Auteur/autrice : Neal

  • André Beucler (1898-1985)

    André Beucler (1898-1985)

    À la mémoire de Serge Beucler

    Qui, parmi les nombreux admirateurs et admiratrices de Jean Gabin dans Gueule d’Amour, depuis trois quarts de siècle, serait capable de citer l’auteur du roman éponyme dont le film de Jean Grémillon est l’adaptation1 ?

    C’est qu’André Beucler (1898-1985), comme beaucoup des écrivains que notre rubrique tente de faire revivre, appartient à une génération mal-aimée de la « modernité » définie, autour des années soixante, par les théoriciens du structuralisme . . .

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  • Alexandrie érotique en toute légitimité, d’un livre que je n’ai pas lu  (Le Quator d’Alexandrie de Lawrence Durrell)

    Alexandrie érotique en toute légitimité, d’un livre que je n’ai pas lu (Le Quator d’Alexandrie de Lawrence Durrell)

    Jamais Anne-Marie Alonzo, dont l’activité littéraire au Québec a été fourmillante : écriture, édition, présence active partout où la cause de la culture était en jeu, jamais cette artiste d’une immense réceptivité n’est parvenue s’imposer la lecture de l’œuvre qui a pour décor la ville de ses souvenirs d’enfance. Les images qu’elle en conservait devaient demeurer inaltérables et le resteront jusqu’à sa mort le 11 juin 2005. Ce texte met en lumière la permanence et la profondeur des traces qui s . . .

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  • Marina Tsvetaeva : L’épreuve du feu

    Marina Tsvetaeva : L’épreuve du feu

    Sa sensibilité exacerbée et les finesses de son écriture lui ont souvent valu de passer pour une poétesse inapprochable. Son destin compte parmi les plus tristes de l’histoire universelle de la littérature.
    Marina Tsvetaeva (1892-1941), figure majeure de la poésie russe du XXe siècle, s’est donnée tout entière à ses deux grandes raisons d’être, la littérature et la maternité, au gré des circonstances tragiques qui ont assombri sa vie : famine, misère, isolement, mort d’une fille, déportation de ses . . .

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  • Les premiers romans, œuvres de tous les âges

    Oser un premier roman n’est pas le privilège ou le mérite de la seule jeunesse. Tel auteur plonge tôt, tel autre tâte d’abord de la nouvelle ou du récit, tel autre encore attend l’âge mûr, parfois même la fin de carrière.
    Il arrive que le premier roman ne garantisse rien, mais il est parfois si achevé qu’on le reçoit comme un éblouissement.

     

    Coups d’essai ou de maître ?


    LA TRACE DE L’ESCARGOT
    Benoît Bouthillette
    (Prix Saint-Pacôme 2005)
    JCL, Chicoutimi, 2005, 366 p. ; 19,95 $

    Que la haine meurtrière puisse traverser le temps, la littérature le sait. Même constat à propos de l’acharnement du policier à écaler une vieille énigme. On sait aussi, et Batman le rappelle, que tel détraqué aimera humilier le rival policier en lui proposant des charades opaques. Pour renouveler le face-à-face entre deux ténacités frottées de littérature et de beaux-arts, il faudra de la culture, une écriture précise et structurée, une imagination nourrie par la curiosité et l’audace. Et il faudra du souffle et encore du souffle. Si, en effet, le récit de Benoît Bouthillette se bornait à lancer l’inspecteur Benjamin Sioui à l’assaut de mystères sanglants inspirés de Francis Bacon, on aurait droit, certes, à un excellent roman policier, mais pas à une authentique tempête littéraire. Car c’est ce dont il s’agit. L’écriture de Bouthillette est mouvement, emportement, incantation, tsunami, pour recourir à un terme intégré au vocabulaire branché. Ouvrez les voiles !

    Loué soit l’inventeur de l’afficheur, au moins la plupart du temps on sait sur quel ton répondre. De savoir qui veut me rejoindre, de voir apparaître le nom du demandeur, ça me déleste de quelques secondes d’anxiété, pis à force de s’accumuler ça m’aura bien sauvé une journée de stress dans ma vie. Le contraire de l’amour, c’est pas la haine, c’est le stress. La haine ne remplit pas tout l’être comme le stress s’empare de nous. La haine est momentanée, c’est le goût de varger, le stress, lui, empêche de dormir. Mettons que l’amour est l’énergie qui régit l’univers connu, mettons, le mien en tout cas, son énergie contraire c’est le stress, y a pas à sortir de là. Le stress rompt l’équilibre, il brise l’harmonie. C’est le chaos qui s’insinue. On n’est plus nous-même.
    Benoît Bouthillette, La trace de l’escargot, p. 143.

    Le deuil est avant tout une peine d’amour. Le monde est une vaste peine d’amour. Tiens, ça ferait un beau titre de chapitre ça, dans un roman. On oublie que la peine d’amour commence quand les plus beaux souvenirs soudain nous font mal.
    Benoît Bouthillette, La trace de l’escargot, p. 195-196.


    L’OISEAU-TEMPÊTE
    Dominique Martin
    JCL, Chicoutimi, 2004, 144 p. ; 17,95 $

    Troublant symbole que celui de l’oiseau qui se heurte à la vitre dont la transparence le trompe. Peut-être Gabrielle est-elle sa réplique lorsqu’elle cherche auprès d’un couple d’homosexuels une autre forme de liberté et de détente. Que craindre d’eux, en effet ? À sa surprise, l’amitié se transforme en relations faites, pour une part, de désarroi et d’inquiétude et, pour une autre part, d’amour et de dépendance. L’écriture de Dominique Martin, fluide et racée, contribue à établir d’abord l’image d’une femme intelligente, organisée, passablement autonome, puis à nuancer ce profil, à le modifier, à le lézarder. L’auteure résiste à la tentation du freudisme facile, mais Boris est plus instable que nécessaire et Marc n’approche la femme que s’il peut lui refuser l’égalité. Comme l’oiseau victime d’une illusion, Gabrielle tirera du choc contre une transparence trompeuse une lucidité nouvelle. Nuancé et bien écrit.

    Gabrielle voit rétrécir son univers. Boris devient son unique hoirzon. Il règne sur ses jours et ses nuits par le manque, par le silence, par l’absence. Pourtant il est plus proche que jamais. Plus proche que s’il était là, devant elle. Il est en elle. Il réveille ses désordres, amplifie ses angoisses.
    Dominique Martin, L’oiseau-tempête, p. 78.

    Dans le silence de la maison, pourtant, quelque chose se délie. Gabrielle a l’intuition que sa rencontre avec Marc s’arrête là, au milieu du fleuve, à mi-chemin d’elle-même, là où le courant est le plus fort, le danger, le plus grand. Plus personne ne peut, désormais, l’aider à traverser. Plus personne d’autre qu’elle. Le reste du chemin, elle doit le parcourir seule. Elle va devenir son propre passeur. À cette pensée, elle oscille entre joie et tristesse.
    Dominique Martin, L’oiseau-tempête, p. 129..


    DE L’AUTRE CÔTÉ DU NOMBRIL
    Dominique Nantel
    Lanctôt, Outremont, 2004, 165 p. ; 16,95 $

    À peine se sait-elle enceinte que Charlotte s’emploie à renseigner par écrit le petit être qui vient. Elle lui présente ceux et celles qui meublent les environs : la grand-mère, le grand-père, la pseudo-jumelle, le petit Bolivien intégré à la famille par voie d’adoption… De la famille, on passe à la rue et aux édifices voisins. Voici la professeure qui arrondit ses fins de mois grâce à des textes qui ont peu à voir avec l’enseignement, voilà le voyeur dont le regard épie et enregistre, voilà le détective privé que le voyeur a embauché et qui suivra Charlotte… jusque dans son lit et jusqu’à la paternité. L’humour surgit de partout, les apparences, toujours trompeuses, finissent par passer aux aveux, une fluctuante communauté révèle des liens inattendus. L’enfant à naître, s’il assimile cette fascinante initiation, commencera son parcours de petit vivant avec un beau bagage.

    Je désirais créer la vie, forcer le marbre à se couler dans cette forme parfaite et forcer la vie à couler dans ces veines de pierre.
    Dominique Nantel, De l’autre côté du nombril, p. 57.

    Grégoire a appris peu de choses sur le dieu des mers : un solitaire qui se rend au travail à heure régulière et ne sort pour ainsi dire jamais. Il habite rue Lévis depuis dix ans et salue toujours poliment nos parents. Nous n’avons jamais été dérangés par de la musique ou des bruits en provenance de son logement. Tout comme pour Thérèse de Vimont, j’essaie de pénétrer illégalement dans son ordinateur. Peine perdue, il ne possède pas branchement avec le réseau électronique !
    Dominique Nantel, De l’autre côté du nombril, p. 63-64.


    LA CORDE À DANSER
    Nathalie Loignon
    La courte échelle, Montréal, 2004, 157 p. ; 19,95 $

    Livre riche, dense, brillant. Un talent se confirme dès les premières pages, celui d’une auteure immensément douée et d’une sensibilité rare à l’égard de l’enfance. Même le désordre méticuleux dans lequel se présentent les souvenirs de la fillette mise en scène témoigne de cette attention. Autant que le quotidien de la jeune vie, les drames qui le jalonnent crient, saignent, marquent à jamais. L’unique visite du père est revue, imaginée, multipliée mentalement. Les bêtes qui auraient pu consoler sont chassées par un grand-père qu’un accident de ferme a rendu hargneux. L’indicible cruauté des enfants transforme les jeux et les apprentissages en traumatismes. La nuit elle-même ne sait plus si elle se présente comme un refuge ou comme une autre solitude. Nathalie Loignon écrit comme on aime, c’est-à-dire en regardant l’autre pour lire dans ses yeux le mot approprié. Elle pousse le respect de l’enfant jusqu’à lui parler, cette fois encore, des rendez-vous incontournables que sont l’enfermement et la mort.

    Cette photo, grand-maman ne l’aime pas. Une chaise au centre de la salle, avec maman debout dessus, les gens les encerclent. Les jambes de papa dépassent sous la dentelle froissée qui remue sans le vent. On rit, on tend des ciseaux à papa. Grand-maman déteste les lames qui font clic, clic, il ne faut pas jouer avec ça.
    Nathalie Loignon, La corde à danser, p.51.

    Il faut tout retenir, le lait, les pommes, le sel. La ficelle étrangle son doigt. Elle marche plus vite, le lait, les pommes, le sel, le lait, les pommes, elle court. Plus vite, plus vite, sauter par-dessus les clôtures. un mouton, deux moutons. Des sourires sur le trottoir, on la trouve jolie. Les étrangers, les maniaques, les fous se cachent, maman a expliqué qu’ils sont dangereux, ne leur adresse pas la parole, il ne faut pas croire ce qu’ils racontent. Le soleil avance, la ligne claire qu’elle veut rattraper pour que maman sache qu’elle ne perd pas de temps. La ficelle coupe sa peau comme les bouts de papier qui glissent des mains. Elle approche, le marché qu’elle ne voit pas encore, juste au coin de a rue.
    Nathalie Loignon, La corde à danser, p.145.

    En route vers soi


    MADE IN AUROVILLE, INDIA
    Monique Patenaude
    Triptyque, Montréal, 2004, 218 p. ; 18 $

    Pourquoi quitter le familier et s’immerger dans l’Inde impénétrable et son yoga ? L’auteure lance et relance la question à son héroïne, sans prétendre jamais la vider. Humblement, avec une sérénité croissante, elle tient les deux bouts de la chaîne : oui, elle est brisée par la vie qu’impose la communauté d’Auroville ; non, elle ne retournera pas à « l’impression d’absence » qui l’habitait à Montréal. Alternative cadenassée contre laquelle il n’est d’échappatoire que dans l’apaisement, l’acceptation, les changements intérieurs les plus imperceptibles et les plus fondamentaux. Roman ? Oui, car une femme doute, explore, souffre, se transforme. Essai ? Oui aussi, car Auroville, que sa fondatrice voulait dégager des mesquineries de la propriété privée, affronte les problèmes politiques, sociaux, humains… Ignorer ces dimensions aurait été réducteur ; les intégrer à une trame romanesque constituait un défi supplémentaire. Défi relevé.

    Lysiane ne fut pas surprise. Elle aussi avait eu une éducation catholique et connaissait le danger de lire Sri Aurobindo avec une attitude dogmatique. Le jeune Indien de l’ashram qu’elle avait rencontré au tout début de son séjour en Inde comprenait le yoga différemment. Lui n’avait aucun sens du péché. Il ne se sentait pas coupable d’être un homme, avec tout ce que cela implique. Il avait par contre un sens aigu du progrès, de l’évolution, du dépassement; cela laissait place à plus de tolérance et de souplesse pour soi-même et pour les autres que les lois et les credos. D’un autre côté, Christophe était un être exigeant et entier. Il n’essayait jamais de justifier ses désirs, ses ambitions ou ses faiblesses. Il était honnête.
    Monique Patenaude, Made in Auroville, p 125.

    Les Auroviliens n’ont plus vingt-cinq ans, mais trente-cinq. Ils ont épuisé les expériences et les délires de la vie communautaire et goûtent maintenant aux préoccupations et aux responsabilités de la vie familiale. Ils ont fait des bébés et s’inquiètent de leur santé, de leur éducation et de leur avenir. Le besoin de sécurité matérielle prend le pas sur le besoin d’aventure.
    Monique Patenaude, Made in Auroville, p 159.


    L’ÉTRANGÈRE
    Stéfani Meunier
    Boréal, Montréal, 2005, 157 p. ; 19,95 $

    Étrangère à tout, à tous et aussi à elle-même, elle ne s’apparente qu’à la musique. C’est la seule vie dont elle entende le battement. Aux bars, elle demande les rencontres à éclipse, l’engourdissement de l’alcool et… la musique. Quand apparaît le vieux musicien, quelque chose s’éveille. Il lui offre son amitié, ses confidences. À deux, ils écrivent les paroles d’une chanson. En faut-il davantage pour que cette fille d’immigrant concilie son nomadisme avec l’insertion dans un temps et un lieu ? « Je n’ai pas vraiment de pays, écrit-elle, je suis une étrangère avec des racines de plus en plus profondes ». Le titre est juste, le ton respire l’honnêteté, l’écriture est une musique.

    Une pierre. Ça ne pense pas, ça ne sent rien, et pourtant chacune des pierres que j’ai tenues dans ma main avait été là bien avant moi, serait là bien après. Le chemin était beaucoup plus court pour retourner chez moi, peut-être même un peu trop court, et l’air était toujours plus frais, ce n’était peut-être qu’une impression, peut-être parce que je descendais la rue au lieu de la monter et que je marchais plus vite, peut-être que j’avais le vent en face ou que le vent était plus fort, ou peut-être encore que je me sentais plus forte avec ces millions d’années que je traînais dans un sac.
    Stéfani Meunier, L’étranger, p. 68-69.

    Mon père aime ma mère, et moi je ne réussis à aimer personne, je ne réussis qu’à aimer ce lieu où j’habite. Mon père a quitté son vieux pays pour s’installer dans ce pays qui existe à peine et qui existait encore moins à l’époque. Mon père est un Français au Canada et un Canadien en France, il ne sera jamais chez lui nulle part et cette idée me glace. Ma grand-mère est allée défricher l’Abitibi à une époque où l’Abitibi n’existait pas, et moi j’ai peur de passer ne serait-ce que deux jours à Montréal. 

    Je crois que je les connais, maintenant, mes racines. Ce sont des racines un peu étranges, un peu différentes, mais ce sont les miennes. J’ai été faite par deux hommes qui ont parcouru des kilomètres sur la terre et l’océan, je viens de deux hommes qui ont les racines dans l’eau comme une plante, dans un verre, qu’on n’a pas eu le temps de transplanter. Je crois que je sais d’où je viens, moi qui ai eu longtemps peur de ne venir de nulle part.
    Stéfani Meunier, L’étranger, p. 154-155.


    LES LARMES D’ADAM
    Robert Maltais
    Québec Amérique, Montréal, 2004, 189 p. ; 19,95 $

    « J’ai dit que vous ne croyiez pas en Dieu. Pas que Dieu ne croyait pas en vous. » Peut-être la clé de ce fascinant récit se cache-t-elle dans cette distinction. Dom Gilbert, qui fut Gilbert Fortin pendant sa vie québécoise, devient père abbé du monastère de La Ferté : nul ne sait d’où il vient, nul ne soupçonne son agnosticisme. Il a si fidèlement imité la piété qu’on le pense fervent, sage, croyant. Quand la mort s’approche et qu’une présence féminine le trouble, ce n’est pourtant pas vers un ciel vide qu’il lève les yeux. N’est-il pas ramené à la vie grâce au miracle accompli par un novice fervent et effacé ? Robert Maltais raconte avec finesse et santé l’interpénétration de deux mondes. D’un côté, les écritures, l’office liturgique, la règle ; de l’autre, l’agitation candide, un athéisme désinvolte, les méandres de l’affection. D’un côté, le miracle, inexplicable, exorbitant, anachronique ; de l’autre, la raison raisonneuse, l’ambition mesurée, la modestie des certitudes. La réconciliation viendra-t-elle ? « Caïn sait maintenant qu’il va mourir. Quand il sera dégagé de la terreur qui le paralyse, il pourra à son tour comprendre. » En peu de pages les questions de fond se renouvellent.

    S’il n’y a pas deux moines pareils, ils ont une chose en commun : ils se fichent la paix.
    Robert Maltais, Les larmes d’Adam, p. 33.

    Depuis le début, elle se laissait appeler « choupette » autant par Bruno que par ses deux filles. La première fois que son ex-mari avait entendu le petit mot d’amour, il s’était étouffé dans son whisky. Hélène n’avait pas relevé; elle se sentait tellement lâche de ne pas protester. Mais Bruno était si gentil, si amoureux. Les enfants l’aimaient. Il jouait au baby-sitter, au chauffeur, au concierge et lui faisait l’amour sur demande, scout toujours prêt. Que voulait-elle de plus ?
    Robert Maltais, Les larmes d’Adam, p. 144-145.

    Aux profondeurs


    ÈVE OU L’ART D’AIMER
    Bernard Marcoux
    Hurtubise HMH, Montréal, 2004, 126 p. ; 17,95 $

    Hommage à la femme et à l’écriture. La phrase déploie des volutes généreuses. On s’éloigne, sans cacher son dédain, des phrases inattentives et tronquées et on entre en délices littéraires. Chaque terme, précis dès l’esquisse, appelle quand même dans son sillage d’innombrables cousins ; ensemble, ils raffinent, serrent au plus près, disent au mieux. Mais le style demeure au service d’Ève. Ses ressources, et Bernard Marcoux n’en ignore aucune, distillent un éloge clinique et chaleureux du corps féminin. La description se peaufine, mais jamais ne disparaît le mystère. « Toujours de dos et de trois quarts, elle recommencerait à peigner ses cheveux, maintenant droite, les bras au-dessus de la tête, et son dos s’animerait. » Modèles entre les modèles, Marcel Proust et Paul Morand fournissent les exergues et explicitent l’intention de l’auteur. Ce premier roman contredit Paul Valéry qui aurait écrit : « Publier, c’est toujours un signe de paresse ».

    Une fois les lacets défaits, soigneusement, lentement, scrupuleusement, jusqu’au dernier œillet tant vous voudriez prolonger ce plaisir de vous trouver à ses pieds, vous diriez Ça y est, je crois ; vous glisseriez votre main gauche sous son mollet, comme sous une pomme que vous auriez choisie et soupesée dans l’arbre, votre main droite irait se placer derrière le talon du bottillon, et vous tireriez lentement, en pressant un peu le mollet de votre main gauche, afin de maintenir la résistance, mais en évitant d’être brusque ou maladroit. La petite botte glisserait, libérant son pied aux ongles peints et, en faisant jouer ses doigts de pied, elle vous demanderait Vous aimez cette couleur ?
    Bernard Marcoux, Ève, p. 20.

    Rompant cet état de grâce, le téléphone sonnerait peut-être et elle irait répondre. Elle resterait debout, tournant un peu sur elle-même, vers la droite puis vers la gauche, statue sur son socle, mais ses yeux ne quitteraient pas les vôtres, elle parlerait, mais distraitement, elle serait toujours avec vous, complètement avec vous, parfois de face, la main droite sur la hanche, la jambe gauche ouverte vers l’avant, ou alors, bien droite maintenant, elle mettrait sa main sur sa tête, secouant ses cheveux pour les aider à sécher, véritable Vénus virevoltant dans votre vie.
    Bernard Marcoux, Ève, p. 61.


    LA COUR
    Anne Guilbault
    Maelström, Bruxelles, 2003, 93 p. ; 18 $

    Le roman effectue la navette entre les sentiments du petit bossu et le regard plus distant du narrateur. L’univers se réduit à peu : la cour, l’arbre, les cailloux, des photos. Les personnages sont moins nombreux encore : Millie qui danse, Douce la muette qui exhibe son sexe, la grand-mère prête à aimer pourvu que se taise l’émotion… C’est assez pour que le rêve ouvre ses ailes, assez pour que René tue l’arbre trop bien portant, assez pour que croisse le désir de mourir. À mesure que s’épuise la résistance de René, le rythme s’accélère et l’on passe plus vite du témoignage intime à l’observation du narrateur. Travail d’orfèvre que celui-là.

    Hier. une danseuse m’a rendu visite. En premier, j’y ai pas fait attention. Personne me rend jamais visite. D’accord, des fois je ferme les yeux et j’imagine des gens qui viennent me voir, comme le Rouquin par exemple. C.’est vrai. Je l’admets, J’ai une propension à la rêverie, ils ont dit les médecins. Mais, hier, je rêvais pas. J’avais pas les yeux fermés, Je les avais grands ouverts, en fait, et j’en croyais pas ce que je voyais. C’est pas tous les jours que je vois du doux par ici.
    Anne Guilbault, La cour, p. 18.

    Beaux délires


    NIKOLSKI
    Nicolas Dickner
    Alto, Québec, 2005, 327 p. ; 22,95 $

    Magnifique et improbable parcours ! De l’informatique à la préparation du poisson, de la recherche universitaire scrutant les ordures jusqu’à la mémorisation des codes postaux, de la surveillance (?) d’une librairie jusqu’à l’intégration au réseau des réfugiés, tous les métiers et tous les délires apportent leur contribution au pot-pourri. Seul absent, réduit à l’état de mention épisodique, le village de Nikolski qui évoque le père inconnu. Quant à la mère, le fils lui écrit des lettres par centaines. Elles aboutissent à diverses postes restantes où il est possible qu’elles soient réclamées. À première vue, les jeunes que Nicolas Dickner crée et anime auraient de quoi critiquer l’existence, mais ce n’est pas le cas. On vit, on aime, on découvre, on s’attache, on repart. Aucun misérabilisme. Une santé débordante, une écriture emportée et séduisante.

    Cohabiter avec un enfant de quatre ans et demi permet de développer des dons insoupçonnés. Noah s’est découvert un talent pour inventer des histoires sans queue ni tête. Hier soir, alors que Simón réclamait un conte pour s’endormir, il lui a improvisé le premier chapitre des Merveilleuses aventures des Charles Darwin aux îles Galapagos – un récit évolutionniste peuplé de tortues géantes, de gastéropodes fabuleux et de « nos cousins les singes ». Le cerveau de Simón n’a pas raté un seul détail de l’histoire.
    Nicolas Dickner, Nikolski, p. 225.

    J’ai donc décidé de me prendre en main. Il est grand temps de quitter l’attraction gravitationnelle des livres. Je partirai sans guide de voyage, sans encyclopédie, sans prospectus, sans phrasebook, sans horaire ni carte routière. Parfois je regarde les étagères en soupirant. La librairie me manquera sans doute un peu – mais il importe davantage de trouver mon propre destin, ma petite providence à moi.
    Nicolas Dickner, Nikolski, p. 317.


    LES FANTASSINS DU CIEL
    Patrick Ravella
    Belem, Paris, 2004, 173 p. ; 21,95 $

    À l’autre bout du monde, Liz défie l’Himalaya. Au très occidental Bureau des Ouragans, Émil, son mari, cherche comment diriger les tempêtes vers des zones inhabitées. Chacun des deux entre en contact avec des êtres mystérieux dispensés des contraintes humaines. Dépassant Liz et son sherpa, ils escaladent nonchalamment les pentes les plus abruptes. Dans le monde d’Émil, ils descendent du ciel comme une pluie et ignorent murs et barrières. Ils sont pacifiques, mais les humains, surtout s’ils portent l’uniforme, les ressentent comme une menace. D’où les mensonges, les complots, les attaques. Patrick Ravella préservera l’espoir : il donne finement la parole aux êtres de paix et de sérénité. L’ouvrage empiète intelligemment sur le terrain du fantastique.

     D’ici, on ne voit que le dessous des nuages, commence-t-il. L’autre face reste invisible. Les vieux racontent que, sur cette face cachée, il y a de grands territoires, des montagnes et des plaines, des pâturages, des gouffres. Il y a des fleuves qui traversent les prairies. Ces fleuves, lorsqu’ils débordent, se déversent en pluie et en neige, ils tombent sur la terre. Il y avait une légende dans mon village. La légende des étrangers, les gens du dehors.
    Patrick Ravella, Les fantassins du ciel, p. 35.

    Emil pédalait de bon coeur. Le vélo semblait léger et la route facile. Que me faut-il de plus? songea-t-il. Que me faut-il de moins ? Il prit dans sa poche les morceaux de lettres déchirées. II en jeta une poignée derrière lui, qui s’envola joyeusement comme des confettis. Il jeta une autre poignée, puis regarda les deux derniers morceaux qui lui restaient en main. Il y avait écrit sur l’un « jardinage » et sur l’autre « aquarelle ». Il les remit dans sa poche, pour mémoire.
    Patrick Ravella, Les fantassins du ciel, p. 61.

    Ébauches et promesses


    LE TEMPS D’APRÈS
    Claudine Paquet
    Guy Saint-Jean, Laval, 2004, 181 p. ; 19,95 $

    « Un seul être nous manque… », disait le poète. En perdant Patrick, Élise vérifie l’affirmation : tout est dépeuplé. Ses réactions sont cependant exemplaires. Élise panse ses plaies en intensifiant son dévouement infirmier, puis, pour échapper à ses souvenirs, elle demande à Paris le dépaysement. Pendant un temps, les résultats sont décevants. Un séduisant jeune homme s’avère plus distrait que fiable, Rose, la jeune mère rencontrée à Paris, devient un boulet lourd à traîner, la maladie et la mort envahissent de nouveau le décor… Quand la vie se décidera enfin à laisser respirer Élise, celle-ci aura amplement mérité son bonheur. L’auteure réussit assez bien le passage de la nouvelle au roman. Prudemment, elle morcelle son récit, peut-être consciente que le roman requiert un autre souffle. Cela donne de belles lettres qui équivalent à des pauses.

    Pendant plusieurs jours, Élise fait la grève, recroquevillée sous les couvertures. N’est plus là pour personne. Ni pour les patients ni pour les amis, ni pour elle-même. Cela ne peut plus durer. Elle refuse de se laisser abattre. Les propos de Maria la taraudent : « Tu parles toujours de Patrick, tu le fais vivre, mais il est MORT. Lâche-le ! Toi, tu n’es pas morte, tu est VIVANTE ! Vis, bon sang, VIS ! »
    Claudine Paquet, Le temps d’après, p. 24.

    Comme tous les matins, Élise tend les doigts dans sa boîte aux lettre. Deux lettres. Hydro-Québec et… une enveloppe de Paris ! Elle lance le compte à payer sur la table et décachette nerveusement la lettre de Rose. Des phrases à l’encre noire sont inscrites sur les retailles d’un sac de papier brun. Différents numéros guident sa lecture. Des paragraphes griffonnés dans tous les sens. Des mots brefs se cachent parfois derrière les plus longs. Son écriture est comme elle : imprévue et originale. Des anneaux se dessinent entre ses gribouillages, forment une chaîne qui rassemble tous les bouts de phrases. Partout, des boucles, des pointillées, des mots ronds. Élise tourne et retourne la feuille pour lire.
    Claudine Paquet, Le temps d’après, p. 69.


    L’AÏEULE
    Ilona Flutsztejn-Gruda
    David, Ottawa, 2004, 262 p. ; 19 $

    Que cachent les cheveux blancs ? Nul ne le demande, du moins pas avant que l’aïeule quitte sa réserve et autorise un regard sur ce qui aurait pu être. Pas question, cependant, de donner au passé des contours trop nets. Une grand-mère ne peut quand même pas comparer ce que fut sa carrière et ce qui, peut-être, un instant, fut possible. À croire que l’objectif est d’éveiller un doute étonné et prudent : se pourrait-il que la sage grand-mère, dans une autre vie, ait vécu les tentations et peut-être même les faiblesses des temps présents ? L’écriture est souvent hésitante et même gauche à l’occasion, mais l’authenticité compense.

    Haim avait fini par connaître les journées où le médecin était absent. soit qu’il travaillait à l’hôpital, soit qu’il faisait des visites à domicile, et il demandait alors à la servante la permission de jeter un coup d’œil aux livres dans la salle d’attente. Il y en avait dans toutes sortes de langues qui lui étaient inconnues, mais il y en avait aussi en yiddish et en russe, les deux langues que Haim savait lire. Il adorait la lecture mais il n’avait aucun livre à la maison. Parfois, i1 réussissait à trouver une section d’un vieux journal, qu’il lisait d’un bout à l’autre, sans toujours comprendre de quoi il était question.
    Ilona Flutsztejn-Gruda, L’aïeule, p. 89.

    Il y a longtemps, quand ses six filles étaient encore à la maison, Rachela pensait qu’il allait être difficile de trouver un parti pour chacune d’elles, comme elle n’avait pas de quoi bien les doter. Finalement, il y avait eu tant de prétendants, que le plus difficile avait été de trouver une façon délicate de se débarrasser de qui n’avaient pas su plaire à ses filles.
    Ilona Flutsztejn-Gruda, L’aïeule, p. 243.

    Moins prometteurs


    FASCINATION
    Patrice Dansereau
    Stanké, Montréal, 2005, 156 p. ; 19,95 $

    « Roman estival », annonce la couverture, sans préciser s’il s’agit d’un hommage à l’été ou d’une grimace jetée à la littérature. À la lecture, on se demande quelle saison convient le moins mal à ces médiocres variations sur les thèmes du voyeurisme et de la taille des organes sexuels. Certes, le récit érotique occupe et mérite sa place en littérature, mais encore faut-il, pour accéder à ce résultat, qu’il dépasse la génitalité. N’est pas Boccace qui veut.

    C’était, disait-il, une construction essentielle, car toutes nos représentations symboliques vont par couple : l’homme et la femme, le papa et la maman, l’imaginaire et le symbolique, etc. Le voyeur (comme l’exhibitionniste ) est celui qui tente de créer une nouvelle dualité : voir, être vu. Il ne cherche pas à voir un mari et une femme par exemple; le seul « couple » qui l’intéresse est celui qu’il forme avec l’objet de sa vison.
    Patrice Dansereau, Fascination, p. 109.

    C’est ce qui me séduit le plus chez elle : ses airs peu farouches derrière ses manières timides et réservées. Je perçois chez elle un être rebelle derrière ses bonnes manières. En d’autres termes, je ne désespère pas d’avoir croisé mon double féminin. Serait-elle la complice à laquelle je rêve ? Celle qui me fera oublier Caroline ? Une chose est sûre : elle a une façon de me regarder et de se laisser regarder qui me fascine déjà…
    Patrice Dansereau, Fascination, p. 156.


    CANONS
    Valérie Banville
    La courte échelle, Montréal, 2005, 286 p. ; 23,95 $

    Mère immergée dans l’industrie des cosmétiques, trois filles à divers stades de la revendication autonomiste, amants inconsistants, rivalités entre publicitaires du charme, les ingrédients ressemblent à ceux d’une harlequinade. Le reste est à l’avenant. L’adolescente de la famille est initiée au sexe par un macho pressé, un garçon de café à la double carrière console une célébrité menacée de vieillissement, la chirurgie esthétique propose ses miracles, l’amant de la mère bifurque vers la fille… Autant de clichés difficiles à renouveler, autant de banalités que l’on pardonnerait si le récit révélait les psychologies. Dans l’état actuel du parcours, seule l’écriture évoque le professionnalisme.

    Catherine sursauta devant le sarcasme de sa fille. À cette époque, aurait-elle pu agir autrement ? Elle se souvenait d’avoir désiré des enfants. Qu’ un minuscule bout de talon ou de coude lui déforme le nombril et chatouille ses côtes. Ses rêves de maternité ne duraient qu’un temps.
    Valérie Banville, Canons, p. 129.

    Je suis une femme d’affaires. La beauté est une façade qui m’aide à rendre mon entreprise concurrentielle.
    Valérie Banville, Canons, p. 193.

     


     

     

     

     

     

  • Henri Lamoureux : L’engagé à vie…

    Henri Lamoureux : L’engagé à vie…

    Il se dit lui-même écrivain militant. À la sortie de son premier roman, L’affrontement (1979), on l’a même comparé à Émile Zola. L’éthicien Henri Lamoureux, professeur à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université de Montréal, est animé par un idéal de justice sociale depuis sa jeunesse.

    Un idéal qui n’a pas pâli si l’on en juge par son engagement dans des mouvements sociaux et des organismes communautaires, ses prises de parole à de nombreuses tribunes, sans compter, ce . . .

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  • Le romancier et l’espitolier

    Récemment, les éditions Gallimard publiaient les lettres que se sont échangées Simone de Beauvoir et Jacques-Laurent Bost dans les années qui précèdent l’émergence de l’existentialisme, Correspondance croisée, 1937-19401, et rééditaient Monsieur Ladmiral va bientôt mourir2, un roman de Pierre Bost, frère aîné de Jacques-Laurent, paru pour la première fois en 1945. La publication de ces écrits des frères Bost est peut-être un hasard, mais très certainement . . .

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  • Sept poètes en quête d’unité : Bilans provisoires

    Il pleut régulièrement rétrospectives et anthologies sur le terrain poétique. Et parfois, le nouveau recueil d’un auteur peut également devenir un moyen de se souvenir, de rassembler les moments épars d’une vie fuyante. Dans tous les cas le livre unifie, réitère, il engage de nouveau à la durée.

    Renaud Longchamps
    Chez Renaud Longchamps par exemple, l’opération rétrospective équivaut à une véritable archéologie, puisqu’elle implique une réorganisation et une interprétation qui précisent l’idée que le poète projetait de . . .

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  • Alexandre Vialatte (1901-1971)

    Alexandre Vialatte (1901-1971)

    La contribution la plus évidente d’Alexandre Vialatte (1901-1971) à l’histoire littéraire consiste à avoir traduit et fait découvrir Franz Kafka au public français. Pourtant, l’homme de lettres auvergnat a laissé une œuvre monumentale – une dizaine de romans, trois recueils de nouvelles et plusieurs centaines de chroniques –, dont l’originalité, la fantaisie et la qualité d’écriture justifient le rapprochement avec des auteurs de la trempe d’E.T.A. Hoffmann, Jules Laforgue et Pierre Mac Orlan.

    Depuis une trentaine d’années, des textes jusque-là inédits ou disséminés de . . .

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  • Le dernier Goncourt

    Le dernier Goncourt

    Tous les ans, paraît un livre que je m’obstine à ne jamais lire : le dernier Goncourt. Je lis volontiers l’avant-dernier Goncourt, ou celui d’avant, ou un Goncourt d’il y a dix ou vingt ans. Mais jamais le tout dernier.

    C’est vrai : après vérification, je constate que je n’ai jamais lu le dernier roman couronné par l’Académie Goncourt pendant qu’il était encore le dernier. Je n’en tire aucune gloire, puisque des milliards d’individus sur cette planète ont fait comme moi. Mais n’allez pas imaginer que . . .

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  • Traduire, disent-ils

    Pour des milliers de lecteurs francophones, la découverte des œuvres d’auteurs canadiens-anglais, norvégiens, turcs, japonais, italiens, argentins et de tant d’autres horizons passe par la traduction. Ceux et celles qui la pratiquent s’inscrivent donc très légitimement dans le paysage littéraire du Québec. Pourtant, nous les connaissons fort peu, tout comme, en définitive, nous ignorons le travail réel, précieux et singulier, qu’ils accomplissent. Quelques voix de l’édition et de la traduction littéraire au Québec nous en parlent.

    Entre une rive . . .

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  • Un été sans grande chaleur : Une littérature nostalgique ?

    L’été n’est pas, du moins pas au Québec, la saison littéraire la plus effervescente. Auteurs et éditeurs en profitent pour offrir des livres au contenu scientifique inébranlable ou une version moderne de légendes éternelles.
    À cela s’ajoutent de beaux et sympathiques albums qui se moquent du calendrier et quelques contributions d’auteurs plus prolifiques.


    Poésie en albums


    L’ENFANCE DE MONSIEUR EDGAR
    Christiane Duchesne et Pierre M. Trudeau
    Les 400 coups, Montréal, 2005, 32 p. ; 8,95 $

    Il est toujours délicat de renoncer aux rêves. Il faut pourtant, sous peine de conséquences douloureuses, pondérer les ambitions et se rapprocher du réalisable. Si l’on est petit coucou et coucou de bois de surcroît, voler ne fait pas partie des projets sensés. Edgar l’apprend à ses dépens. Les conseils de la corneille ne sont guère utiles et le chien qui prétend ramener le coucou amoché l’échappe en route. La leçon est servie avec douceur et raffinement, autant dans le texte que dans le dessin.


    BON HIVER, MON PETIT OURSON CHÉRI !
    Alain M. Bergeron et Fabrice Boulanger
    Michel Quintin, Waterloo, 2004, 32 p. ; 10,95 $

    Les contes destinés aux enfants sont pleins d’invitations au sommeil. On comprend pourquoi : quelle patience angélique il faut pour attendre la fin des visites à la toilette, des petites soifs réclamant encore de l’eau ou du lait, etc. Discrètement, certains contes laissent entrevoir, derrière les appels au sommeil, la fatigue des parents ou des gardiennes. Ce récit fait mieux : il met en scène un papa ours qui dort debout et souhaite ardemment l’hibernation, mais qui doit, une autre fois et une autre fois encore, satisfaire les caprices de l’ourson. Superbe dessin, inimitable endurance d’un père soumis à la fois aux lois de la nature et à une épuisante vitalité enfantine. Quel sommeil viendra en premier ?


    LA FÉE DES LARMES
    CONTE POUR PETITE POMME
    Estelle Leblanc et Filippa Wulff
    Tout autrement, Mille-Isles, 2004, 32 p. ; 14,95 $

    Après les larmes, place au sourire. Que l’enfant pleure à grands sanglots la disparition de son chat, rien de plus normal. Tant mieux d’ailleurs, dit le récit, si les larmes coulent au lieu de demeurer emprisonnées à l’intérieur du cœur. Tant mieux aussi si les larmes n’ont pas l’hypocrisie des larmes de crocodile. Car la fée des larmes utilise les vraies larmes pour recoller les morceaux du cœur. Récit tout simple, bellement illustré, et capable de faire rêver l’enfant… le temps que se recollent les morceaux de son cœur. Un bémol : que se passe-t-il quand le chat disparu ne revient pas ? La fée des larmes réussit-elle quand même à assécher le regard ?


    LE PAYS SANS MUSIQUE
    Angèle Delaunois et Pierre Houde
    L’Isatis, Montréal, 2005, 32 p. ; 11,95 $

    On tient pour acquis que la musique a partout droit de cité. Elle est présente par les berceuses, elle accompagne la danse et les déclarations d’amour, elle se fait entendre dans la nature grâce aux oiseaux et aux ruisseaux. Il se trompe donc lourdement le potentat hargneux qui s’imagine faire taire la musique en lui interdisant de se faire entendre. Non seulement la musique envahit tous les lieux malgré la censure royale, mais elle ose même rendre heureuse la fille préférée du sultan. Celui-ci va-t-il s’entêter et faire pleurer son enfant ? Va-t-il plutôt se réconcilier avec la musique et ses joies ? Le texte est sobre, le dessin remplit les pages jusqu’à la marge inclusivement, le livre tout entier donnera à l’enfant le goût de chanter et de danser.


    Rappels et emprunts


    LE NOËL DE FLORENT LÉTOURNEAU
    Françoise Lepage et Bruce Roberts
    Les 400 coups, Montréal, 2004, 32 p. ; 12,95 $

    La légende est familière et ne créera aucune surprise chez ceux et celles qui ont connu l’époque de l’unanimité religieuse. Si Florent Létourneau boude l’église et continue à préparer son bois de chauffage même pendant la nuit de Noël, on peut parier que le ciel va réagir violemment. De fait, la colère divine frappera, mais l’amour d’une femme sauvera Florent de la mort et de la damnation. Le converti changera de sentiments et de mSurs. Mise en page et dessin méritent les plus grands éloges. Belle collusion entre un récit emprunté au folklore et des illustrations d’une éblouissante modernité.


    LE ROI ARTHUR
    Michael Morpurgo et Michael Foreman
    Trad. de l’anglais par Noël Chassériau
    Gallimard, Paris, 1998, 251 p. ; 11,95 $

    Certains mots éveillent des souvenirs, mais on ne sait plus s’ils sont tirés de la littérature, du cinéma, des histoires offertes pour préparer le sommeil : Excalibur, la Table ronde, Merlin, Lancelot, le Graal… On ne sait pas toujours non plus comment ces évocations se rattachent les unes aux autres. Michael Morpurgo réussit le tour de force de loger chaque personnage à sa place et de redonner son sens et son lustre à chaque élément de la légende. Merlin en sort quelque peu amoindri, Arthur cède du terrain à Lancelot, mais qu’importe, si l’ensemble retrouve son unité et son immense pouvoir d’émerveillement. Les adultes prendront plaisir (et profit) à ressusciter une époque à laquelle la nôtre doit beaucoup. Peut-être en voudront-ils à Disney et consorts d’avoir saccagé à ce point un imaginaire qui appartient à l’Occident entier.


    LES CHRONIQUES D’ILLMOOR
    T. 1, RATASTROPHE CATASTROPHE
    David Lee Stone
    Trad. de l’anglais par Lionel Davoust
    Pocket, Paris, 2005, 251 p. ; 24,95 $

    En rédigeant une version moderne du conte classique d’Andersen, l’auteur ne semble pas s’être interrogé sur l’élégance de son emprunt. Certes, aucune ambiguïté n’est possible : la ville dont parle David Lee Stone est, comme Hamlin, envahie par les rats et, comme sa consœur mythique, elle recourt aux services d’un joueur de flûte pour éliminer le fléau. Les bêtes suivent l’enchanteur et se noient docilement. Comme l’ingratitude traverse les siècles, les cultures et les genres littéraires, le magicien de Stone est aussi mal traité que celui d’Andersen. Lui aussi se venge en entraînant à sa suite non plus les rats, mais les enfants de la ville. Le récit est vivant, drôle, truffé de calembours, peuplé de personnages truculents, dont on chercherait vainement la trace dans les contes de l’austère Andersen. Pourquoi, dès lors, ne pas avoir reconnu explicitement le rôle d’Andersen ? Bon texte, étrange attitude.


    L’ÉCOLE DES PRINCESSES
    DANS SES PETITS SOULIERS
    Janes B. Mason et Sarah Hines Stephens
    Trad. de l’anglais par Isabelle Allard
    Scholastic, Markham, 2005, 136 p. ; 7,99 $

    L’initiative avait du mérite. Inscrire Blanche-Neige, Cendrillon et quelques autres héroïnes de contes de fées à la même école, voilà qui promettait de l’inédit. Le résultat déçoit d’autant plus. Le charme des contes disparaît lorsque les héroïnes se conduisent en petites pimbêches et rivalisent non plus de générosité, mais d’ambition et de coiffures. Tout se passe comme si l’on avait transplanté les héroïnes des contes dans l’univers de la consommation, ce qui, on l’avouera, n’est guère souhaitable. Cendrillon elle-même, qui s’en tire mieux que d’autres, devient plus astucieuse que nécessaire et use de stratagèmes qui n’ont rien de particulièrement élégant. À cela s’ajoutent des problèmes de langue. On se demande, par exemple, comment Cendrillon pourrait chausser des chaussures de « verre » ? Le moindre recours au dictionnaire aurait permis de respecter le conte et d’évoquer le « vair » qui est une fourrure… Bonne idée, résultat douteux.


    Vie (presque) quotidienne


    ALEXIS
    ALEXA GOUGOUGAGA
    Dominique Demers et Philippe Béha
    Québec Amérique, Montréal, 2005, 63 p. ; 8,95 $

    L’arrivée d’un nouvel enfant dans le cercle familial, est-ce un sujet de réjouissances ou, au contraire, une promesse de frustrations ? Les avis varient selon qu’on a déjà côtoyé une tornade ou, au contraire, qu’on imagine le futur bolide à partir d’un cliché échographique. Chose certaine, Alexis ne manifeste guère d’enthousiasme à l’idée de partager ses parents avec un poupon. Dominique Demers, habile à décrire de façon souriante les illogismes juvéniles et les complots décelés dans les allusions parentales, met Alexis en contradiction avec lui-même : autant il craignait la concurrence du poupon à venir, autant l’hypothèse lui paraît séduisante quand il apprend que le tout nouveau bébé de sa tante portera le nom d’Alexa en son honneur ! Mais tout n’est pas aplani pour autant. Alexis, qui jouait au bébé pour décourager ses parents d’élargir la famille, est coincé quand ses parents en concluent qu’il est peut-être trop jeune encore pour visiter Disneyland. Vivant, alerte, moqueur.


    UN DERNIER ÉTÉ
    Jean-Pierre Gagnon et Vincent Gagnon
    De la Paix, Granby, 2005, 128 p. ; 8,95 $

    Le livre plonge dans le passé. Dans un passé vieux de presque un demi-siècle. Le contraste est plus appuyé qu’aujourd’hui entre la ville et le monde rural. Les vacances à la campagne, c’est le contact prolongé avec des cousins (et des cousines) trop peu connus, avec un rythme de vie alangui, avec une vie familiale organisée autrement, avec des vagabondages plus aventureux, avec les drames locaux qui ont provoqué le naufrage psychologique de « la folle »… Quand, en plus, la mort frappe un cousin attachant, d’autres zones du cœur enregistrent des secousses. Lorsque Jean-Pierre reprendra le train en sens inverse, un été se sera envolé, mais la maturité aura transformé en lui la vision des gens et des choses. Le récit prend le temps de laisser parler l’atmosphère. Quelques expressions détonnent, cependant, comme si l’auteur avait voulu accentuer le décalage culturel entre le clan urbain et la langue moins raffinée des ruraux. Ce n’était ni utile ni élégant, mais l’ensemble compense amplement.


    LE CLUB DES FOUS RIRES
    Sonia K. Laflamme et Jean-Guy Bégin
    De la Paix, Granby, 2005, 112 p. ; 8, 95 $

    Dès le départ, le portrait du vieux grognon place la barre très haut : il ne sera pas facile d’extraire le vieil entêté de ses allergies au rire et à la jeunesse. Racisme aidant, le défi s’alourdit encore lorsque ce sont des Québécois d’adoption qui proposent la bonne humeur. Un club naît pourtant qui se moque des origines ethniques et qui propage le fou rire comme une merveilleuse épidémie. Monsieur Chamaillard résistera avec la plus totale mauvaise fois et réussira (presque) à endiguer le déferlement des histoires drôles et des fous rires. La balance, un instant embarrassée, s’inclinera enfin du bon côté lorsque la bonne humeur trouvera des appuis déterminants chez madame Chamaillard et que surgiront d’émouvantes photographies d’autrefois. L’écriture de Sonia K. Laflamme, comme d’habitude, est nerveuse, sautillante, alerte. Grâce à son raffinement et à ses nuances, ce qui semblait hors d’atteinte devient plausible.


    UN CUISTOT DANS MA SOUPE
    Chantal Blanchette et Jean-Guy Bégin
    De la Paix, Granby, 2005, 72 p. ; 8,95 $

    Rien comme un menu apparemment délinquant pour stimuler les imprévisibles papilles gustatives de la jeune génération. Surtout quand les jeunes font la queue à la cafétéria de l’école et font assaut de critiques et de caprices. Proposer du riz, surtout si l’offre revient trop souvent, ne séduit aucun des jeunes estomacs. C’est pire encore si l’on a eu l’imprudence de décrire le mets et ses semblables comme « bons pour la santé ». En revanche, la cervelle de dinosaure et le sang de vampire trouveront vite des adeptes. Le cuistot farfelu qui succède aux cuisinières trop orthodoxes l’a compris : ses menus provoquent l’étonnement, le sourire, la surenchère… et l’appétit revient. Que l’auteure enseigne la programmation neurolinguistique l’a-t-elle convaincue de l’efficacité de cette pédagogie ? Je ne sais. Je sais, en revanche, que l’esprit de contradiction est un puissant motif dans les jeunes psychologies.


    LE DERNIER RUF DE LA DAME DODO
    ET AUTRES PETITS CONTES
    Paul Driessen
    Trad. de l’anglais par Marie Lauzon
    Les 400 coups, Montréal, 2005, 157 p. ; 14,95 $

    Les cinq merveilleux contes de Paul Driessen convaincront tous les adultes de l’urgence de les raconter à leurs petits… pour mieux en profiter eux-mêmes. En effet, leur finesse est telle qu’on les relira plusieurs fois sans en épuiser le message. Certes, elle est candide la maman dodo qui ne parvient à rescaper qu’un seul Suf et qui semble incapable d’identifier ses prédateurs, mais peut-être la leçon de camouflage sera-t-elle utile au survivant. Quant à ce conte qui débute au moment où il y a deux trous dans le sable et qui se termine alors qu’il n’en reste qu’un, de quelle leçon est-il porteur ? Et de quel œil faut-il regarder le « trou survivant » ? Petits récits aux illustrations stylisées. Contes qui se referment sans que les questions soient résolues et que l’imagination soit mise au repos. Pour quel public ? Tous.


    Explorations diverses

    Quand le bébé découvre ses orteils, il s’embarque dans un processus d’exploration qui durera toute sa vie. L’activité peut mener jusqu’à l’observation des astres !


    LE CORPS DU PETIT BONHOMME
    Gilles Tibo et Marie-Claude Favreau
    Québec Amérique, Montréal, 2005, 48 p. ; 12,95 $

    Avec intelligence, candeur, affection, Gilles Tibo continue à initier le Petit Bonhomme à la vie telle qu’il la perçoit. Autant il était bon qu’un regard distant et même détaché soit le premier à se porter sur l’enfant, autant il est heureux, puisque la conscience s’insinue dans le « petit d’homme » dont parle Kipling, que le Petit Bonhomme fasse l’examen de ce que son corps est prêt à lui enseigner. Gilles Tibo n’aurait pas été à la hauteur de son doigté et de son magnifique enracinement s’il avait omis de dire au Petit Bonhomme comment il est construit et de quoi il est capable. Les sens sont là, les membres aussi, mais Tibo tient à ce que des mystères comme la mort et la conscience, la responsabilité et les problèmes retiennent aussi l’attention. On appréciera que Tibo, contrairement à l’étrange tendance entretenue par la littérature « thérapeutique-jeunesse », ne soupçonne pas chaque buisson de dissimuler un prédateur sexuel. Pourquoi, en effet, l’enfant ne pourrait-il pas dire que quelqu’un lui semble très beau ? Lucidité n’est pas paranoïa. Aimer la beauté n’est pas forcément un vice.


    ROTS, PETS ET PETITS BRUITS
    Angèle Delaunois et François Thisdale
    L’Isatis, Montréal, 2005, 32 p. ; 11,95 $

    L’animal humain n’étant pas un pur esprit, il arrive que son corps, aux fins de digestion, de tension ou de transit intestinal, émette des sons ou des odeurs plus ou moins appréciés de l’entourage. Il n’y a pas de quoi se vanter ni de quoi s’inquiéter. La politesse a ses lois et elle doit, sans empêcher le corps de s’exprimer, limiter les inconvénients que les « petits bruits » peuvent causer aux autres. Dans une série qui s’est fixé l’objectif de dire clairement les choses, voilà un livre de plus qui explique, rassure, civilise sans culpabiliser.


    DÉCOUVRE MONTRÉAL
    Diane Groulx et Isabelle Charbonneau
    Éditions du Soleil de minuit, Saint-Damien-de-Brandon, 2005, 32 p. ; 6,50 $

    Cette série, dont on doit louer les intentions, se rattache pourtant assez mal au monde littéraire. La maison d’édition, qui pratique depuis longtemps la cohabitation de deux ou trois langues dans chacun de ses ouvrages, ce qui était déjà un gros pari, tente en plus cette fois de combiner jeux et initiation culturelle et géographique. À courir trop de lièvres, on en échappe la plupart. On prétend décrire une ville ou une région, mais on bifurque un peu vite vers des à-côtés peu révélateurs. Le risque est grand que l’enfant se plonge dans son labyrinthe ou dans ses recherches à la « trouvez Charlie » et qu’il se désintéresse complètement de Montréal, de Vancouver ou de Lanaudière. Les mots croisés sont un passe-temps légitime sans appartenir à la littérature. La série Découvre promet honnêtement des aventures et des jeux ; elle ne favorise pas la lecture.


    TRÉSORS INGÉNIEUX
    L’ENCYCLOPÉDIE AVENTURE
    Collectif
    Québec Amérique, Montréal, 2005, 160 p. ; 12,95 $

    Peut-être parce qu’on a sous-estimé l’appétit de connaissances des jeunes, les responsables de ce substantiel regroupement de données ont presque adopté la bizarre et stérile formule du « roman dont vous êtes le héros ». Parvenu à tel ou tel carrefour, le jeune lecteur se voit offrir, en effet, un choix entre trois destinations aussi arbitraires l’une que l’autre. Le voyage, bien amorcé et documenté à merveille, quitte ainsi la logique historique et se soumet à la loi du hasard. Pourquoi San Francisco plutôt que l’Amazonie ou Cuzco ? Bien sûr, l’histoire, qu’elle soit scientifique ou culturelle, géographique ou impériale, ne se déroule pas toujours selon une logique aisément perceptible et peut-être a-t-on voulu respecter ainsi ses humeurs. Peut-être. Espérons, en tout cas, qu’on n’a pas succombé à l’attrait de l’irrationnel Nintendo. Lire le livre sans se laisser désorienter par ces inutiles carrefours sera, me semble-t-il, une décision intelligente.


    MON ALBUM DES DÉCOUVERTES ET INVENTIONS
    Professeur Génius
    Québec Amérique, Montréal, 2004, 64 p. ; 18,95 $

    D’album en album, le professeur Génius conserve ses qualités et ses défauts. L’information demeure abondante, mais la présentation tient à être échevelée et capricieuse. Le jeune lecteur risque de passer d’une date ou d’une anecdote à l’autre en échappant les enchaînements ou la logique des changements. On ne comprend pas non plus pourquoi l’auteur se cache sous un nom de plume tout en se présentant, photographies à l’appui, comme un témoin oculaire de divers événements. On veut bien croire qu’il a visité la ville de Bam avant le tremblement de terre, mais à quel titre Génius était-il là ? Cela dit, ils seront nombreux, et je n’en blâmerai aucun, à se moquer de ces détails et à déguster les innombrables secrets de Génius. La curiosité juvénile mérite le respect et Génius, même sous son masque, l’a compris.


    LA TERRE, LA LUNE ET LE SOLEIL
    Pierre Chastenay
    Michel Quintin, Waterloo/Planétarium de Montréal, Montréal, 2004, 49 p. ; 24,95 $

    Professionnel respecté, pédagogue aussi souriant qu’efficace, Pierre Chastenay poursuit son admirable travail de familiarisation avec l’astronomie. Il parvient, cette fois, à concentrer l’attention sur une part infime du cosmos sans pour autant la dissocier du reste de l’univers. À propos de corps célestes présumés familiers, Terre, Lune et Soleil, il renouvelle les perspectives, précise et approfondit les notions, puise aussi joyeusement dans les hypothèses que dans les légendes. Ce qui est vérifié, il le donne pour assuré ; ce qui attend encore le verdict de la science, il l’évoque prudemment à travers les diverses possibilités. Atout supplémentaire, Chastenay met à la disposition des jeunes les moyens de tester leurs connaissances fraîchement acquises. À eux de construire leur cadran solaire, de suivre les phases de la lune, d’observer les éclipses. La science sous son meilleur angle éducatif.


    Le temps n’y peut rien


    DES AMOURS INVENTÉES
    Marthe Pelletier et Geneviève Côté
    La courte échelle, Montréal, 2005, 93 p. ; 10,95 $

    Entreprise périlleuse que celle-ci. Enjamber les époques, confier la plume à des témoins différents, panser les sentiments blessés, ce n’est pas à la portée de tout le monde. Marthe Pelletier a d’autant plus de mérite à franchir le test qu’elle intègre à ses récits parallèles ou distants une série d’observations issues de mondes peu familiers. Le chagrin d’un clown provoque-t-il les mêmes larmes que celui du fonctionnaire posé ? La jeune écuyère, qui ne rêve que spectacle, peut-elle s’oublier suffisamment pour répondre à l’amour ? Entre la femme de 72 ans et l’homme de 80 ans, l’amour provoque-t-il les mêmes étincelles ? Autant d’interrogations intelligentes et presque téméraires. Il se peut que les titres de chapitre ne livrent pas leur signification du premier coup, mais la qualité des émotions, profondes et touchantes, a tôt fait d’ajuster le regard. Le dessin de Geneviève Côté participe de la même finesse.


    LEÏLA, LES JOURS
    Pierre-Marie Beaudel
    Gallimard, Paris, 2005, 159 p. ; 15,25 $

    Improbable amour que celui de Soufiane et de Fatou. Il faudra aux deux un changement de nom pour que se précise l’identité. Il faudra aussi que passe le temps pour que s’abolisse la différence d’âge entre un « grand » de peut-être quatorze ans et une gamine aveugle qui n’en a pas dix. Il faudra des années de navigation au long cours pour que Soufiane prenne peu à peu conscience de lui-même et de l’amour qui n’a cessé de croître en lui. Quand, enfin, le gamin devenu homme retrouve la trace de celle qu’il a rebaptisée Leïla, il semble bien qu’il soit trop tard : la jeune femme est tombée sous la coupe d’une crapule brutale et possessive. À deux doigts de ce qui s’annonçait pourtant comme un dénouement (presque) heureux, la malédiction frappe encore et réduit l’espoir à bien peu. Tout cela est raconté bellement, sur fond d’ensablement, sous la menace de l’harmattan, dans le combat acharné de la mémoire pour que survivent les livres, avec la générosité de familles qui offrent l’adoption et le partage comme d’autres diraient bonjour. Très beau livre.


    L’Histoire plutôt qu’une histoire


    THÉRÈSE SAUVAGEAU TÉMOIN DE NOTRE PASSÉ
    Thérèse Sauvageau
    Anne Sigier, Québec, 2004, 302 p. ; 69,95 $

    Il serait infiniment regrettable que les jeunes générations ne puissent recevoir ce legs magnifique. À 90 ans, Thérèse Sauvageau en a tant à dire et à peindre au sujet de l’histoire et des coutumes québécoises. Certes, la municipalité de Grondines présente des caractéristiques qui lui sont propres et il n’est pas dit que l’on retrouverait dans chaque patelin un « Trefflé le patenteux ». Les similitudes sont pourtant si profondes d’un décor à l’autre que le regard sur Grondines fait émerger le Québec d’hier et d’avant-hier et qu’un vécu trop ignoré se dessine sous nos yeux avec précision, finesse, fidélité. La vie quotidienne y est dure, les familles nombreuses, les préjugés tenaces et les corvées interminables. La religion est partout présente et indiscutable ; elle non plus n’échappe pourtant pas à l’humour. À preuve le bilan mitigé que mérite le curé Gill ou le portrait de telle envahissante ménagère de presbytère. Tout cela est présenté en une ample série de textes courts et savoureux et illustré par autant de tableaux au dessin candide et convaincant. On imagine sans peine le dialogue que ce superbe album amorcera entre le jeune public et les adultes de son entourage. « Quand tu étais jeune, est-ce qu’il y avait encore des aiguiseurs de couteaux qui passaient dans les rues ? » Ou encore : « Chez vous, est-ce que vous achetiez des blocs de glace pour conserver la viande ? » Les enfants soupçonneront que le monde n’a pas commencé à leur naissance et les adultes admettront qu’eux aussi ont reçu l’aide de prédécesseurs. Magnifique legs offert à tous les jeunes de 90 ans et moins.


     

     
     
  • Voyage vers un massacre… Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline

    Voyage vers un massacre… Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline

    Ces temps-ci, on souligne un peu partout le soixantième anniversaire de la libération des prisonniers des camps de concentration nazis par une série de cérémonies officielles où les bons et les méchants se confondent – certains en excuses plus ou moins senties – dans un foutoir que les historiens n’ont pas encore réussi à démêler complètement.

    C’est qu’il y a effectivement eu des résistants profiteurs, sortis de leur trou à la dernière minute pour enfiler le manteau des maquisards sans avoir participé concrètement à la libération. Ou . . .

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  • Emmanuel Berl (1892-1976)

    Ami intime d’André Malraux et de Pierre Drieu La Rochelle, Emmanuel Berl (1892-1976) a été une importante figure intellectuelle et littéraire de l’entre-deux-guerres. Après la Seconde Guerre mondiale, il se tient à l’écart des milieux politiques et littéraires, livrant quelques livres majeurs, dont Sylvia, un véritable chef-d’œuvre autobiographique.

    Imposante, l’œuvre d’Emmanuel Berl est principalement constituée d’essais et de récits autobiographiques. Le seul roman qu’il ait écrit, La route numéro 10 (1927), est d’un . . .

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  • Linda Gaboriau : Le festin de la parole québécoise (entrevue)

    Linda Gaboriau : Le festin de la parole québécoise (entrevue)

    Née à Boston en 1942, Linda Johnson (qui a gardé le nom de son premier mari pour sa vie professionnelle) décide, après ses études en littérature française à l’Université McGill, de rester au Québec. Radio, télévision, presse écrite, cinéma et vidéo : elle a exercé tous les métiers, de recherchiste à animatrice en passant par assistante à la réalisation.

    Elle devient traductrice alors que, féministe convaincue, on lui demande de traduire La nef des sorcières présentée au Théâtre du . . .

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  • Abla Farhoud : Sublimation spleenétique (entrevue)

    Abla Farhoud : Sublimation spleenétique (entrevue)

    « Toutes les guerres du monde sont faites pour voler le pays qu’on n’a pas ou pour garder celui qu’on a. »
    Félix Leclerc

    Hors Québec, c’est une auteure québécoise. Au Québec, c’est une auteure étrangère. Née au Liban, elle vit ici depuis plus de 40 ans et, malgré cela, avec un nom comme Abla Farhoud, elle est encore et toujours considérée comme une immigrante, comme une auteure immigrante.

    Cette dramaturge célébrée devenue romancière, dont l’œuvre est traduite en plusieurs langues, écrit depuis 1983 et vit de sa plume depuis la fin des années 1980. Dans des romans où l’action intimiste et les monologues intérieurs dominent, le lecteur est invité à la rêverie bachelardienne plutôt qu’aux plats littéraires manufacturés où anges et démons se côtoient sans conséquences. Au fond, l’intérêt des livres d’Abla Farhoud est assez simple : ils sont bien écrits.

    « Une main vide est une main sale1 »

    L’écriture est un don. Non pas un don du ciel aux auteurs inspirés, doués ou enivrés, mais un don aux autres, aux lecteurs. Le rire, bruyant, cassant, qui détonne avec le silence ambiant d’une société marchande, constipée et politiquement correcte, est aussi un don. Un cadeau, lui aussi, aux autres, à ceux qui l’entendent. Particulièrement celui d’AblaFarhoud. Il est puissant et surprenant. Comme une symphonie étrangère. Abla Farhoud, le nom paraît bien un peu exotique et il est vrai qu’un univers arabo-musulman, souvent mal connu ici, est présent, particulièrement dans ses deux derniers romans : Le bonheur a la queue glissante2 et Le fou d’Omar. Si le plus récent nous raconte les tribulations d’un schizophrène qui fait face à la mort de son père et si le premier détaille le quotidien d’une immigrante libanaise dans les années 1950, ni l’un ni l’autre ne nous entraîne dans le misérabilisme urbain ou l’apitoiement sur soi « du pauvre immigrant ». Il y a autant de nuances de la douleur que de nuances du bonheur et autant de profondes et intéressantes abysses dans la solitude que de peurs avant de les explorer. Solitude de femme, solitude d’immigrant, solitude du fou ou solitude humaine – celle qui nous coupe, nous isole, nous protège parfois –, sont au cœur des divers points de vue racontés. Dans Le fou d’Omar, des monologues parallèles, séparés en livres, sont tressés autour d’Omar, qui vient de mourir, et de son fils Radwan, le fou, qui ne sait que faire du corps de son père. Il y a M. Laflamme, un voisin bienveillant, coupé du monde par la fenêtre par laquelle il « observe » ses étranges voisins, Radwan, isolé dans sa folie, Rawi Omar, l’autre fils, dit Pierre Luc Duranceau, qui a choisi sous un nom d’emprunt de vivre à l’étranger et qui voit tout à travers le filtre de la distance qu’il s’impose et, enfin, Omar, bien sûr, isolé, lui, par la mort. Il y a même une des sœurs, vierge morte dans un incendie, dont le point de vue n’est exprimé que par son destin dans les flammes…

    Dans ce dernier roman, Abla Farhoud donne la parole aux hommes. Dans les deux romans précédents, Le bonheur a la queue glissante et Splendide solitude, ce sont des femmes qui racontent, disent et forment l’architecture de la fable. Cela dit, qu’il s’agisse d’un fou, d’une grand-mère libanaise ou d’une femme divorcée-abandonnée quasi neurasthénique, ils sont tous porteurs du virus farhoudien qui, vaste et fluide, est empreint de tout l’humanisme de l’observateur, externe et involontaire, qui, de la marge, regarde avec intérêt la valse de ses semblables sans pouvoir toutefois vraiment y participer, y être invité… C’est de cette folie de l’étranger, de la différence, de l’exclusion que naissent la solitude et le chant, voire la mélopée qui s’en dégage. Abla Farhoud, en ne se restreignant pas à la dialectique raison/passion, touche à l’âme et se balance entre le personnel et l’universel, ou, comme dirait Baudelaire, entre « spleen et idéal ».

    Écrire pour saisir la vie

    Abla Farhoud raconte que Le bonheur a la queue glissante lui a été dicté. Une voix, autre que la sienne, venant de l’extérieur, lui soufflait le texte. Comme si elle était « un fStus à l’intérieur d’un [autre] corps ». Comme si elle était dans le corps de Dounia, le personnage principal de ce roman. Abla Farhoud devenait l’instrument, la voix de ce personnage. Elle devait même parfois prendre une position précise pour que cet « état d’inspiration » venant de l’extérieur – mais de l’intérieur en même temps – s’éveille, s’active. Le roman a été écrit sur une période de cinq ans. En effet, le passage de l’écriture dramatique au roman, peut-être par manque de confiance, ne s’est pas fait dans la facilité. C’est à la suite de plusieurs essais que l’auteure est arrivée à un « Je » qui n’est pas soi, à la structure pure et simple d’une femme qui se raconte. Une femme, une immigrante qui pourrait bien être sa propre mère… Mais dans l’écriture, les frontières du réel et de la fiction sont parfois bien imprécises. L’écrivaine fait face aux éternelles questions concernant la part de vérité et de fiction dans l’œuvre, la part d’autobiographie. Est-ce l’histoire de sa mère, de sa famille ? Qu’est-ce qui a été vécu ? Qu’est-ce qui a été inventé ? Ramenant ainsi la sempiternelle question du vrai versus la fiction.

    « À part une de mes sœurs, y’a pas grand monde [dans ma famille] qui est intéressé à ce que je fais… sauf quand j’ai du succès », dit-elle en éclatant de rire. Il a fallu un premier roman – « un vrai livre » – pour que sa famille en vienne à « comprendre » qu’écrire est un travail, son travail. Pourtant, Abla Farhoud avait connu le succès au théâtre, mais « écrire du théâtre n’était pas vraiment écrire ». Un texte dramatique publié n’était pas « un vrai livre. » C’est pour légitimer son écriture qu’elle a voulu écrire des romans ?

    Abla Farhoud, comme bien des immigrantes et des immigrants, a connu l’écartèlement de ceux qui sont en partie d’ailleurs et d’ici, mais qui ne sont plus de là-bas, car ils n’y sont plus. Elle cherchait sa place. Elle voulait comprendre et peut-être orienter le regard de l’autre. Car, de ce regard découle souvent, peut-être trop souvent, celui qu’on porte sur soi. C’est au théâtre, en tant que comédienne, qu’elle a d’abord trouvé cela : « Le théâtre c’était ma place, le théâtre me permettait d’être ». Écrire pour le théâtre lui permettait « d’entrer dans le regard de l’autre ». Mais, ça ne suffisait plus. La dimension éphémère du théâtre peut être un poids pour le dramaturge : « Au théâtre, c’est toujours à recommencer. Alors qu’avec le roman, on bâtit quelque chose, mes éditeurs m’attendent ». Au fond, le passage vers le roman s’est fait « par accident, mais [un accident] qui convenait vraiment à ce qu'[elle] étai[t] devenue ». Elle avait, toute jeune déjà, l’âme d’une artiste qui embrassait l’art en espérant pouvoir « répondre aux questionnements fondamentaux » qui l’habitaient depuis toujours. « Le beau touchait au divin et je voulais m’en rapprocher […]. Écrire pour saisir la vie ! » Et, réfléchissant à voix haute : « Je suis une mystique dans le fond ». Suivit, encore une fois, ce rire en cascade qui rythme notre conversation.

    De la solitude

    Abla Farhoud aime tenir un journal. Lorsqu’elle travaille à un livre, elle tient son journal pour y jeter certaines questions dont les réponses serviront, peut-être, à faire progresser la fiction. Autrement, elle ne tient un journal que pour questionner, comprendre, chercher « d’où vient cette foutue solitude qui parfois [l]’assaille ». Enfant, elle se souvient avoir vu sa mère, faisant la vaisselle, pleurer doucement, toute seule… Abla Farhoud est convaincue que s’est alors inscrite en elle une définition de la solitude. Elle ira même jusqu’à croire que la solitude qui l’envahit parfois, vient de là, de sa mère. Peut-être est-ce la même solitude que sa mère… peut-être que la solitude passe dans le sang, dans les gènes… ou, peut-être encore, que la solitude, que le spleen est ce qui permet un moment d’arrêt, une prise de conscience, un regard critique sur ce qui se passe autour de soi. Cet état permettrait à l’écrivaine d’être témoin de la vie qui l’entoure, mais aussi de la sienne et de regarder ce tourbillon pendant quelques secondes, comme si elle n’en faisait plus partie. Ensuite, elle veut écrire pour rattraper, revivre, recréer, réintégrer la vie. La mère est devenue un personnage, une mère avec un « M » majuscule, une mère universelle. Abla Farhoud peut ainsi espérer exorciser la solitude, la vivre dans la vie et dans la fiction, pour mieux la comprendre : la vivre deux fois pour mieux la vivre. Écrire des romans pour faire appel au « temps de la mémoire » qui serait, selon elle, « ennuyeux au théâtre » et pouvoir surtout « [é]crire toute la souffrance de [s]on père, de [s]a mère, la [s]ienne aussi » (Le fou d’Omar).

    L’immigrante imaginaire : « Le pays de l’enfance détruit »

    Même si l’œuvre d’Abla Farhoud est jouée aux États-Unis et en Europe et traduite en anglais, en espagnol, en catalan, s’est méritée le Prix France-Québec – Philippe Rossillon pour son roman Le bonheur a la queue glissante, elle n’est pas très connue au Québec. Pourtant, on donne de plus en plus de place à ce qu’on appelle – bien maladroitement – l’écriture migrante. On n’a qu’à penser, entre autres, à Marco Micone, Wajdi Mouawad, Dany Laferrière, Mona Latif-Ghattas, pour constater que le visage littéraire québécois n’est plus homogène. Qu’ils nous parlent d’eux-mêmes, qu’ils puisent dans les thèmes universels, revus et filtrés par ce qu’ils sont, par leur imaginaire d’écrivains, c’est dans la multiplicité des origines que se trouve le zeste qu’ils injectent dans la littérature dite québécoise. Parfois, le regard qu’ils posent sur la société québécoise, en s’y incluant ou s’en excluant, ne peut laisser indifférents ceux et celles qui, à une autre époque, sont, eux aussi, venus d’ailleurs et qui l’ont aujourd’hui oublié.

    « [À] Pointe-aux-Trembles, […] mes voisins se mettent à être stressés, à être fédéralistes ou indépendantistes, à vouloir s’exprimer à tout prix, à vouloir dire toute la vérité juste la vérité rien que la vérité à leur père, à leur mère, à leurs voisins, à leurs chums, à leurs patrons, parce qu’il faut rien refouler, parce que dire tout tout tout c’est la chose la plus importante au monde […]. » (Le fou d’Omar)

    C’est de l’Amérique qu’il s’agit. C’est notre monde qui change chaque fois que le fou en parle : « La télé ça peuple mon île. […] J’apprends des expressions à la mode. Des fois, pendant des semaines d’affilée, je regarde la télé en anglais. L’Amérique dans toute sa splendeur. […] [D]es émissions […] qui vident la tête si elle est pas déjà vide. Sauf dans les moments de crise à cause des attaques terroristes ou des ouragans, des tremblements de terre ou autres acts of God qui nous montrent que America is Great, God is an American et les Arabes sont des enfants de chienne et des pourris » (Le fou d’Omar).

    Le fou et l’immigrant, dès qu’ils mettent le nez dehors, sont confrontés au regard de l’Autre – celui qui n’est pas étranger, qui n’est pas… fou. À ce regard s’ajoute celui que l’on porte sur soi. Le fou, comme l’étranger, se voit, lui aussi, comme différent et le regard des autres le lui confirme. C’est ce regard extérieur qui demande : « Qui es-tu ? » Un regard qui engendre une autre question, intérieure cette fois : « Qui suis-je ? » De cette spirale identitaire naissent la confusion, l’hésitation, l’incertitude, le doute. « Qui suis-je est la plus grave des questions… surtout si on ignore la réponse. […] 20 ans à écrire ici et [je suis] toujours une immigrante. Quand est-ce qu’on devient québécois ? » C’est cet invraisemblable défi qui se dresse devant le migrant. Selon Abla Farhoud, il y aurait, statistiquement, plus d’immigrants atteints de maladies mentales…

    Les personnages d’Abla Farhoud ne sont certes pas tous fous. Ils sont toutefois rongés par le doute. Un doute peut-être lié à la légitimité de l’existence, de leur existence : ai-je le droit d’être ce que je suis, celui que je suis ? Ai-je le droit d’exister comme je suis ? Ai-je le droit d’être ici ? Serai-je un jour d’ici ? « Un immigrant dépossédé de lui-même jusqu’à ce qu’il se refasse, c’est la métaphore de l’exil. L’humanité, la vie, la mort, la solitude touchent, bien entendu, les immigrants, mais d’une autre manière. » Ce sentiment est particulièrement présent chez Radwan, le fou du Fou d’Omar, mais aussi dans le personnage de Splendide solitude. Seule, perdue dans ses monologues, elle souffre de l’abandon de son conjoint et de ses enfants. Son incapacité à se dépasser et l’obsession du dépérissement de son corps (la ménopause, entre autres) sont les causes de rejet, d’exclusion et, conséquemment, sources d’incertitude, d’angoisse, de névrose, de tâtonnement… Il y a un schizophrène dans Le bonheur a la queue glissante, mais il y a surtout Dounia, qui ne parle que rarement aux autres, mais qui est sans cesse en discussion avec elle-même et dont la bouche – évident symbole de la parole – fut un jour fermée d’un coup de botte…

    La solitude, sœur de la folie dans son universalité, « est difficile à vendre ». « Je vais chercher ce qui me déchire, dans mes profondeurs à moi […] ça devrait toucher. » Le fou est un personnage archétypal très difficile à écrire. Le travail d’écriture d’Abla Farhoud est, à cet égard, exemplaire. Avec ses phrases tronquées, ses divers rythmes et langues (français, anglais, italien, arabe), les monologues de Radwan, toujours dans Le fou d’Omar, sont des pièces d’anthologie. « Father. My father. My father is. My father is dead », « Mon père est mort, c’est normal que je tourne en rond, que toute ma vie. […] Un homme meurt et toute sa vie. Je suis mort dix-neuf fois. Là c’est mon père. Pas moi. C’est pas normal. J’ai jamais été normal. Ça fait que. Ça continue. […] Je veux mourir, là, tout de suite. Je veux mourir. Je veux mourir. Je ne peux pas m’occuper de. Je suis pas capable. Jamais rien fait de mes dix doigts. Mes chiens. Les prières, mon fils. Il faut la prière. La Shahâdâ, tu la connais ».

    L’auteure ne s’identifie pas au personnage du fou, mais plutôt à celui du frère, écrivain de métier, qui occidentalise son nom dans l’espoir de passer un peu plus inaperçu. Il dit, par exemple, qu’il a la peau foncée parce que sa grand-mère était une autochtone : « Je faisais partie de ces nombreux Québécois qui sont fiers de dire qu’ils ont une grand-mère amérindienne, comme si leur mince branche autochtone légitimait leur présence ici ». Abla Farhoud s’est aussi posée ces questions sur la légitimité, la sienne et celle des autres. Ce personnage du frère, qui choisira Pierre Luc Duranceau comme nom (« Pierre Luc, du nom de deux apôtres de Jésus, fils de Marie, comme on l’appelle dans le Coran. Pour un musulman, c’était le bouquet, non seulement des prénoms chrétiens, mais des noms d’apôtres… », est plus près d’Abla Farhoud, car il un est témoin « conscient » de la dureté des gens envers son frère, par exemple.

    La vie comme moteur de l’écriture

    « Un livre qui ne fait pas peur à celui qui l’écrit n’est pas un livre », écrit l’auteure dans Le fou d’Omar. Si la vie est le moteur de l’écriture, la pudeur, ou plus précisément la peur, en est le frein. « Je n’écris pas au sujet de ce que je connais. Ce que je connais ne m’intéresse pas. » Le rapport au père dans Le fou d’Omar est néde la question : Qu’est-ce que devenir un homme ? Sans y répondre, elle se demande ce qu’est d’être un homme. Aussi, comment le devient-on ? Quelle est la nature du passage de l’enfant à l’homme puis au père ? Comment ces divers rôles sont-ils assumés par les hommes ?, etc. Bien qu’elle ait commencé à travailler à un autre projet d’écriture, « y’a rien qui prenait forme. Il fallait que je revienne là où j’avais arrêté », dit-elle. Le fou d’Omar, par exemple, a été tabletté pendant un an. Un an sans pouvoir faire progresser un roman qui semblait aller nulle part. Il y avait toutefois l’image « du corps d’un homme, mort, couché sur une table et un jeune homme, son fils, qui tourne autour ». Les premiers mots ont surgi en anglais. Abla Farhoud s’est ensuite laissé guider. Elle a laissé les personnages libres. Chacun dira ce qu’il a à dire. Écrire donc sans prendre de décision. Écrire pour découvrir ce qu’on ne sait pas savoir. Écrire pour avoir à régler les problèmes créés par les personnages : « Comment il allait enterrer son père ? » Incapable de prendre une décision, que fera Radwan ? Jusqu’à ce que « la bonne idée » arrive : « Il faut être très patient », attendre l’idée, la bonne. L’idée cohérente qui s’ajoute au texte et resserre l’ensemble.

    C’est à la suite d’une conversation avec Carole Fréchette que s’opère le déblocage : « On ne se réinvente pas », dira Carole Fréchette à son amie. Devant la beauté, l’horreur, la souffrance – la sienne ou celle des autres –, on met les freins pour ne pas découvrir, pour ne pas faire naître « la bête ». Comme auteur, « on prend une petite émotion et on l’amplifie, la creuse… » On en fait autre chose « sans la perdre ». Se retremper dans l’émotion n’est toutefois pas toujours chose facile, surtout si l’émotion évoque la mort d’un proche, par exemple. L’écrivain peut ainsi exécuter une partie de son travail en revisitant, en revivant des émotions pour ressentir des états qui lui permettent d’évoquer, par les mots, des enchaînements « d’émotions » destinées au lecteur. C’est ainsi que pour Abla Farhoud, écrire, c’est un peu vouloir « transformer la souffrance en beauté » avec l’espoir que l’Autre pourra y entrer et y donner un sens. Ce faisant, la souffrance – notre souffrance, notre douleur, notre mal de vivre – prend aussi un sens et « on cesse de souffrir pour rien ». L’écrivain profite ainsi d’une deuxième chance. Dans la vie de tous les jours, « tu vis ce que tu as à vivre » sans avoir le temps de « comprendre tout ce qui entre en toi ». La grande richesse des écrivains de la trempe d’Abla Farhoud, c’est le temps, du temps pour réfléchir, pour regarder devant, mais aussi derrière. Ces écrivains, en revisitant, en revivant certains moments, certaines émotions, réinjectent du sens au passé et bénéficient du luxe de revivre certaines choses plus d’une fois et, peut-être, de les comprendre mieux, les saisir mieux. « Je suis une privilégiée car j’ai le temps. Le temps d’écrire », mais aussi le temps, profondément savouré, de ne rien faire. Cette luxueuse paresse est, selon elle, sa seule richesse. Elle rejoint ainsi Bertrand Russel, pour qui « le temps que l’on aime perdre n’est pas du temps perdu ». À l’écouter, on en vient à croire que les périodes de réflexion, voire d’oisiveté rêveuse, devraient être obligatoires pour tout le monde

     


    1. Abla. FarhoudLe bonheur a la queue glissante, p. 161.
    2. Voir le commentaire sur ce livre dans Nuit blanche, no 96 printemps 2004.

    Abla Farhoud a publié : 
    Les filles du 5-10-15, Lansman, 1993, 1998 et 2000 ; Quand j’étais grande, Le bruit des autres, 1994 ; Jeux de patience, VLB, 1997 ; Quand le vautour danse, Lansman, 1997 ; Le bonheur a la queue glissante, L’Hexagone, 1998 et Typo, 2004 ; Maudite machine, Trois-Pistoles, 1999 ; Splendide solitude, L’Hexagone, 2001 ; Les rues de l’alligator, VLB, 2003 ; Le fou d’Omar, VLB, 2005.

     

    EXTRAITS

    Mon âme est tournée vers celle de mon enfant et l’âme de mon enfant est de pierre.
    Le bonheur a la queue glissantep. 98.

    Comme moi quand je lavais la vaisselle, des larmes coulent sur ses joues, parfois. Elle ne les essuie pas. Elle sait que les larmes que l’on laisse couler prennent la couleur de la peau [ ].
    Le bonheur a la queue glissante, p. 26.

    J’aurais tant aimé que quelqu’un me prévienne de la vie
    Le bonheur a la queue glissantep. 102.

    Quel luxe d’avoir une maison, de pouvoir s’enfermer dans sa maison, avec frigo plein, téléphone à portée de main, télé, radio, chaîne stéréo, livre, ordinateur performant, sauna, crèmes de beauté, potions, herbes, pilules, tout pour la gestion de la dégénérescence, des plantes pour rappeler le vivant, des tableaux pour le regard, un chat pour la douceur 
    Splendide solitude
    p. 9.

    J’apprendrai à gérer la perte, la dégénérescence, la déchéance, la dégradation, la détérioration, le naufrage. Je gère le pourrissement, le délabrement, les dégâts, la perte. J’apprendrai. J’apprendrai. J’apprendrai.
    Splendide solitudep. 11.

    Dans ma famille, on ne vieillit pas, on meurt. Grands-parents, tantes, oncles, père, mère, plus personne pour m’apprendre les lois de la vie.
    Splendide solitudep. 63.

    Je ne sais pas pourquoi l’amour qu’on n’a pas devient plus important que l’amour qu’on a.
    Le fou d’Omarp. 98.

    La liberté est un muscle. C’est ce qu’un philosophe a dit l’autre jour à la radio. J’ai cherché dans l’encyclopédie corps humain, système musculaire, le nom des muscles. Plus de six cents muscles. Aucun ne s’appelle Liberté. Ça fait des années que j’habite avec mes parents, puis seul avec mon père. Assez longtemps pour que ce soit mes parents qui aient l’air d’habiter chez moi. C’est ce que les Israéliens ont fait. Ils ont laissé faire le temps.
    Le fou d’Omar, p. 21-22.

  • Esther Croft, ou la parole à deux faces (entrevue)

    Esther Croft, ou la parole à deux faces (entrevue)

    Le silence premier des êtres proches, fait de tout ce qui n’a pas été dit, qui pourrait et devrait être dit. Ou bien tant de mots vains et vides qui courent, s’entassent et étouffent qui les entend. Où trouver la voie de la délivrance ? Un jour, elle écrirait

    « Enfant, elle ne parlait pas », dit Esther Croft d’une petite fille qui lui ressemble étrangement. Un silence et une absence : « Ma mère n’était pas là à ma naissance ». Phrase étonnante de la narratrice à la première ligne de La mémoire à deux faces . . .

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  • Chu vuoi ? : Lacan, ou l’angoisse dans la civilisation

    Chu vuoi ? : Lacan, ou l’angoisse dans la civilisation

    « Moi, la vérité, je parle. » Ainsi parlait Jacques Lacan, suivant en cela Giambattista Vico et sa Science nouvelle, qui proposait une histoire idéale au sein de laquelle la vérité, plutôt que de se fonder sur la certitude, en procédait. De fait, quand la vérité parle, on ne sait jamais à quoi s’attendre. Heureusement d’ailleurs.

    Or cette parole lacanienne nous parvient encore difficilement. À preuve, le débat autour de la publication du célèbre Séminaire tenu de 1953 à 1980. Sur un total de vingt-six volumes . . .

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  • Pierre Bertrand : Une démarche (presque trop) patiente

    Pierre Bertrand : Une démarche (presque trop) patiente

    Par son rythme et son entêtement, la production de Pierre Bertrand suscite des réactions d’ambivalence : s’agit-il d’un respectable approfondissement de notions sans cesse raffinées ou subissons-nous plutôt le battement répétitif d’approximations languissantes ? Après lecture d’une quinzaine de ses bouquins, j’hésite encore, séduit par une réflexion bellement éloignée des précipitations de l’époque, mais tout de même impatienté par les méandres d’une exploration qui se refuse à la synthèse.

    Débuts et dégagement

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  • Fiat lux : Marie-Claire Blais ou le cœur de la compassion (entrevue)

    Fiat lux : Marie-Claire Blais ou le cœur de la compassion (entrevue)

    Marie-Claire Blais a fait paraître en mars 2005 Augustino et le chœur de la destruction, troisième volet d’une trilogie inaugurée avec Soifs (1995), Prix du Gouverneur général, suivi de Dans la foudre et la lumière (2001). Une œuvre magistrale que Marie-Claire Blais, rencontrée au seuil du printemps, a commentée pour Nuit blanche.

    Avant le flux, Les vagues. En préface de Soifs, le premier tome de sa trilogie, Marie-Claire . . .

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  • Du rêve à la science : Livre et jeunesse dans tous leurs états

    Ne sous-estimons jamais la littérature destinée aux jeunes. Elle transmet efficacement rêves et ambitions, elle fournit des amitiés aux solitaires, elle jette des passerelles entre la science et le mythe. Preuve en est offerte dans cette cuvée.


    Beauté et fantaisie


    UNE PETITE OIE PAS SI BÊTE
    Caroline Jayne Church
    Albin Michel, Paris, 2005, 32 p. ; 18,95 $

    Parce qu’elle préfère la boue et l’ombre à la propreté et au soleil, la petite oie encourt les moqueries de ses semblables. Comment peut-on préférer le gris au blanc immaculé ? Quand surgit le renard, c’est pourtant la vilaine qui passe inaperçue. Surprises et un peu jalouses, les autres oies tirent profit de la leçon. Elles se précipitent donc dans la boue… au moment même où la neige commence à tomber. La petite oie astucieuse, au contraire, quitte alors sa mare salissante et veille à ce que son plumage redevenu blanc se fonde dans le décor hivernal. Le renard, une fois de plus, ne la voit pas. Dessin stylisé et moqueur, leçon subtile. Un coup d’œil au dictionnaire aurait permis d’éviter la substitution d’un inexistant « candarder » au cacardage attendu.


    PLOUK LE RATON LAVEUR QUI NE VOULAIT PAS SE LAVER
    Gil Courtemanche et Bruno St-Aubin
    Les 400 coups, Montréal, 2005, 40 p. ; 12,95 $

    Naître raton laveur ne prédispose pas nécessairement au culte de la buanderie. Pas plus qu’une telle origine ne prépare forcément au conformisme. Bien que raton laveur, Plouk n’aime pas l’uniforme traditionnel de sa race, ni le silence. Les marginaux l’attirent ; avec eux, il se sent à l’aise, accepté et libre d’exprimer ses imprévisibles talents. La société n’est cependant pas d’accord pour que Plouk et ses imprévisibles semblables squattent un immeuble inoccupé. La réaction, féroce comme peut l’être une parabole, ne tardera pas : l’expulsion prendra des allures d’offensive militaire. L’attachement de Plouk à la liberté n’en diminuera pas pour autant. Ainsi naîtra La Maison des Squigis. La critique sociale occupe tous les racoins de la parabole, sans pour autant en faire un vilain exposé moralisateur. Beau et intelligent.


    LE JOUR OÙ ZOÉ ZOZOTA
    Pierre Pratt
    Les 400 coups, Montréal, 2005, 56 p. ; 14,95 $

    Difficile de trouver album moins cartésien. Tout, pourtant, pointait en direction d’un exercice étroitement encadré : entre A et Z, le parcours alphabétique, en effet, est balisé depuis toujours jusqu’à la monotonie. La surprise que réserve Pierre Pratt n’en devient que plus rafraîchissante. Oui, l’ordre alphabétique est respecté, mais l’imagination s’ébat quand même sans contrainte et crée les liens de son choix entre la lettre dont le tour est venu et le dessin qu’elle inspire à l’auteur. On admire que l’imprévu surgisse avec une telle fantaisie dans le cadre familier de l’alphabet. Subtil, brillant, agréablement déroutant, l’album traite son public avec le respect raffiné dû aux meilleurs lecteurs.


    Sentiments à la carte


    SOPHIE DÉFEND LES PETITS FANTÔMES
    Louise Leblanc et Marie-Louise Gay
    La courte échelle, Montréal, 2005, 64 p. ; 8,95 $

    Pas facile de résister à la violence. S’y résigner ne constitue pas une réponse adéquate, mais comment la combattre sans l’amplifier ? Sophie ne connaît pas toutes les réponses, mais elle sait, intuition aidant, qu’on ne règle rien en esquivant ses responsabilités. Elle hésitera un instant, cherchant à équilibrer les forces en présence, mais elle ne se résignera pas à ce que l’école fasse peur à son petit frère. Des alliances se nouent qui permettront à chacune et à chacun de choisir son camp et, surtout, de préciser ses valeurs. La violence et la force sont-elles les seules réponses adéquates ? L’histoire manque un peu de subtilité, mais quelque chose est déjà acquis si l’on apprend qu’il faut résister.


    MAÎTRESSE EN DÉTRESSE
    Danielle Simard et Caroline Merola
    Soulières, Saint-Lambert, 2005, 96 p. ; 7,95 $

    Peut-être un certain nombre d’enseignantes et d’enseignants envieront-ils la très efficace Véro. Quand vingt-cinq jeunes agités jettent le désordre autour de leur nouvelle maîtresse, d’étranges pouvoirs entrent en jeu : les mains levées ne peuvent redescendre, les bouches, bien malgré elles, crachent des grenouilles, etc. On aura compris que Véro, équipée de pouvoirs magiques, y recourt instinctivement lorsque sa patience atteint ses limites. Réactions incontrôlées ? Peut-être. Ses impatiences débouchent, en tout cas, sur des situations déplaisantes. Il faudra que la classe et sa sorcière trouvent un terrain d’entente. Amusant et plus profond qu’on ne le pense !


    MARIE SOLITUDE
    Nathalie Ferraris et Dominique Jolin
    Soulières, Saint-Lambert, 2005, 72 p. ; 7,95 $

    Thème rarement abordé que celui de la solitude voulue et âprement défendue. Pourtant, pourquoi faudrait-il que les jeunes années s’épuisent toujours dans le bruit et le fracas des fréquentations peu désirées ? Pourquoi une jeune personne ne pourrait-elle pas retarder jusqu’à l’heure de son choix les contacts intimes avec l’entourage ? Cela laisse le temps de découvrir la nature et de pactiser avec elle, de rêver sans soumettre encore l’imaginaire aux tests sociaux. Le jour viendra pourtant, sans qu’on ait à tirer sur la violette pour en accélérer la croissance, où Marie éprouvera le besoin de se confier. Que ce soit d’abord à un chat, est-ce si rare ? Écriture candide et ensorcelante, dessin à la hauteur.


    Entre deux mondes


    RHAPSODIE BOHÉMIENNE
    Mylène Gilbert-Dumas et Stéphane Bourrelle
    Soulières, Saint-Lambert, 2005, 144 p. ; 8,95 $

    Recevoir en héritage d’un oncle à peine connu un œuf de varan, ce n’est pas banal. Peut-être est-ce ridicule. Bien des jeunes filles hausseraient les épaules et rangeraient l’épisode parmi les souvenirs à oublier. Pas si simple, pourtant ! La garde du lézard s’accompagne, en effet, d’une promesse : 400 000 dollars seront versés à Marie-Pier si la bestiole atteint ses quinze ans. Mais pourquoi un tel legs ? Et pourquoi un testament aussi inusité provoque-t-il chez les parents de Marie-Pier un durable bouleversement ? Le récit est ingénieux, émouvant, fécond en rebondissements. Dès l’instant où Marie-Pier croit avoir les clés des différents mystères, un nouveau virage se produit qui renouvelle le questionnement. Et l’informatique est là qui, finement, prend la relève d’un bien susceptible varan.


    LES TUEURS DE LA DÉESSE NOIRE
    Camille Bouchard
    Boréal, Montréal, 2005, 140 p. ; 9,95 $

    Camille Bouchard, auteur prolifique à souhait, aime camper ses intrigues contre un décor exotique. Il parvient, cette fois, à entremêler l’ailleurs et le familier, des lieux québécois et le culte d’une lointaine déesse. La rencontre des deux mondes se fait d’efficace façon : puisque la déesse Kali réclame le sacrifice d’une vie, ses tueurs fanatisés poursuivront jusqu’au cœur du Québec celui dont l’arrêt de mort a été prononcé. Camille Bouchard parvient ainsi à rendre (presque) familier un univers religieux traversé par les principes immémoriaux de la réincarnation et les démêlés tumultueux des dieux hindous. La pédagogie utilisée présente de nombreux avantages. Les jeunes lecteurs peuvent concentrer leur attention sur l’affrontement avec les tueurs ; ils n’auront pas à assimiler en même temps les subtilités d’une religion mystérieuse et les étrangetés d’un pays impénétrable.


    LE BAISER DE LA SANGSUE
    Jean-Pierre Davidts
    Boréal, Montréal, 2005, 144 p. ; 9,95 $

    Le roman, bien construit, se situe à la charnière du réel et d’un redoutable imaginaire. La sangsue, bien réelle et vraiment tapie au fond d’un aquarium d’occasion, possède l’étrange pouvoir d’entraîner dans un autre univers celui qu’elle mord. L’imprudent Olivier vit des aventures terrifiantes auxquelles rien ne l’avait préparé et dont il ne s’extrait que vanné et apeuré. Quand il reprend pied dans les lieux familiers, il ne sait plus s’il a traversé un cauchemar ou séjourné dans un monde parallèle. Le jour vient où le versant sombre de son existence lui paraît, en dépit ou à cause des dangers rencontrés, plus attirant que la vie quotidienne. Le superbe conteur qu’est Jean-Pierre Davidts élargit ainsi son registre déjà impressionnant. Comme plusieurs des meilleurs auteurs d’aujourd’hui, il résiste à la tentation d’une conclusion trop nette. Quand le récit s’achève, l’imagination poursuit sa course.


    UN MÉCHANT TOUR DU DESTIN
    Jocelyn Boisvert et Paul Roux
    Vents d’Ouest, Gatineau, 2005, 214 p. ; 10,95 $

    « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ! », dit le proverbe. Malheureusement, Benjamin ignorait ce conseil. Tout au plaisir de célébrer ses dix ans, il a jeté un regard méprisant sur la vieille personne dont le quatre-vingtième anniversaire tombait le même jour. Mais voilà que les destins s’inversent et que Benjamin endosse malgré lui le corps du vieillard. Il prend conscience de ce qu’est le vieillissement et des plaisirs qui lui seront à jamais refusés s’il ne réintègre pas sa jeune enveloppe. Le vieil Émile ajoute à sa surprise quand il se déclare heureux dans sa carcasse. Benjamin modifie en profondeur plusieurs de ses verdicts. Vieillir n’est peut-être pas le statut inférieur sur lequel il levait le nez ; la jeunesse est un cadeau dont il faut apprécier chaque minute. L’auteur a su créer autour des deux « jubilaires » un environnement humain plausible et diversifié. L’amitié est à portée de main et la famille offre à la fois son affection et sa connaissance de la vie. Excellent.


    Magie et histoire


    LEONIS
    T. 4, LES MASQUES DE L’OMBRE
    T. 5, LE TOMBEAU DE DEDEPHOR
    Mario Francis
    Les Intouchables, Montréal, 2005, 255 p. et 252 p. ; 8,95 $ chacun

    Conformément à la règle non écrite qui semble régir les sagas modernes, on ne sait pas encore, à moins d’avoir reçu les confidences de l’auteur, de combien de tomes Leonis aura besoin pour regrouper les douze joyaux de la table solaire. Cela importe assez peu, car la série se déploie avec intelligence, rythme, cohésion. Les enjeux sont nets depuis le début, les forces qui s’affrontent clairement identifiées, les quelques pouvoirs surnaturels déjà distribués. Loin de nuire à l’intérêt, les limites imposées aux recours magiques contribuent à rendre le récit plus rigoureux. Leonis ne peut même pas se transformer en un autre être à moins d’absolue nécessité. Qu’il se permette des sautes d’humeur et jette parfois ses soupçons dans la mauvaise direction, voilà qui ne lui nuira pas non plus auprès des jeunes générations ; Leonis n’en devient que plus incarné. Jusqu’à maintenant, il s’agit d’une série à la trajectoire logique et pourtant fascinante.


    LE SANTERRIAN
    Gouand (Luc Saint-Hilaire)
    Mortagne, Ottawa, 2005, 715 p. ; 29,95 $

    Gouand – puisque telle est la signature voulue par l’auteur – s’est lancé à lui-même une longue série de défis. La géographie qu’il établit ne ressemble à aucune autre. La grammaire subit un nivellement des sexes qui plaira peut-être à ceux et celles qui préconisent une parfaite égalité entre hommes et femmes ; à ce stade, l’homogénéisation déconcerte plus qu’elle ne persuade. Races et gens portent des noms qui les situent d’emblée en terre inconnue. Autant d’ingrédients qui garantissent un dépaysement rapide, mais qui peuvent devenir autant de pièges et de distractions. Il serait dommage que le jeune lecteur en oublie les plus justes intuitions de l’auteur. Par exemple, celle qu’expose l’Ancêtre à propos du Moyen Peuple. Pourquoi est-il si satisfait de cette Race ? « Parce que je vous ai faits de telle sorte que vous possédez peu de connaissances, mais que vous cherchez continuellement à en découvrir de nouvelles. » De même, le secret que reçoit le héros Ardahel : « […] dans tout l’Univers, seul Elhuï peut décider ce qui doit être. Or, sa logique d’Amour dépasse tout ce que nous pouvons concevoir. Elle implique une notion importante, celle de la liberté, du libre arbitre ». Ouvrage ambitieux, lourd de questions fondamentales, mais qui court le risque des chatoiements artificiels.


    Retour sur terre


    UN FLEUVE DE SANG
    Michel Villeneuve et Stéphane Jorisch
    Hurtubise HMH, Montréal, 2005, 232 p. ; 12,95 $

    Quelques pages suffisent à Michel Villeneuve pour créer la tension et susciter les questions. Au lieu des petits parasols décoratifs qu’elle attendait, l’entreprise où le jeune héros a trouvé un emploi temporaire reçoit… quinze cadavres d’immigrants clandestins. Et c’est parti ! Beaucoup de rebondissements, une contribution importante et pourtant vraisemblable de la part d’enquêteurs encore imberbes, coups de sonde dans des cultures exotiques ou des mSurs criminelles, une écriture précise et fluide, voilà une belle brochette de mérites. À cela s’ajoutent les gestes imprévisibles d’une justice expéditive qui liquide les bavards et traite les vivants en général selon ce qu’ils rapportent ou ce qu’ils font craindre. Les jeunes enquêteurs, qui ont craint un instant d’avoir attiré la foudre au mauvais endroit, acceptent sagement de laisser les professionnels ramasser les pots cassés. Fort bien mené.


    SEKHMET, LA DÉESSE SAUVAGE
    François Gravel
    Québec Amérique, Montréal, 2005, 176 p. ; 9,95 $

    Rassemblés par leur commune fascination pour les histoires sanglantes, les jeunes membres du Club des Cadavres exquis en ont pour leur argent : à deux reprises, quelqu’un dépose à la porte de leur local de réunion de quoi soulever les cœurs mal accrochés. Supputations interminables, plan d’attaque répartissant les vérifications, clins d’œil nombreux aux enquêteurs (et enquêteures) inventés par le polar québécois, tout est mis en œuvre par l’ingénieux François Gravel. Pendant que se déroule l’enquête, les théories s’affrontent et le lecteur se familiarise sans douleur avec la tendance gothique et quelques sous-produits de la peur. « Les contes de fées, les romans policiers, les films d’horreur, déclare un membre du club, ce sont des vaccins qu’on s’administre pour s’aider à vivre. On veut bien du virus de la peur, mais à condition qu’il soit désactivé. » Roman qui porte la touche du professionnel. Écriture fluide (même si je déteste toujours autant l’horrible « moins pire »).


    LE RETOUR D’ANCA
    Michel Lavoie
    Vents d’Ouest, Gatineau, 2005, 128 p. ; 9,95 $

    L’expression fait frémir : « Alors, ma soif de vengeance… se nourrissait d’oxygène haineux ». Pourtant, comment mieux exprimer ce qu’éprouve jusqu’au plus profond celle qui doit son enfant à un violeur ? À peine âgée de dix-huit ans, Anca a, en effet, vécu le pire. À l’heure où d’autres abordent la vie, elle en a déjà subi les horreurs. Elle doit à l’enfant du viol le meilleur de son âme, mais comment tolérer que vive celui qui a sali la maternité et qui, à jamais, projettera sur l’enfant une ombre de violence ? Michel Lavoie, dont on sait le souci qu’il entretient pour la jeune génération, s’est penché sur cette indicible souffrance et il en raconte l’aboutissement : voyage jusqu’au lieu du viol, enquête jusqu’à l’identification de la bête, préparation du geste qui éliminera le criminel… Cette libération aura-t-elle lieu ? Sera-t-elle une véritable résurrection ? Sur un thème qui en aurait porté d’autres aux arlequinades, Michel Lavoie sait se tenir à proximité de la jeune femme qui a vécu le drame. De là lui viennent l’authenticité et le sens de la mesure.


    LA DISPARITION
    Charlotte Gingras et Stéphane Jorisch
    La courte échelle, Montréal, 2005, 168 p. ; 14,95 $

    Même couverte de prix et de récompenses prestigieuses, Charlotte Gingras explore sans trêve les cœurs et les cultures. Cette fois, c’est vers le Nord lointain qu’elle dirige le regard. Là vivent des Autochtones fiers et blessés, là se perdent parfois des amateurs de grands espaces venus du Sud, y compris des mères qui ne laissent derrière elles que les pages d’un carnet. Partir à sa recherche ou obtenir confirmation de sa mort, il n’y a pas d’autre destin. La certitude viendra qui rendra le deuil de moins en moins négociable, de plus en plus apaisé. Charlotte Gingras, sans le moindre souci de clinquant, transcrit les mots du peuple nordique, demande aux cultures de s’interpénétrer, livre en phrases syncopées le secret des univers inconnus. Peu à peu, la jeune orpheline surmontera la disparition de sa danseuse de mère. Elle cessera de se mettre en scène à la troisième personne (« La zombie se lève… ») et deviendra, pour elle et les autres, un être meurtri, mais vivant. Doux et beau comme un drame assumé.


    LE FILS MAUDIT
    Élaine Marie Alphin
    Trad. de l’américain par Frédérique Fraisse
    Pocket, Paris, 2005, 200 p. ; 24,95 $

    Jusqu’à quel point un enfant change-t-il en six ans ? Si, de surcroît, ces années se sont écoulées sous la férule d’un tueur en série toujours à deux doigts du meurtre, qui reprocherait à l’enfant de ne plus ressembler au garçonnet qu’il était autrefois au sein de sa famille ? Frédéric entrevoit si bien ce que peuvent être les changements qu’il tente l’aventure : il change d’identité et s’insinue sous le nom de Neil Lacey dans la famille d’un des enfants assassinés. Il trompera bien des gens, mais pas sa sœur ni son frère. Le policier chargé de l’enquête demeure également sceptique. Le récit crée une tension d’autant plus insoutenable qu’elle s’exerce sur un enfant qui ne peut demander conseil à personne. Puis, un maître-chanteur surgit du passé de Frédéric et menace de révéler la vérité. La conclusion, qu’on se reproche de n’avoir pas envisagée, est déroutante à l’extrême.


    À l’épreuve des faits


    À LA RECHERCHE DE LUCY-JANE
    Anne Bernard Lenoir
    Hurtubise HMH, Montréal, 2005, 252 p. ; 12,95 $

    Aucune austérité n’est obligatoire dans la familiarisation avec l’histoire et Anne Bernard Lenoir en fait l’éloquente démonstration. À elle la recherche et ses exigences, au lecteur le plaisir de recevoir à la fois un récit prenant et un rappel de faits vérifiés. Le décor des Îles-de-la-Madeleine est mis à contribution avec doigté et fidélité, l’histoire impose ses repères, mais l’intrigue progresse dans la liberté. On peut visiblement pratiquer la plongée sous-marine pour divers motifs : Laura, parce qu’elle entend percer le mystère d’une antique épave ; des truands, parce que la Lucy-Jane titille leur appétit par le trésor qu’elle est censée receler. Premier roman d’une auteure dont on peut déjà attendre de belles choses.


    SUR LES TRACES DES ARABES ET DE L’ISLAM
    Youssef Seddik et Olivier Tallec
    Gallimard, Paris, 2004, 128 p. ; 18,95 $

    La collection de Gallimard « Sur les traces de… » ne recule pas devant les sujets délicats ou controversés : Darwin, Napoléon, Moïse… Le petit livre consacré aux Arabes et à l’islam témoigne de la constance de cette audace et d’une rare propension à la sérénité. L’iconographie, riche et flamboyante, n’est pas en reste. L’auteur, qui initie le lecteur à la complexité du monde islamique, met en évidence certains personnages au relief étonnant. Plus encore, il dégage les lignes de force d’une culture méconnue et souvent sous-estimée. L’idée d’engager une correspondance d’ordre éthique entre Richard Cœur de Lion et Saladin déplace leur affrontement vers un terrain fécond. De même, la haute figure d’Averroès montre à un Occident souvent simpliste que l’islam aussi a tenté de réconcilier foi et raison. Texte intelligent qui ne sous-estime aucune génération.


    La science sur tous les tons


    TRÉSORS INGÉNIEUX
    Collectif
    Québec Amérique, Montréal, 2004, 160 p. ; 12,95 $

    J’avoue mon ambivalence lorsqu’un bouquin au superbe contenu scientifique tient à ressembler à un des labyrinthes « dont vous êtes le héros ». Pourquoi le cheminement, qui en avait déjà bien assez de respecter l’histoire et la géographie, doit-il se plier aux caprices du hasard et de l’irrationnel ? On me répondra sans doute que cela allège en rendant les faits plus assimilables. Peut-être. L’inconfort d’un vieux cartésien ne doit pas occulter les mérites de cette petite encyclopédie. L’information y est abondante, diversifiée, parfaitement assimilable. Dommage qu’on y introduise un jeu de dés.


    LA VITESSE DU MIEL
    Jay Ingram
    Trad. de l’anglais par Carole Noël
    MultiMondes, Sainte-Foy, 2005, 237 p. ; 29,95 $

    Un regard scientifique sur un quotidien apparemment banal. Telle est la pédagogie alerte, drôle et efficace de Jay Ingram. Est-ce du pessimisme et du réalisme d’affirmer qu’une tartine beurrée atterrit toujours sur son côté beurré ? Pourquoi, à travers la plupart des époques et des cultures, les femmes portent-elles leur bébé sur le bras gauche ? Y a-t-il un lien entre l’autisme et le regard ? Que le soleil se couche en émettant un rouge éclatant nous apprend-il quelque chose sur la température du lendemain ? Qui n’a pas posé de telles questions ? Jay Ingram répond avec compétence et prudence. Le genre de bouquin qui fascinera n’importe quel jeune curieux et qui convaincra l’adulte de s’informer (clandestinement) pour ne pas avoir l’air trop gourde…


    SOLEIL, SABLE ET SCIENCE
    Raynald Pepin
    MultiMondes, Sainte-Foy, 2005, 211 p. ; 29,95 $

    La proposition de l’auteur est nette et aguichante : profiter d’un assez bref séjour dans la nature estivale pour entrevoir et percer un certain nombre de mystères ou pour substituer des notions précises aux impressions épidermiques. Le défi n’est qu’en partie relevé. Non que les précisions ne soient pas au rendez-vous, mais parce que le naturel connaît des éclipses. L’auteur se résigne mal à attendre les circonstances favorables au questionnement ; il leur donne un coup de pouce et introduit ainsi le didactisme dans ce qui aurait gagné à demeurer une simple journée de vacances. D’autre part, le ton change radicalement dès que la question est circonscrite. La vulgarisation cède alors le terrain à la démonstration magistrale et sèche. Cela témoigne d’un vif souci de rigueur, mais risque de rompre le contact. Mais peut-être devrais-je modifier la conclusion : l’ouvrage manque peut-être de spontanéité, mais il constitue un guide fiable.


    L’ATLAS DE LA TERRE
    Collectif
    Québec Amérique, Montréal, 2005, 80 p. ; 18,95 $

    La formule est désormais familière. Elle satisfait d’ailleurs à de nombreux besoins. Elle remplit, en tout cas, un vaste créneau : présentation des lois qui régissent la nature, mise à jour des connaissances humaines, perception plus nette de l’évolution, sensibilisation aux risques que courent les équilibres écologiques, décodage éclairé des événements qui secouent l’actualité, etc. Non seulement les jeunes trouvent là de quoi mener leurs recherches, mais ils sont conviés à des expériences qui, à leur échelle, rendent intelligibles la formation des montagnes, la fossilisation, le tremblement de terre… Travail d’un grand professionnalisme.


     

  • Quand la littérature s’urbanise : Drogues, prostitution, violence

    Qu’elle cherche ses miroirs dans le roman, la biographie ou les enquêtes sociologiques, la société s’interroge sur elle-même. Elle l’a toujours fait.

    En son temps, Montesquieu dégriffait les susceptibilités en confiant à des Lettres persanes fictives le soin d’adresser des questions aux Européens. Mais peut-être les questions deviennent-elles plus imprévisibles depuis que les absolus de l’un n’ont pas cours dans la société que l’autre imagine. Tentons quand même un regard sur ce qu’une . . .

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  • Avec Moreno, Brina Svit ose, persiste et signe (entrevue)

    Avec Moreno, Brina Svit ose, persiste et signe (entrevue)

    La Slovène Brina Svit s’est rapidement imposée avec ses romans traduits en français, Con brio et Mort d’une prima donna slovène. Avec Moreno, elle choisit le français comme langue d’écriture, ce qui lui mérite le Prix 2003 du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l’Académie française.

    En cage et en panne

    La naissance de ce récit autobiographique était pourtant mal engagée. L’an dernier, Brina Svit est invitée dans . . .

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  • Comment vivre (version rap)

    Comment vivre (version rap)

     

    Comment vivre ? / Le monde est pourri.
    Comment manger, ou marcher ? / Le monde est pourri.
    Comment travailler, se reposer ? / Le monde est pourri.
    On regarde la télé, on watch the news.
    Mais comment ? / Le monde est pourri.

    J’ai mal
    J’me fais baiser par tous les trous à grands coups
    De mensonge
    L’illusion est parfaite, tout le monde y plonge
    Manipulé, escroqué, on s’en fout
    Le monde est fou
    J’en ai assez
    La terre tremble sous mes pieds
    Je vois les bombes exploser
    Les balles tirées, les coups frappés
    Vous allez me dire que vous les sentez
    Non. On est bien entraîné
    On ne sait pas pleurer
    On médite
    On fait nos exercices
    On s’applique
    On se convertit au bouddhisme narcissique de l’Amérique :
    À chacun son karma
    Moi, j’aime mon moi
    Je suis compatissant
    Mais il s’agit pas d’mon sang
    C’est beau d’voir ça
    Moi, j’aime mon moi
    Moi, j’embarque pus là-dedans

    C’est poche
    On vit pour les grosses poches
    Ce qui compte c’est la sacoche
    Garrocher des bombes sur d’la roche
    Fuck the world
    Mais
    Nos actions montent d’une coche
    Nos cennes se changent en piasses
    On va se faire la passe
    Ce qui s’passe ailleurs, se passe ailleurs
    C’est pour mon cul que j’ai peur
    J’veux pas le geler icitte
    J’veux décoller, pis vite
    Vivre en winner
    Éduquer ma progéniture
    Lui faire croire qu’la vie est pas dure
    Qu’y est pas un looser
    J’prépare son avenir
    Je signe des traités de paix
    Avec des épais
    Qui m’donnent leur terre pour une bouchée de pain

    Toujours le même refrain

    Boom ! Boom ! Boom !
    J’te laisse sauter mes tours de Babel
    J’ te fais sauter avec mes bébelles
    J’me fais du cash, la vie est belle
    Pis j’rapatrie les infidèles
    Pêle-mêle
    C’est convenable en crisse
    J’fais tout ça au nom du Christ !
    Les States ont la grippe
    C’est moi qui tousse
    J’leur fais des pipes
    Ils se la coulent douce
    Oh Canada !
    nos couilles sont molles
    On gobe tout ce qu’on nous dit
    Comme des vaches folles
    Des putes frivoles
    Fierté mon cul
    La politique pue
    Dedans, que du pus
    Je sais que c’est cru
    Mais qui croire, le PQ ?
    Le PLQ ?
    J’les ai déjà crus !
    Jamais plus
    Des traîtres comme tant d’autres
    Des Judas qui crient qu’ils sont des apôtres.
    Faites / croire / ça / à / d’autres
    On fait aux autochtones
    Ce que les Anglais nous ont fait
    Que le fédéral encore nous fait
    Comme ça le monde reste parfait
    Y’a pas de progrès

    On est tous des porcs
    On couine tous vers la mort
    Et quand bien même ça me mord
    Cette morsure vaut de l’or.

    Ha !
    J’me fais rire
    Quand j’pense aux illusions que j’ai pu nourrir
    J’voyais un nouveau monde jaillir
    Dans la métropole
    On se métisse de plus en plus
    Grecs, Haïtiens, Chinois, Russes, Hindous et Latinos
    Sortez de vos ghettos
    Faire votre patrie en plus petit
    C’est ça une prison à vie
    Le rêve américain
    Se bâtit sur le dos des tiens
    Qui sont restés derrière
    À travailler pour trois fois rien
    Tu veux être libre et souverain ?
    Vois le peuple qui t’accueille comme le tien
    Tu aimes ses banques
    Mais tu méprises sa langue.

    J’sais pas c’qui me fait parler
    J’crois plus en rien
    J’en ai assez de tolérer
    J’suis proche d’la fin
    Faut que j’arrête de penser
    Parce que j’vais me tuer
    Ça va m’tuer
    Pis je l’sais
    J’peux m’exploser sur la place publique
    Mais ça fera pas lever le public
    Dans une seconde il est amnésique.
    J’craque. J’débarque.

    Maman.
    Mais qu’est-ce qu’il reste à espérer ?
    Qu’un enfant peut tout changer ?
    Que procréer c’est triompher ?
    J’peux pas, ça me donne le goût de brailler
    Quand j’pense au jour où il va pleurer
    Quand j’pense au jour où mon enfant va me demander :
    « Maman, le monde est fucké,
    comment on fait pour le changer ? »
    Mais où est-ce que j’vais trouver le courage
    En regardant son doux visage
    De dire : « J’ai épuisé ma rage
    Comme un hamster dans sa cage
    J’ai laissé faire le carnage
    On est tous des bêtes sauvages
    Et même pire des anthropophages »
    J’enrage !

    Les couillons jouent les offusqués
    Quand ils entendent le franc-parler
    C’est trop dur de se faire réveiller
    Par les cris d’ceux qu’on a tués
    C’est le frappeur qui se fait frapper
    C’est le baiseur qui se fait baiser.
    Mais tout est bien qui finit bien
    Demain encore une autre chance
    D’exploiter et de frapper
    Pour prendre enfin notre revanche
    Et vivre une plus grande opulence !

    Moi, j’espérais que c’est ici que ça allait se passer
    Le nouveau courant
    La nouvelle mentalité
    Le réveil de l’humanité
    ouais.

     


    En 2002, la compagnie de théâtre Il va sans dire réunissait 22 auteurs dans le but de créer un cabaret politique : « Vacarmes », qui fut présenté à l’Espace Libre, à Montréal. Le texte qui suit est l’un de ceux que Tania Kontoyanni a proposés dans le cadre de cette expérience. Il a donné naissance à un rap qui fut présenté au public (avec une musique originale de Coyote) lors de la Marche mondiale des Femmes, le 7 mai dernier, devant l’Assemblée nationale à Québec.

    Tania Kontoyanni est avant tout actrice. Au théâtre, au cinéma, à la télévision. Elle est également animatrice, chroniqueuse, réalisatrice audio et auteure. Son recueil Murmures et autres rimes a été publié en 2002 aux éditions Alexandre Stanké.

     

  • Georges Navel (1904-1993)

    Georges Navel est né le 30 octobre 1904 ; il est mort le 1er novembre 1993. Entre ces deux dates, qui vont presque d’un bout à l’autre du vingtième siècle, il a connu une existence peu ordinaire et un destin littéraire à l’image de cette vie partagée entre la grisaille du nord et la lumière du sud, l’enfer bien réel des damnés de la terre, et le paradis, approché quelquefois grâce à une sensibilité exceptionnelle aux dons de la nature.

    Si son œuvre lui a . . .

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  • Lord Durham serait fier de moi (François-Xavier Garneau)

    Lord Durham serait fier de moi (François-Xavier Garneau)

    Combien croyez-vous que j’ai lu de livres pour accrocher à mon mur de mirobolants diplômes en histoire, ceci depuis 1993 ? On les compte sur les doigts de la main, en complétant le chiffre de deux zéros. Il va de soi que je n’ai pas acheté tous ces volumes. Au doctorat, ma bibliothèque universitaire couvre gratuitement toute l’Amérique du Nord. Chemin faisant, j’ai développé un tic curieux : je lis avec plus de facilité un livre emprunté qu’un ouvrage que je possède à la maison. Sans doute que le délai . . .

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