québec Amérique, Montréal, 2003, 214 p. ; 9,95 $.
La part des faits
Sans effort aucun, on le sait, les enfants passent du conte à l’inventaire scientifique, de la contemplation réceptive à la vérification minutieuse. Selon l’humeur, les âges, la couleur du jour. Aline Martineau en profite pour décrire les petits chevaux que la nation des Nez-Percés a autrefois acclimatés dans le Nord-Ouest américain dans Histoire de Samba Palousa (illustrations : Jean Chapdelaine Gagnon). Leur robe, fantaisiste à souhait, et leurs qualités physiques leur ont valu un sort peu enviable. Tantôt utilisés pour la chasse au bison, tantôt exhibés comme phénomènes de cirque, toujours exploités et menacés d’extinction, les congénères de Samba Palousa ne survivent que lorsqu’ils trouvent chez un éleveur le soutien dont ils ont besoin. Récit plutôt mince, mais empreint de nostalgie.
Aline Martineau et Jean Chapdelaine Gagnon, Histoire de Samba Palousa, Les Heures bleues, Saint-Laurent, 2003, 32 p. ; 9,95 $.
On connaît l’intérêt des éditions Michel Quintin pour la nature, l’environnement authentique, la gent animale. Toutes ces préoccupations font surface dans L’écureuil gris de Colette Dufresne et Pierre Jarry. Le gymnaste s’en tire avec une image favorable, mais un peu sommaire. Un exemple : la différence entre le chat, qui ne sait comment redescendre de l’arbre où la chasse l’a entraîné, et l’écureuil dont les articulations construites comme des joints universels autorisent les descentes rapides la tête en bas.
Colette Dufresne et Pierre Jarry, L’écureuil gris, Michel Quintin, Waterloo, 2003, 24 p. ; 15,95 $.
André Vacher, admirable par sa connaissance et son respect de la nature, déborde cette fois le cadre des faits vérifiés dans L’homme et le diable des bois. Même empathie, même perceptions intelligentes et mesurées, mais une plus large part de fantaisie. Le résultat est à la hauteur de nos espoirs. Le diabolique carcajou ridiculise le trappeur qui prétend tout connaître, le cuisinier se résigne à ce que l’ours prélève son tribut de tartes au détriment des bûcherons, l’attrait de l’or, chez l’homme sage, se révèle moins puissant que celui du calme forestier… Autant de nouvelles qui sonnent juste et grâce auxquelles un connaisseur comme André Vacher ajoute du mystère aux pures descriptions.
André Vacher, L’homme et le diable des bois, Michel Quintin, Waterloo, 2003, 133 p. ; 8,95 $.
Les météorites sont une espèce discrète. Elles se vantent rarement de leurs trajectoires. Elles n’alimentent la conversation que si l’une d’entre elles atteint un volume anormal ou atterrit au mauvais endroit. Guillaume et la météorite de Carole Thibodeau, Lyne Chabot et Julien Dufour répond donc à un besoin en révélant que la terre, rarement traumatisée par les météorites qui lui tombent dessus, reçoit quotidiennement 100 000 kilos de ces bolides. La recherche de l’auteure, Carole Thibodeau, est sérieuse et fiable, les informations diversifiées et surabondantes, même la valeur marchande des spécimens trouve explication. Le recours à Guillaume se justifie par le désir de rapprocher un contenu scientifique du jeune public, mais l’artifice est un peu lourd.
Carole Thibodeau, Lyne Chabot et Julien Dufour, Guillaume et la météorite, MultiMondes, Sainte-Foy, 2003, 92 p. ; 18,95 $.
Un réel tenté par le mythe
Ce que raconte Viateur Lefrançois dans Les facteurs volants (illustrations : Fil et Julie) mérite l’adhésion. Même s’il raconte des exploits dignes d’épopées classiques, ses récits sont si documentés, si plausibles, si fermement enracinés dans un décor tangible, si arc-boutés sur des personnages typés, qu’on fait taire la petite voix qui prétendrait exprimer du scepticisme. L’auteur est riche d’expériences rarement regroupées dans une seule vie et il puise dans ce bagage avec charisme et assurance. Voilà une série qui a déjà conquis bien des lecteurs et qui mérite d’élargir encore son auditoire.
Viateur Lefrançois et Fil et Julie, Les facteurs volants, De la Paix, Saint-Alphonse-de-Granby, 2003, 152 p. ; 8,95 $.
De son propre aveu, Daniel Mativat rêvait d’écrire « un roman historique qui aurait pour cadre le Québec ». Chose faite et bien faite dans Une dette de sang. Et Mativat a tenu parole en s’écartant de l’histoire stéréotypée et en laissant parler un homme du peuple plutôt qu’une « gloire nationale ». La perspective n’est pourtant pas aussi renouvelée que le craignait l’auteur, car on savait déjà que les Français récemment débarqués et les « Canadiens » déjà enracinés manquaient d’affection les uns pour les autres. Il n’en reste pas moins que Daniel Mativat donne des dernières lueurs du régime français en Amérique une description costaude, crue, suffisamment étoffée pour mériter créance. Bigot et sa clique dansent sur les tombes des habitants et volent jusque sous la mitraille le pain des soldats. Quant au couple d’Amélie et de Philibert, il est suffisamment hors norme pour évoquer les relations entre la noblesse et les gens sans particule. Recherche et écriture sont au poste.
Daniel Mativat, Une dette de sang, Pierre Tisseyre, Saint-Laurent, 2003, 328 p. ; 13,95 $.
Depuis que la maison Scholastic a ressuscité le superbe livre rédigé par Gordon Korman à l’âge de douze ans, on guette les productions de cet auteur prolifique. Pour notre grand plaisir d’ailleurs, car la maturité n’a fait que confirmer ce talent. Naufragés, t. 1, La tempête met en scène un groupe disparate de jeunes turbulents dont les éducateurs ont désespéré et qu’ils confient à la férule d’un vigoureux capitaine de voilier. À la mer de les dompter et de les laver de leurs caprices. Le noviciat est coriace, surtout si la tempête emporte les adultes et force les jeunes à négocier entre eux et avec la houle. Roman sans mélodrame, écriture à l’écoute des usages maritimes, psychologie sans complaisance.
Gordon Korman, Naufragés, t. 1, La tempête, trad. de l’anglais par Claude Cossette, Scholastic, Markham, 2003, 127 p. ; 8,99 $.
La rivière disparue raconte simultanément deux histoires. Celle d’une jeune fille dont l’amour, d’abord discret, ose se dire ; celle d’un barrage qui abolit une rivière et hausse le niveau des eaux au-dessus des lieux et de la mémoire. Brian Doyle n’envahit jamais le récit. Il laisse l’adolescence effectuer ses découvertes. Il se tait pendant que les escarpements deviennent des talus et que les habitudes s’engloutissent inexorablement. Récit nuancé, intelligent, aux antipodes du plaidoyer revendicateur et d’autant plus efficace.
Brian Doyle, La rivière disparue, trad. de l’anglais par Claudine Vivier, Hurtubise HMH, Montréal, 2003, 247 p. ; 12,50 $.
Pendu il y a plus d’un siècle, Louis Riel survit dans l’histoire comme un tison qui hésite entre le rougeoiement et le gris de la cendre. Chef politique ? Illuminé ? Incarnation d’une fugace légitimité métisse ? Le plus probable se situe au carrefour de toutes ces hypothèses. D’où la difficulté de peindre le personnage ; d’où l’immense mérite de Christian Quesnel. Dans Le crépuscule des Bois-Brûlés, t. 1, L’Exovedat, les archives nationales sont mises à contribution, les légendes autochtones se raniment et les bêtes mythiques reprennent leur course, les haines et les voracités déferlent sans pudeur. Certains lecteurs redoubleront d’admiration pour le dévoué stratège Gabriel Dumont ; d’autres réexamineront tristement le parcours qui fit du politique Louis Riel un poète mystique et fragile rebaptisé Louis « David » Riel. Document unique.
Christian Quesnel, Le crépuscule des Bois-Brûlés, t. 2, L’Exovedat, trad. de l’anglais par Raymond Ouimet, Vermillon, Ottawa, 2003, 60 p. ; 26 $.
Mystère à la hausse
L’enquête que mènent Hélène et Jake dans Le destin de la pierre, t. 1, Le secret de l’alchimiste tient du classique travail de détective autant que de l’incursion dans les univers ésotériques. Voler un tableau pour en tirer bénéfice, c’est une chose ; bousculer les forces occultes qui voient l’œuvre d’un œil différent, c’en est une autre. L’issue de l’affrontement sera constamment incertaine, car d’imprévisibles règles du jeu favorisent tantôt le clan de la jeune génération, tantôt celui des mondes parallèles. John Ward a créé des personnages bien campés, aux réactions ingénieuses. Sans avoir l’air d’y toucher, il familiarise avec Rome, avec les récurrents espoirs de trouver la pierre philosophale, avec la haute figure de Dante. Rythme soutenu et virages sur les chapeaux de roues. À suivre.
John Ward, Le destin de la pierre, t. 1, Le secret de l’alchimiste, trad. de l’anglais par Agnès Guitard, La courte échelle, Montréal, 2003, 334 p. ; 14,95 $.
Que soient remerciés les jeunes qui ont persuadé Hervé Gagnon d’écrire pour eux ! L’auteur, en effet, circule dans le monde du fantastique comme s’il y avait déjà vécu. Le cimetière usuel sert de point de départ d’Au royaume de Thinarath, mais les deux jeunes curieux qui surveillent le fossoyeur assistent, horrifiés, à son engloutissement dans une tombe. À peine a-t-il le temps de confier aux deux garçons le soin de refermer la faille entre le monde des vivants et celui où les défunts subissent de terribles souffrances. L’on ne saura qu’au dernier instant si le mandat s’est accompli. On aura compris que les grands mythes de l’Antiquité s’intègrent au décor.
Hervé Gagnon, Au royaume de Thinarath, Hurtubise HMH, Montréal, 2003, 213 p. ; 8,95 $.
C’est en s’opposant l’un à l’autre dans le cadre d’un débat scolaire au sujet du coup de foudre que Raphaella et Garnet se lient l’un à l’autre dans Le cri des pierres. Leur relation connaîtra des éclipses, car Raphaella ne confie rien de son mystère. Persévérant comme l’amour l’exige, Garnet s’acharne. Il pénétrera au cœur d’un drame qui traverse le temps : nuit après nuit, les horreurs du racisme se répètent et une femme subit à coups de pierres l’intolérance religieuse. William Bell, finement, laisse entrouverte la porte entre le réel et le fantastique.
William Bell, Le cri des pierres, trad. de l’anglais par Anne G. Dandurand, Pierre Tisseyre, Saint-Lambert, 2003, 296 p. ; 13,95 $.
Les aventures d’Amos Daragon font fureur et les jeunes qui fréquentent la bibliothèque scolaire savent déjà quand ils auront accès aux trois prochains tomes de la série. Succès mérité, car l’amitié entre le porteur de masques Amos Daragon et l’hommanimal Béorf se heurte sans cesse à l’imprévu et doit inventer des astuces inédites. La magie accorde son secours tantôt à Amos et à Béorf tantôt à ceux qui les pourchassent. Tout indique d’ailleurs, même si l’auteur ménage ses effets, que les pouvoirs d’Amos grandiront encore lors des prochaines aventures. On s’étonnera de ce qu’un auteur aussi doué que Bryan Perro ne révèle pas candidement ce qu’il doit à La Fontaine (« Le meunier, son fils et l’âne ») et à Camus (Le malentendu).
Bryan Perro, Amos Daragon, t. 4, La malédiction de Freyja, Les Intouchables, Montréal, 2003, 264 p., 8,95 $ ; t. 5, La tour d’El-Bab, Les Intouchables, Montréal, 2003, 255 p., 8,95 $.
Anne Hébert, Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Fuyard
Entre la Beauce du petit déjeûner, Montréal écrasé sous la neige et les contradictions, Québec et le retour, à l’avant-dernière étape, Renaud Longchamps a reçu le cadeau du dernier Anne Hébert. De ces cadeaux qui s’inscrivent dans la profondeur du quotidien comme s’ils s’y trouvaient déjà par une étrange correspondance de sensibilités, si lointaines en apparence – « L’impérieuse poésie » !
Au petit déjeuner, après les premières paroles fraîches de mes enfants, le téléviseur me jettera à la . . .
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Éclairages intelligents sur Aquin-le-mystérieux
À l’époque où le recours aux mystères et l’appel à la docilité des consciences venaient volontiers à la rescousse de la pédagogie, un de nos professeurs était pourtant parvenu à nous donner du mystère une définition stimulante. Au lieu de la traditionnelle et déprimante définition faisant du mystère ce qu’on ne peut pas comprendre, il avait proposé celle-ci : ce qu’on ne finit jamais de comprendre. Du coup, il nous invitait (presque) à moins nous résigner au nébuleux.
Face à Hubert Aquin, la tentation est parfois vive de se replier sur . . .
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Le Québec des uns et des autres
On connaît la vieille légende des six aveugles de l’Hindoustan : invités à palper diverses parties du même éléphant, ils décrivirent ensuite l’animal qui comme un arbre, qui comme une lance, qui comme un serpent, etc.
Même si je n’oserais jamais accuser de cécité les innombrables auteurs qui ont récemment décrit le Québec, soit dans le cadre d’études en cours, soit à l’occasion d’un éventuel référendum, le fait demeure: les angles d’attaque et les conclusions varient tellement d’un ouvrage à l’autre . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion