Que l’ensemble du réseau routier, autoroutes, boulevards, viaducs, feux lumineux, avec ses légendes signalétiques, sur code et ses infractions et l’infinité de ses culs-de-sac, serve les fins de son concepteur, voilà qui traduit peut-être une avenue du romanesque chez Charles Palliser : un simulacre symbolique de la voirie où les chemins balisés par le romancier, véritable urbaniste de la narration, finissent par devenir un principe de réalité qu’il nous incombe de déchiffrer à chaque nouvelle lecture, même si, en définitive, le réel nous échappe.
Sur la route, les symboles, répertoriés à l’intérieur du code,nous dictent la manœuvre à effectuer, comme dans « les livres dont vous êtes le héros ». Dans le roman dit traditionnel, l’effort d’interprétation est minimal : une intelligence sommaire résout sans difficultés les symboles plantés ici et là le long du parcours. Lorsque l’interprétation de ce code devient un enjeu de l’histoire, le roman n’est plus tout à fait traditionnel : il déborde, comme ce qui l’anime, des sentiers battus. Et dans les étendues sauvages, seul avec son viatique de spéculations, le lecteur confronte son énigmatique lecture à son propre code, à défaut de connaître celui du romancier.
L’énigme, qui aiguise la curiosité sans jamais la satisfaire, aussi archaïque soit-elle, n’est jamais qu’actuelle, au moment où elle est lue. En ce sens, Le quinconce1 postule une première ambiguïté – la même, du reste, que celle d’UmbertoEco dans Le nom de la rose:inscrire dans le cadre réaliste d’une époque révolue l’impondérable mouvement de l’intrigue contemporaine –, hybridation agressante puisque cette saga énigmatique, truffée de symboles, de clefs et de chevauchements s’attaque moins à l’intégrité du roman, comme Charles Palliser l’avoue en postface, qu’à celle du lecteur : « … le contrat suppose que l’auteur finira par révéler ses intentions sous-jacentes et les dessous de l’intrigue ».
La rupture de ce pacte brise l’immunité diplomatique de la lecture : entre le monde réel et celui de la fiction, un espace grandit où ce n’est plus tout à fait John Huffam, le héros, ni tout à fait le lecteur qui agissent, mais la fusion de leurs désirs respectifs, unis par l’astuce du romancier, « Entrez en imagination, voulez-vous, dans le Grand Salon de la demeure de Brook Street : vous saurez alors à peu près comment les choses se sont passées. »
Comme si on avait le choix
Cette apparence de liberté qui travaille à nous inclure parvient aussi à nous confondre puisque, à la manière des contes des mille et une nuits, la curiosité et la quête d’identité du personnage nous renvoient aux nôtres, du moins à celles qui sont nôtres au moment de la lecture, l’identification étant la seule clef dont nous disposions pour découvrir les trames du récit : « Je vais vous lire une histoire, mais pour vous montrer combien je suis peinée, c’est moi qui vais la choisir, et ce sera celle du mari qui épie sa femme, et qui pour punition de sa curiosité a une affreuse surprise, car la curiosité est toujours punie. » Sans sa curiosité, pourtant, John n’aurait jamais percé l’énigme de sa famille, comme nous n’aurions rien compris au roman.
« Le lecteur n’a pas d’autre objectif à travers cet énorme rébus […] : le mot de la fin, la clef des Cinq Roses2. »
Salutaire superposition qui nous tient en haleine pendant 1200 pages.
De l’identité et du nombre : le pragmatisme de John Huffman
En Europe comme aux États-Unis, Le quinconcea été chaleureusement accueilli. Son actualité a frappé tout le monde – fait qui pourrait sembler étonnant puisque l’intrigue a pour cadre l’Angleterre du début du XIXe siècle. Mais la quête de John s’est bel et bien nourrie au pragmatisme de notre époque : trouvera-t-il, parmi les subterfuges et les coups de revers du destin, ce qui constitue son inaliénable identité, non pour elle-même mais en ce qu’elle manifeste aux yeux de tous ? Car il s’agit du legs familial, dont on l’a lésé, et qui se cache, entier, dans le mystérieux codicille préservé par sa mère, indispensable au rétablissement de ses droits. Sans cette reconnaissance et le besoin de justice qui l’accompagne, l’identité de John Huffam représente bien peu de choses. Contre les apparences et la fatalité, la soif de justice et de re/connaissance définira la maïeutique du personnage : « Ainsi qu’il en va pour tous les enfants, je le suppose, ce qui procédait du hasard et arrivait fortuitement m’emplissait de terreur. Je voulais que tout tendît vers une fin, fût partie d’un projet. Il m’apparaissait que faillir à l’équité, c’était en faire fi, engendrer quelque chose de déshonnête, de vain, c’était renoncer au droit de juger qu’une iniquité avait été perpétrée contre moi, et, ce qui me semble de plus d’importance encore, au droit d’espérer qu’il y eût une justice ou un dessein dans le monde. »
Pragmatisme viscéral dont le succès se mesure à la justesse des représentations. De bons réflexes ne suffisent pas, une logique sommaire non plus : l’art secret de la déduction mathématique entre en ligne de compte, encore que la chair doive tenir à l’os. Derrière le symbole se dissimule la réalité, d’autant plus patente que John Huffam confrontera matériellement l’énigme lorsque, voulant s’approprier le testament, il se heurtera à une serrure en quinconce qui représente aussi les cinq familles – et les cinq tomes… – issues de la branche Maliphant dont il fait également partie. La prospection du sens, ici, décuplée par la superposition des réalités, atteint des sommets. « De tout le jour je n’avais cessé de penser au quinconce, et cette nuit-là, il hanta mes rêves […] : tantôt il prenait la forme d’une fleur dont le bouton s’épanouissait en scintillantes figures géométriques, trop aveuglantes pour que je fusse en mesure de les saisir ; tantôtil se transformait en un cœur dont je cherchais à scruter le centre, mais ce point alors se consumait et sa vive incandescence le résolvait en un tison noir, qui blessait ma vue et la détournait. »
L’identité de John, la serrure en quinconce qui ferme un coffre-fort, les cinq familles et l’arbre généalogique en progression, de tome en tome (pour garder intacte la curiosité, éviter de le consulter pendant la lecture !), tous ces éléments, comme dans les bons romans, sont ramenés au même niveau de réalité, tant il est vrai que le propre du roman est de réinterpréter dans son mouvement des réels qui, normalement, ne se chevauchent pas. Grâce à l’énigme, bien sûr, lorsqu’à la manière du serpent de Saint-Exupéry celui qui la formule la résout aussi. Du moins, selon l’aveu du romancier : « […] qui, de mes lecteurs ou de moi, détenait la ‘véritable’ interprétation de mon texte ? Cette question s’imposait d’autant mieux que mon roman recelait un ‘récit caché’ dont la clef n’était pas évidente3. »
Avis aux Sherlock Holmes : la chasse aux énigmes est ouverte.
L’illusion du picaresque
On a vu dans Le quinconce un réalisme victorien issu du picaresque des lumières. L’ambiance s’y prête à merveille, croit-on, puisque l’action progresse dans le siècle et le pays de Dickens. Or le réalisme de Charles Palliser emprunte aussi bien à Balzac qu’à Flaubert, voire à Zola. On y retrouve expérimentées les techniques des maîtres : la connotation de la perspective du sujet à l’objet, les préoccupations sociales et l’omniprésence du destin. Seulement Charles Palliser arrive un siècle plus tard – d’où l’illusion du picaresque. De nouvelles techniques ont vu le jour, de nouvelles sensibilités ont travaillé le roman, et cela, forcément, est connu du romancier, d’autant plus qu’il est professeur de littératuremoderne. Grâce à l’amalgame de l’archaïsme – emploi fréquent de formules surannées à l’imparfait du subjonctif – et de l’ambiguïté moderne – alternance du symbolique et du réalisme – l’hybridation stylistique est réussie. Et ce succès, curieusement, ne se doit pas exclusivement à la connaissance rhétorique.
Une sensibilité est à l’œuvre. Une écriture a macéré, s’il est vrai qu’on écrit, non ce qu’on est, mais avec ce que l’on a.
Douze ans pour Le quinconce ça paraît beaucoup. Mais c’est aussi très peu : le temps de jauger l’époque, de s’imprégner des ruelles putrides d’une Londres capitaliste, de ressasser les articles de la loi anglaise – mais aussi de donner vie à un mystérieux héritier, d’habiter le moindre de ses regards, d’assurer cohérence et vraisemblance, le pari est énorme. Parce que Charles Palliser, à la différence des maîtres du réalisme du XIXe siècle, n’a pas élaboré de plan de travail : c’est l’intuition, l’urgence, la sensibilité qui lèvent les panneaux du destin, retournent le sort contre John Huffam, pour éprouver, mieux que la force du personnage, son efficacité narrative.
Tout tient là : dans la narration, les découpages, les points de vue. Mais aussi dans les mélanges intrigants des genres et des narrateurs. De l’esbroufe littéralement fabuleuse. propice à fable.
Un caractère de notre époque, peu importe l’époque.
Et c’est peut-être la force indubitable du récit de Charles Palliser : le paysage, entre l’écriture et la lecture de son œuvre, ne s’embrasse pas d’un coup d’œil. L’ombre intrigue davantage que la lumière, car elle pourrait dissimuler l’une des avenues de la vérité. À moins que le panneau indicateur ne soit trompeur. Ou bien il dit la vérité.
Mais qu’est-ce, au fait, que la vérité ?
1. Traduit aux Éditions Phébus en 1993. Il comprend cinq tomes : Le quinconce, Les faubourgs de l’enfer, Le destin de Mary, La clef introuvable, Le secret des cinq roses. Le livre 1 est designé par la minuscule pour le distinguer du cycle qui porte le même nom. Les trois premiers volumes se trouvent aujourd’hui (décembre 1994) en poche.
2. Yann Queffélec, « Palliser puissance 5 » Le Nouvel Observateur, 17-23 juin, 1993, p54.
3. Charles Palliser, « Postface », In Le secret des cinq roses, p. 189.