Votre panier est actuellement vide !
Auteur/autrice : Neal
Les chroniques de l’Hudres d’Héloïse Côté
« Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître », disait le Cid. À quelques gaucheries près, l’affirmation pourrait être reprise par Héloïse Côté, même si cette jeune auteure ne manifeste jamais l’orgueil qui habitait le cher Rodrigue.
Sa trilogie, Les chroniques de l’Hudres1, une « fantasy » forte de 900 pages au total, se range, en effet, parmi les lectures alertes, au rythme soutenu et aux péripéties innombrables. L’écriture, correcte et prudente, n’est pas (encore) de celles . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
« Les mythes revisités »
Le titre coiffe une collection lancée à l’automne 2005 à la Foire du Livre de Francfort. L’idée revient à Jamie Byng, de Canongate Books : proposer à des écrivains réputés de réécrire l’un des grands mythes de l’humanité selon leur propre inspiration. De quoi titiller l’imaginaire, les mythes ne présentant pas de version définitive et se prêtant à de multiples interprétations d’une richesse inestimable, en offrant des archétypes transposables dans toutes les civilisations.
Trente-trois éditeurs du monde entier, dont la maison montréalaise Boréal . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Les bienveillantes de Jonathan Littell, prix Goncourt 2006
« Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé. »
Ainsi débute Les bienveillantes1, le plus extraordinaire roman à être paru depuis des lustres. Celui qui interpelle ainsi le lecteur, c’est Maximilien Aue, ex-officier SS, recyclé après la guerre dans le commerce de la dentelle. Les 900 pages qui suivent racontent, presque au jour le jour, sa traversée de la guerre.Max Aue est un bel esprit. Brillant juriste, il aime la musique, surtout Rameau et Couperin, lit Platon, Lermontov, Flaubert . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Charles le téméraire d’Yves Bauchemin
Récit ample à souhait et d’une justesse parfaite, alternant humour et nostalgie, fougue et désarroi. La dimension d’une saga, mais condensée dans les trois premières décennies d’une vie humaine, préoccupée du pays à construire en même temps que vouée à l’établissement d’un fragile pacte de coexistence entre le rêve juvénile et un incertain pragmatisme. Certaines des péripéties de Charles le téméraire1 se retrouvent dans la plupart des existences, d’autres doivent tout au sympathique délire du personnage, d’autres encore tombent d’un ciel imprévisible aussi souvent moqueur que cruel. Pour lier le tout, l’écriture d’Yves Beauchemin.
Honte à l’effort visible
Des plumes élégantes, on dit parfois que leurs manieurs aiment à s’écouter écrire. On devrait, du moins est-ce leur avis, leur payer tribut et porter aux nues leurs élégances et leurs ostentatoires subtilités. L’heure sonne bientôt, toutefois, où la préciosité en mal d’admiration édulcore le plaisir. Le maniérisme et l’effort étalé valent peut-être, à ceux qui rédigent d’abord leurs morceaux choisis, un accueil tonitruant dans la république des lettres artificielles, mais ils laissent le lecteur loin de la simplicité et de l’abandon qu’il recherchait. Trop, selon la sagesse populaire, ne vaut pas mieux que pas assez. Ce n’est pas surtout avec des morceaux de bravoure ou des pièces d’anthologie que s’enrichit une littérature. Rien de ce nombrilisme chez Yves Beauchemin qui écrit avec naturel, finesse et vivacité sans jamais se gaspiller en effets de manches.
Charles le téméraire évite le double écueil du relâchement esthétique et de la tyrannie du bibelot recherché pour lui-même. Quelques pages suffisent à identifier l’enseigne où loge l’auteur : jamais la fluidité n’est sacrifiée à l’élégance de l’écriture, jamais l’emportement torrentiel du récit ne cherche à oser, puis à bénir les dérives démagogiques. Il y a quand même, dira-t-on, un certain nombre d’emprunts au « vocabulaire de la sacristie ». Certes, mais l’auteur trace et respecte une ligne de démarcation étanche entre la constante fidélité du romancier à un français universel et la parlure de ses personnages. Autrement dit, le joual fait partie d’une réalité avec laquelle Yves Beauchemin demeure en prise directe et qui assure la justesse du roman, mais il ne contamine pas les assises littéraires de l’œuvre. Distinction défendable. Écouter sans mépris une langue maladroite ne justifie pas qu’on imite ceux qui ne connaissent qu’elle.
L’auteur s’élève-t-il du premier coup d’aile à ce séduisant équilibre ? Le texte publié ne fait pas assez de confidences pour qu’on puisse trancher. Si, en effet, maints brouillons ont été consentis, on ne le saura qu’en confessant Yves Beauchemin ou en exhumant la preuve écrite des hésitations et des reprises. Savoir à quoi s’en tenir ne changera rien au produit fini et c’est lui qui importe. Si ratures il y eut, elles ont été balayées si loin qu’elles en paraissent invraisemblables. Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas existé, mais que le romancier met sa copie au propre avant de la publier.
Présumons quand même un instant que l’approximation a parfois précédé et préparé la réussite. Ce serait, en tout cas, de la concurrence déloyale si Yves Beauchemin trouvait toujours, dès le premier jet, ses superbes syncopes entre une épithète inattendue et le substantif prévisible. Ces accouplements presque contre nature deviennent une marque de commerce qui doit parfois passer par les tâtonnements et exiger le peaufinage. Ce serait également une partiale générosité de la nature si Beauchemin parvenait d’instinct à son efficace raréfaction des adverbes. Il s’en sert, mais avec mesure et même parcimonie, comme s’il portait sur l’adverbe le même jugement meurtrier que Graham Greene. L’écriture en devient plus précise, moins paresseuse.
Cette écriture, Yves Beauchemin la met au service de l’art trop négligé de la description. On sait ce que mange monsieur Morin au restaurant Chez Robert. On apprend, à condition de ne pas le répéter, que les cuisses de l’institutrice commencent à ses mollets. Même s’il n’apparaît que durant une nanoseconde, le curé qui prononce l’oraison funèbre de la mère de Charles a droit à son relief : « C’était un homme trapu, à la figure grave et au geste lent ; un sang riche nourrissait son ventre arrondi et quelque chose de ce ventre se retrouvait dans sa voix onctueuse et sonore ». Écriture incarnée qui, en allumant l’œil, fournit une prise à l’imaginaire et confère aux gens et aux choses un côté familier. Beauchemin veillera à ce que Charles, pendant son noviciat d’écrivain, réhabilite l’exigeante pratique de la description : « Son roman avançait lentement – les descriptions lui causant des crampes de cerveau – et il devait s’interrompre à tout moment pour vérifier des points techniques ». Ces douleurs auxquelles Charles consent, Beauchemin a pu les éprouver ; il ne nous les fait pas subir.
Ébranlements et secousses
Du berceau jusqu’à sa trentaine encore sautillante, le Charles d’Yves Beauchemin subit, provoque, encaisse ou savoure chacun des ébranlements qui ponctuent la transition entre l’innocence charmante et stupide et la maturité censée couronner le cheminement humain. La famille, les amis, les adultes et les bêtes pèsent lourd dans les engouements, les déceptions et les découvertes de Charles. Les chiens, par exemple, sont si présents et d’une écoute si attentive que le premier tome ne leur rendra justice qu’en s’intitulant Vie de chien. Ces bêtes le suivent comme leur messie et occupent au besoin l’espace normalement dévolu à l’amitié. « Le jour des funérailles [de sa petite sœur], Charles resta à la garderie et ne se sentit pas particulièrement triste. Après tout, se disait-il, tant qu’à hurler comme ça jour et nuit, mieux valait mourir. C’est ainsi qu’il expliqua la chose aux chiens en se rendant le matin à la garderie. » Quant au chien qui lui appartient en propre et qui fut injustement baptisé Bof alors qu’il mérite tout autre chose que ce nom dédaigneux, il reçoit les confidences de Charles en lieu et place de la mère tôt disparue. Et ce sera une scène émouvante et riche de culture que celle où Charles écoutera, pour faire son deuil de Bof, la lecture d’une page d’Homère : le chien Argos y reconnaît son maître Ulysse qui rentre de ses vagabondages. « Mais la noire mort avait obscurci les yeux d’Argos qui venait de revoir son maître adoré après vingt ans. »
La galerie des adultes regorge de contrastes. Le père, ignoble magma de sadisme et d’ignorance, s’emploiera avec une constance morbide à saccager les jardins secrets de l’enfant. Sans limite, il le poursuivra de ses menaces et de ses réclamations. Il ira si loin dans l’extorsion que Charles devra, pour lui payer rançon, s’aventurer fort loin dans la dissimulation et les combines. Téméraire par tempérament, Charles le sera aussi pour survivre. Heureusement, aucun des personnages qui succéderont au père ne possédera le quart de sa malignité.
À l’école non plus, les adultes ne sortiront pas tous du même moule. L’institution sera pour Charles ce qu’elle est pour beaucoup d’enfants, d’abord le lieu où on reçoit le merveilleux cadeau de la lecture. « La graine qu’avait plantée un peu au hasard mademoiselle Laramée venait de se déployer, après une longue germination. Charles, comme il l’expliqua un jour à Blonblon, ‘s’amusait dans sa tête’. […] En fait, il pouvait être n’importe qui, n’importe où, n’importe quand. C’était la liberté. » L’école est aussi le creuset où les adultes éteignent ou encouragent le talent et la curiosité. C’est parfois l’oasis, parfois la zone de récupération où l’attention s’autorise une convalescence. Comment l’enfant pourrait-il se concentrer s’il traîne jusqu’à son pupitre les terreurs nées du climat familial ? Comment résisterait-il à la tentation de l’agitation et des bouffonneries ? Aux périodes de découvertes stimulantes succèdent les jours légumineux où seul le corps est en classe. L’enfant doué, le bolé jalousé par les rivaux sera tout à l’heure dépassé par des copains moins prometteurs, mais libres de blocages.
En racontant les ébranlements qui fragilisent ou tonifient Charles, Yves Beauchemin allait amplifier celui que cause, encore plus fréquemment qu’on ne le pense, la pratique de la lecture. Ce qu’une institutrice intelligente avait éveillé en Charles en lui faisant lire Alice au pays des merveilles, un sympathique notaire, Parfait de son prénom, l’épanouira. Ce sera le prolongement de l’école, peut-être même son véritable substitut. Dans un geste émouvant de délicatesse et de culture, le notaire Parfait Michaud avait d’abord reçu sans se moquer la demande de Charles : l’enfant voulait « divorcer de son père ». Une petite enquête menée avec doigté lui avait ensuite permis de mesurer l’ampleur du drame et d’éliminer les solutions aux allures d’inopérants cataplasmes. Bonté saine, fiable et gratuite. Associée à celle des parents d’un copain de Charles, elle vaudra à l’enfant la sécurité et l’immense affection d’un foyer plus « foyer » que le premier. Restait pourtant à venir l’important cadeau d’une bibliothèque aussi plantureuse que raffinée. Lettré, mélomane, sensible à la beauté féminine, dégustateur de porto et de cognac, le notaire guidera Charles de découverte en découverte, de Stevenson à Homère, de Maurice Leblanc à La guerre des salamandres. Devançant toujours quelque peu l’heure à laquelle un livre devient abordable pour un enfant, Parfait Michaud n’hésitera même pas à engager Charles dans la conquête du monde foisonnant de Balzac. Expérience dont nul ne sort indemne, pas plus le petit téméraire que les autres. « Le cinéma et la télé agissaient sur lui d’une semblable façon, mais n’arrivaient pas à lui apporter le même envoûtement. Leur magie était plus fragile, ils ne faisaient pas travailler son imagination. »
À ce notaire à nul autre pareil, le romancier fait vivre une mésaventure dont on ne sait s’il faut en pleurer ou en rire. Parfait Michaud roule en voiture tout en savourant une musique qu’il juge divine, mais dont il ne devine pas l’auteur. Il se rassure, sachant que Radio-Canada fournira l’information sitôt terminée la présentation. Mais la pièce se prolonge et la voiture s’approche du pont-tunnel qui fait taire la radio. Le notaire ralentit, ralentit, ralentit pour se soustraire à la censure du béton. Mal lui en prend, car le conducteur qui le talonne succombe à une crise de « rage au volant » et expédie le notaire à l’hôpital ! Du grand art, car la péripétie précise le portrait du notaire mieux que mille abstractions.
Menteurs et prédateurs
En faisant naître son héros en octobre 1966, Yves Beauchemin inscrivait ses premiers pas dans un Québec secoué par la Révolution tranquille et partagé entre les anciennes allégeances et de balbutiantes audaces. Rien ne sera épargné à Charles en fait de contacts et de heurts entre les deux mondes. Ce n’est pas une famille pudique et rafistolée comme la sienne qui aurait pu le mettre en garde contre la pédophilie ou l’embrigadement des naïvetés. La société n’avait pas non plus accédé à la franchise minimale en ces matières. Seules les conversations entre pairs comblaient à leur manière les besoins d’information sexuelle ; les plus dégourdis dispensaient leur savoir, mais ils le dosaient mal en plus d’arriver parfois trop tard. Charles fut de ceux, nombreux et discrets, qui se jugèrent à jamais souillés par le geste d’un prédateur.
Il lui restait à affronter les pires formes du prosélytisme. Lors d’un camp d’été qui aurait pu et dû lui être une convalescence, Charles profite d’un concours théâtral pour pondre un sketch à l’humour plutôt lourdaud. L’accueil de l’auditoire à son œuvre et à son équipe lui fait espérer la première place. Vain espoir, car l’aumônier infléchit le verdict du jury et prive le jeune auteur d’un prix mérité. Colère futile et rage rentrée de Charles qui doit battre sa coulpe pour les péchés des autres. « L’instant d’après, Charles se trouvait à genoux devant l’aumônier en train de réciter d’une voix hésitante la formule rituelle de la confession. Mais quand vint le moment de s’accuser, il s’arrêta, ne sachant que dire. Quelque chose l’étouffait. S’il avait pu, il se serait enfui. – Répète après moi, ordonna le prêtre à voix basse. » Le jeune téméraire refoule sa frustration, mais elle l’empoisonne.
Si la Révolution tranquille détourne nombre de Québécois de l’orthodoxie catholique, elle ouvre la porte à une multitude de credos éclectiques et d’évangélistes flamboyants. Charles, qui a (un peu) mûri, se croit de taille à concilier un emploi d’organisateur auprès d’un gourou et sa liberté de pensée. Raisonnement tortueux et pari téméraire qui mettront sa vie en danger sans pourtant le convaincre des mérites de la prudence. L’évangéliste qu’il soutient en échange d’un salaire inespéré révélera ses vraies couleurs un jour ou plutôt une nuit, mais Charles, satisfait de s’être extrait du piège, passera l’éponge sur sa contribution au lavage des cerveaux. D’une tendance qui le porte à s’absoudre d’à peu près tout, Charles, téméraire impénitent et guère acquis au sens des responsabilités, tarde à prendre conscience.
La liberté du macho
Fils conformiste de son époque, Charles se conduira plus vite en vilain macho qu’en humain égalitaire et civilisé. La liberté sexuelle, il en profite tôt et gaiement, mais sans accorder à ses compagnes le droit aux mêmes gambades. Pendant que lui s’épivarde comme le bénéficiaire d’un universel droit de cuissage, elle devrait l’attendre en se morfondant comme une vestale ou l’antique femme de marin. L’attitude est même si instinctive et de racines si têtues qu’on désespère de le voir accorder un jour à la femme la liberté qu’il revendique et dont il se repaît. Sa prétention de propriétaire s’accommode de ses écarts masculins, jamais de la réciproque. Même la pénétrante lettre où Céline lui enfonce le nez dans son illogisme et sa partialité ne perce pas sa cuirasse. Sur ce terrain, même le Charles qui se précise à la fin du troisième tome et que l’amour contraint à des concessions, n’est pas tout à fait rassurant. Comme quoi un téméraire peut s’adonner au préjugé et à l’injustice aussi aisément qu’à la présomption.
Moderne et urbain
On aura compris que Charles le témérairecolle à son temps et au macadam. C’est d’ailleurs un bénéfice supplémentaire que de survoler quarante ans d’évolution sociale et politique en même temps qu’on savoure la fiction à l’état presque pur et la bouffonnerie la plus débridée.
La ville impose ses mSurs dans toutes les occasions. Très rares, en tout cas, sont les pages qui rappelleraient « les grands érables morts » ou la drave meurtrière. Si, d’aventure, survient un détour par la ruralité, ce sera pour y cicatriser une affliction, se ménager un dépaysement au sens fort du terme ou refaire le blindage mis à mal par la promiscuité urbaine. Simple pause en monde archaïque qui suspend le temps avant de le soumettre à nouveau aux exigences et aux facéties urbaines. Un de ces épisodes en forme de pèlerinage en siècle lointain nous révèle d’ailleurs un Charles capable de s’égarer en faisant le tour d’un camp de bois rond et aussi inapte à la survie en forêt qu’un chaton dégriffé. Le pauvre Bof, agonisant, se débrouille mal face à la forêt hivernale, mais quand même mieux que Charles. On est plus près de Bonheur d’occasion que du Survenant.
La ville dans laquelle Beauchemin insère Charles est frugale, dure, sans raffinement. Les coteries s’y développent sans que la masse respire un air plus salubre. Un Parfait Michaud y détonne, alors que peuvent s’y multiplier les ateliers de bricolage et de réparation et les interchangeables dépanneurs. Les emplois que peut solliciter Charles promettent tout au plus la survie. C’est pourtant un milieu où se manifestent et même se créent des réseaux d’intense chaleur humaine. Nul ne déménage sans que la parenté et les amis participent à ce sport national. L’entraide y précède les services publics et tolère les différences mieux que ne le feront l’État providence, puis le désengagement. Comme il faut d’abord vivre et que la pauvreté et l’inculture font souvent partie des « maladies familialement transmissibles », c’est par le succès financier de Simenon, de Michener ou de King que les foyers sans livres ni même alphabétisation apprendront à imaginer sans chagrin une carrière d’écrivain. Le père adoptif de Charles cessera de considérer l’écriture comme un virus malfaisant quand Parfait Michaud la lui décrira comme une des voies pouvant déboucher sur la richesse. Qui prétendra que ces époques n’ont jamais existé ? Et qui les prétendra toutes révolues ?
« Fleur de macadam », Charles est aussi fils de la Révolution tranquille, de la laïcisation, de l’expansion des normes et des bureaucraties. En termes simples, mais bien sentis, son entourage l’initie au débat politique et lui apprend la différence entre la passivité et la revendication, entre le ronronnement de la possession égoïste et les exigences du partage, entre la résignation et une débrouillardise à morale variable. Charles tâtera de tous les métiers, s’y adonnant ou les délaissant selon le critère des espèces trébuchantes et sonnantes. Aide-toi et nous t’aiderons.
L’époque modifie en profondeur les attentes envers l’État. On commence par en vouloir un, puis on souhaite en prendre le contrôle. Autour de Charles, il est devenu naturel d’idolâtrer René Lévesque et de s’investir dans la revendication souverainiste. Le jeune téméraire, qui n’a qu’une dizaine d’années au moment de la première conquête du pouvoir par le Parti québécois, grandit dans la détestation du régime de Robert Bourassa, dans la ferveur des préparatifs référendaires. Quand viendra le moment, on le retrouvera sans surprise en train de pratiquer le rituel porte-à-porte électoral et même, en fin de piste, dans le rôle exigeant de secrétaire de comté. Comme tant d’autres, l’attiédissement des convictions le rejoindra. Par personne interposée, Charles fera comprendre qu’une différence notable et même cruelle sépare Jacques Parizeau de Lucien Bouchard. Le jour viendra où Jean Charest lui paraîtra un croisement entre Jean-Baptiste et Judas. Le jeune téméraire vit et assimile ainsi l’histoire de son peuple, y compris ses phases les plus blessantes. Une longue citation en témoignera : « René Lévesque, usé et aigri, avait quitté la politique en juin 1985, avec l’aimable assistance de son ministre de la Justice, Pierre-Marc Johnson ; celui-ci l’avait remplacé pendant deux mois, puis s’était fait vider à son tour, lors des élections de décembre 1985, par un Robert Bourassa surgi miraculeusement des limbes comme un polichinelle ; certains disaient que la longue retraite qu’il s’était imposée en avait fait un homme nouveau ; d’autres le déclaraient au contraire aussi retors qu’avant, donnant toujours la même illusion de faiblesse et d’indécision, alors qu’il était de granit et d’acier, mais affligé d’un manque fondamental d’ambition qui le rendait incapable de penser grand. Le Québec s’engageait de nouveau en bâillant dans un long tunnel gris sans trop se demander ce qui l’attendait au bout. Le tonus national baissa, c’est-à-dire qu’il revint à la normale. La routine devint un peu plus routinière, la vie un peu plus pesante ». Le peuple aussi s’était montré téméraire.
L’enthousiasme et l’engagement s’avérant anémiés et piégés, l’immédiat aura beau jeu d’imposer ses calculs étriqués. Charles, que les chiens tiennent pour un humain acceptable, rentabilise son don en devenant, pendant soixante-trois jours bien comptés, aboyeur municipal. Contre rémunération, il parcourt les rues de nuit en aboyant jusqu’à ce que lui répondent les innombrables chiens sans médaille. Les délinquants ainsi repérés, s’ensuivent les contraventions que désire la municipalité. « Il aurait pu donner des leçons d’éloquence à n’importe quel chien, si bien engueulé fût-il. » Carrière ingénieuse, mais peu gratifiante. Gagne-pain dont la dignité sort blessée.
Témérité et légèreté
Confirmant à répétition la justesse du titre donné par Yves Beauchemin à son bouquin, Charles rebondit d’un coup de tête à l’autre, mais sans vraiment tirer profit des leçons qu’il s’attire. S’il lui arrive, aussi rarement que possible, de confesser un manque de jugement, il n’accède pas à la contrition parfaite et encore moins au ferme propos. Si l’école le met en contact avec la bêtise et l’injustice, il en claque la porte sans soupçonner que l’école souffrira moins que lui de cette séparation. Ses multiples démissions répondent souvent à de louables motifs, mais que diable Charles était-il allé faire dans cette galère en premier lieu ? Passe d’aboyer pendant soixante-trois nuits, mais pourquoi ajouter la bagatelle à la traque de ses amis canins et perdre son emploi ? Face à son géniteur dont l’a cent fois meurtri l’insondable cruauté, il répète comme à plaisir les prises en charge qui dépassent ses moyens. Un accès de saine colère est bientôt suivi d’une choquante capitulation. Pour plaire à une belle inconnue, il fera subir à un ministre fédéral rancunier à l’infini l’équivalent (en pire) d’un entartrage. Le prix à payer, une fois de plus, sera énorme, mais témérité oblige. Dès le départ, elle versait d’ailleurs dans le farfelu sympathique : le téméraire, en effet, faisait claquer au sommet d’un clocher montréalais une conquérante banderole proclamant que « Charles va réussir… même sans diplôme ». Persistante et toujours prête à signer, la même témérité le convaincra de miser des milliers de dollars encore virtuels sur la publication d’un roman à compte d’auteur. Les dollars disparaîtront en même temps que le bénéficiaire de l’arnaque. Même le conseil avisé de Parfait Michaud subira la défaite aux mains de cette incoercible et indéracinable présomption : Charles n’a ni le doute ni l’hésitation ni la mémoire en haute estime.
Il est donc d’autant plus étrange de voir vaciller et même se résorber le volcanique besoin d’écrire qui a jeté Charles hors des sentiers balisés. Porteur d’un grand projet, capable d’investir son être entier dans l’écriture, Charles ne connaîtra vraiment des métiers de la plume que les contrefaçons, les potins, les secrets d’alcôve. Des multiples invendus de son livre, il fera un autodafé aux allures de suicide. Les médias, où il connaît un moment de gloire, lui ferment leurs portes à l’instigation des puissants personnages qu’il s’est mis à dos. « La gloire qu’apportent les médias possède un grave inconvénient : tant que vous paraissez au petit écran, parlez à la radio ou écrivez dans un journal, tout le monde vous connaît, plusieurs vous envient et l’on vous considère comme une sorte de dieu ; mais disparaissez pendant quelque temps et les gens devront faire un effort pour se rappeler votre nom. La gloire qu’apportent les médias est immense et instantanée, mais fragile ; si on ne la nourrit pas chaque jour, elle craque et s’amenuise ; il n’en reste bientôt plus que des miettes. C’est un privilège de carnassier, qu’on doit défendre avec ses dents. » Sage conclusion dont Charles ne tient aucun compte. Au contraire, son inaptitude à boire son vin coupé d’eau achève d’en faire un inutilisable. On l’estime, on reconnaît son talent, on s’entremet en sa faveur, mais son allergie aux compromis et même aux bonnes manières milite contre lui. Ou il n’y a pas de poste vacant, ou on ne lui offre que des piges à éclipses, des courriers du cœur signés par des vedettes et d’autres sous-produits du véritable journalisme. Il niche pourtant à deux doigts d’un haut lieu du pouvoir médiatique, puisqu’on lui demande de rédiger la biographie de Pierre Péladeau. Le grand homme, il est vrai, couve peut-être un projet pour Charles, mais il se permettra de mourir avant d’y donner suite.
Ce cuisant décalage entre l’ambition initiale et la petite vie pépère qui se profile conduit-il Charles à la nostalgie ou, pire encore, à l’aigreur ? On aimerait croire que non. Son parcours, en partie par sa faute, a été douloureux, mais l’amour dont il a raté le premier passage lui consent une deuxième chance et les admirables adultes qui l’ont tiré de sa misère familiale lui sont fidèles jusqu’à la fin. Le travail politique, s’il ne comble pas son besoin d’écrire, lui restitue au moins la certitude d’une réelle utilité sociale. Ce n’est peut-être pas ce que sous-entendait la banderole promettant la réussite de Charles « même sans diplôme », mais c’est un retour sur terre comme en exige chaque jour la condition humaine.
Emprunts et raccourcis
Le Charles du roman a eu le temps, au cours de sa brève période de célébrité médiatique, de fréquenter les endroits où il fait bon d’être vu. Plutôt que le barman de Chez Castel, ce sont ceux de L’Express qui lui confèrent du prestige. Le Charles de la fiction devient plus plausible et plus vrai de ce contact avec l’esbrouffe. Le romancier va pourtant beaucoup plus loin lorsqu’il rend poreuse la frontière entre le monde où évolue un Charles inventé et celui que fréquente le lecteur dûment incarné. Certes, le clin d’œil est à la mode et nombre d’auteurs aiment bien envoyer la main aux copains par-dessus la tête du lectorat anonyme. Josette Alia, dans Quand le soleil était chaud(Grasset, 1992), fait asseoir un très réel Jean Lacouture à une table regroupant des personnages inventés. « Nous voulons tous les deux être là pour voir ce qui va se passer. Nous ne sommes pas les seuls. Jean Lacouture est venu dîner à la maison hier soir. Il dit que les envoyés spéciaux des journaux arrivent du monde entier. » Soit, amitié et copinage jouissent de tous les droits. Yves Beauchemin, toutefois, dépasse largement le clin d’œil. Réginald Martel est mis à contribution, comme le Père Lindsay, comme Luc Perreault, comme tel et tel animateurs de Radio-Canada et comme, surtout, Pierre Péladeau. Non seulement leurs noms servent de cautions historiques, mais le romancier leur met des paroles en bouche qui n’appartiennent pas à la chronique vérifiable. Beauchemin, dont le goût est sûr et le savoir-vivre sans reproche, veille à ne pas agresser ceux qu’il conscrit, mais cela laisse quand même songeur. On s’approche ainsi, sans en courir tous les dangers, de l’autofiction. De l’avis de plusieurs, il y a là « passage illégal des frontières ». Marc Weitzmann écrit, par exemple : « L’aspect le plus transgressif, c’est ce mélange revendiqué de fiction et de réalité. L’autofiction est présentée de manière hybride. Selon ses détracteurs – dont je [Weitzmann] tiens à préciser que je fais partie -, il s’agit là d’une perversion de la fonction de témoignage. Et, comme toutes les perversions, le fait même de s’avouer pour ce qu’elle est ne fait que renforcer son pouvoir de séduction » (Chaos, Grasset, 1997, p. 78). De fait, comment le lecteur pourrait-il douter de la culture musicale de l’imaginaire Parfait Michaud lorsque le notaire de la fiction reçoit l’accolade chaleurrrreuse du rrrréputé et très rrrréel Père Lindsay, père du Festival de Lanaudière ? Que les célébrités citées à la barre soient ou non d’accord ne change rien à l’affaire.
Sachons, toutefois, selon le conseil de Montaigne, « raison garder » et faire la part des préférences et de la mesure. Surfer sur le renom de gens célèbres, c’est davantage un raccourci qu’une indélicatesse. Mettre en scène le magnat Pierre Péladeau, dont les méthodes sont largement connues, c’est plus expéditif que de créer de toutes pièces son équivalent littéraire. Cela étonne, rien de plus, de la part d’une imagination aussi féconde que celle d’Yves Beauchemin.
En un sens, cependant, l’insertion de Charles dans le Québec déjà presque révolu d’hier matin, celui des années 1966-1996, rendait peut-être nécessaire le recours à cette formule. Redonner consistance et crédibilité à des mœurs et à des valeurs basculées dans l’inexistence en quelques courtes décennies, c’était un défi abrupt. Je garde le souvenir du commentaire d’un jeune après le visionnement du film Les Ordres : « Ils nous prennent pour des idiots s’ils pensent qu’on va croire que ça s’est vraiment passé comme ça… » Quand une faille traverse ainsi l’imaginaire d’un peuple et empêche de reconstituer dans sa réalité ce qui, récemment encore, constituait l’ancrage, invoquer des témoignages extraits d’un monde parallèle et indiscutable s’avère peut-être la seule pédagogie efficace. Chose certaine, et cela seul importe, Charles le téméraire reconstitue d’utile et prenante façon un cheminement à la fois individuel et collectif, à la fois québécois et universel, à la fois social et politique. Chaque humain, en effet, entreprend son existence avec le goût de faire claquer au vent une banderole promettant un destin sans pareil. La vie, moqueuse ou cruelle, laisse l’affirmation s’apaiser et force la témérité à sourire d’elle-même. En Charles, tel qu’il est au terme de ces 1500 pages, le combat se poursuit entre le réalisme émergent et le rêve qui s’entête à projeter sa lave encore et encore. En même temps que Charles, c’est tout un pays qui s’interroge : les grandes choses requièrent plus de temps que le croyait la présomption, mais cela ne fait pourtant pas disparaître l’espoir.
Il s’impose, en raison du plaisir éprouvé et de la leçon servie, de dire merci à Beauchemin.
1. Charles le téméraire, T. I, Un temps de chien, Fides, Montréal, 2004, 684 p., 29,95 $ ; T. II, Un saut dans le vide, Fides, Montréal, 2005, 413 p., 24,95 $ ; T. III, Parti pour la gloire, Fides, Montréal, 2006, 421 p., 24,95 $.
Yves Beauchemin a publié :
L’enfirouapé, Prix France-Québec 1975, La Presse, 1974 ; Le matou, Prix de la Ville de Montréal 1982, Prix du livre d’été, Cannes, 1982, Prix des Lycéens du Conseil régional de l’Île-de-France, Paris, 1992, Québec Amérique, 1981 ; Du sommet d’un arbre, Québec Amérique, 1986 ; L’avenir du français au Québec, en collaboration, Québec Amérique, 1987 ; Juliette Pomerleau, Prix du Grand Public du Salon du livre de Montréal-La Presse 1989, Prix Jean-Giono 1990, Grand Prix littéraire des lectrices de Elle 1990, Prix des Arts Maximilien-Boucher 1990, Québec Amérique, 1989 ; Une histoire à faire japper, Québec Amérique Jeunesse, 1991 ; Antoine et Alfred, Québec Amérique Jeunesse, 1992 ; Le prix, livret de l’opéra de Jacques Hétu, Productions Le Prix, 1993 ; Entretiens sur la passion de lire, avec Henri Tranquille, Québec Amérique, 1993 ; Le second violon, Québec Amérique, 1996 ; Alfred sauve Antoine, Québec Amérique Jeunesse, 1996 ;Alfred et la lune cassée, Québec Amérique Jeunesse, 1997 ; Les émois d’un marchand de café, Prix du Grand Public du Salon du livre de Montréal-La Presse 2000, Québec Amérique, 1999 ; Une nuit à l’hôtel, Québec Amérique, 2001 ; Charles le téméraire, T. I, Un temps de chien, Fides, 2004 ; T. II, Un saut dans le vide, Fides, 2005 ; T. III, Parti pour la gloire, Fides, 2006.EXTRAITS
L’instant d’après, Charles se trouvait à genoux devant l’aumônier en train de réciter d’une voix hésitante la formule rituelle de la confession. Mais quand vint le moment de s’accuser, il s’arrêta ; ne sachant que dire. Quelque chose l’étouffait. S’il avait pu, il se serait enfui.
– Répète après moi, ordonna le prêtre à voix basse. Mon père, je m’accuse d’avoir porté les autres à l’impureté par mes gestes et mes paroles, et d’y avoir pris plaisir.
Après avoir reçu sa pénitence, Charles se releva, penaud, les yeux baissés, et se dirigea aussitôt vers la porte. Sa confession était incomplète. Il aurait dû s’accuser également de haïr cet homme, de le haïr assez pour vouloir lui arracher les yeux.
Un temps de chien, p. 308.Malheureusement, seule une infime partie de cette succulente matière était publiable ; malgré tous les beaux discours, la liberté d’expression, en effet, restait une chose bien limitée ; on pouvait écrire n’importe quoi, à condition de ne rien dire. Ah ! les soucis et les embêtements ne manquaient pas dans la vie d’un journaliste. Lui-même, Délicieux, avait eu des sueurs froides pendant trois semaines, car Vie d’artiste, le journal où il travaillait depuis dix-sept ans, venait d’être acheté par Quebecor et on avait décidé d’y faire le ménage, Pierre Péladeau, le grand patron, ayant déclaré que « le bois mort faisait du mauvais papier journal ».
Un saut dans le vide, p. 314.Charles vivait toujours en célibataire et devait se contenter de médiocres aventures. Steve l’incitait à fréquenter comme lui deux ou trois femmes à la fois, à cause des bienfaits de tous ordres que cela apportait. Mais, vers la fin de l’été, il annonça à ses amis un grand changement dans sa vie : il venait de balancer une de ses deux blondes pour se concentrer sur la plus jolie, qui était en même temps la plus intelligente.
Parti pour la gloire, p. 12.La gloire qu’apportent les médias est immense et instantanée, mais fragile ; si on ne la nourrit pas chaque jour, elle craque et s’amenuise ; il n’en reste bientôt plus que des miettes. C’est un privilège de carnassier, qu’on doit défendre avec ses dents. […] Charles faisait la triste expérience de ces réalités et souffrait de nostalgie, cette maladie pourtant réservée aux vieilles personnes. Il en vint à se demander s’il ne devrait pas suivre les conseils de Steve et retourner aux études pour se préparer à une nouvelle carrière. Après tout, mieux valait être un obscur dentiste au revenu confortable qu’unhas been poursuivi par les factures.
Parti pour la gloire, p. 237..
Quatre auteurs et quinze éditeurs* québécois qui voient vert
Ils se sont engagés à éliminer l’utilisation du papier tiré des forêts en danger pour fabriquer leurs livres.
Yves Beauchemin, Claude Cossette, Louis Hamelin, Line Rainville et Boréal, Fides, Écosociété, entre aux, sont les pionniers d’un mouvement dans lequel culture rime avec conservation des forêts. À l’instigation d’une femme !Ce n’est qu’un début
Elle affiche déjà des réussites et elle ne s’arrêtera pas là. Mais il ne s’agit pas d’une histoire sans fin. Disons que Nicole Rycroft continuera . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Julien Benda (1867-1956)
Julien Benda, qui a écrit une cinquantaine d’ouvrages, reste pour plusieurs l’auteur d’un seul titre. En effet, La trahison des clercs a tout éclipsé de l’œuvre de l’essayiste et du romancier, méconnu et pourtant excellent, et de l’autobiographe, dont la remarquable trilogie trace le parcours et la figure d’un écrivain de premier ordre.
« [V]ivre avec des livres aimés, dans un climat tout spirituel, loin de toute vie pratique, quitte à ne rien produire. Mon rêve était bien moins d’être un auteur que de . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Paresse ? Négligence ? Manque de temps ? (La Bible)
Il le savait, j’en suis sûre. Il devait bien se rendre compte que je n’en disais rien, que je ne savais que dire. Il signait un exemplaire pour moi, me le donnait, je le remerciais, puis plus rien. Terminé, l’échange, pour ce livre-là comme pour la plupart des autres.
J’ai lu trois ou quatre des quinze livres qu’il a publiés, pas plus. J’ai lu le recueil de nouvelles écrites sous le soleil italien et l’autre aussi, où il parle de son adolescence. Puis un de ses deux romans, dans lequel un homme analyse un mariage, décrit la naissance de sa fille et le suicide de sa femme qui, un hiver enneigé, marche vers la rive de l’Elbe, avance dans l’eau froide, se noie. Calmement, un peu comme Virginia Woolf.
Quand ma mémoire me fait défaut, quand je ne sais plus qui est la mère de Dionysos ou d’Héraclès, je me sers de sa collection de légendes de la mythologie classique, gros volume publié en 1937 par Ullstein, en caractères gothiques que je lis encore aujourd’hui facilement. Je suppose que c’est comme le tricot ou la natation. Une fois qu’on sait y faire, ça ne s’oublie plus.
Ce livre fait partie de ceux grâce auxquels il réussissait à nous faire vivre entre 1933 et 1945, lui, écrivain et fonctionnaire allemand hors fonction à partir de février 1933. Des livres gagne-pain qui prennent encore de la place dans ma bibliothèque : une biographie de la famille Woermann, dynastie de la marine marchande allemande, et d’artistes aussi. Schiller, Herder, et le peintre Runge.
Je suis parfois un peu fâchée de devoir me rendre compte, à mon tour, que mes enfants ne lisent pas vraiment ce que j’écris. Je n’ose pas leur en parler. Tout comme mon père qui savait que je ne le lisais pas, mais ne me posait pas de question, je ne veux pas leur demander à quelle page ils se sont arrêtés et pourquoi. Dans mon cas, dans le leur, s’agit-il d’indifférence ? N’est-ce pas plutôt de la pudeur qui nous dit que l’écriture, chose tellement intime, nous en révélerait trop sur la personne aimée ? Mais je me cherche des excuses. Et si je parle ici des livres de mon père, c’est bien pour éviter de mentionner des livres plus importants que les siens et que je n’ai pas lus non plus. Il y en a un surtout, d’après les statistiques le best-seller de tous les best-sellers, vous l’avez deviné, oui, je n’ai pas lu la Bible.
À l’âge de quatorze ans, j’allais une fois par semaine, le jeudi après-midi, à l’église luthérienne de notre quartier, suivre avec d’autres jeunes le cours d’usage qui prépare à la confirmation. Le pasteur nous expliquait certains passages du Nouveau Testament, nous demandait d’en lire d’autres. Je ne me rappelle plus si je l’ai fait. De toute façon il aurait fallu commettre je ne sais quel crime pour ne pas réussir à ce cours. Le Dimanche des Rameaux, jour de la confirmation, était sans obstacles : le « Notre père qui êtes » et la profession de foi se récitaient en chœur, la confession des péchés se faisait en silence, selon le rituel luthérien. Aucun risque de se faire rejeter ou punir.
À condition d’être présent le jeudi, on avait le droit de s’inscrire à l’équipe de ceux qui, le dimanche, allaient sonner les cloches. Une aventure à mon goût. Monter dans la tour qui, le bâtiment datant des années vingt, était d’une architecture Bauhaus, plutôt ouverte. Il faisait frais, là-haut, et on voyait les alentours. Il fallait alors attraper une des grosses cordes et, le signal donné, s’envoler dans une sorte de danse avec elle. Quand on reprenait contact avec le sol, on se donnait un nouvel élan, d’un bon coup de pied, et déjà la danse repartait. Tout cela au son des cloches, quelle merveille ! J’ai beaucoup de bons souvenirs de mon adolescence, mais la danse des cloches dominicale me semble un des meilleurs, du moins maintenant que j’y réfléchis. Et on n’était même pas obligé d’assister au culte…
La Bible. Qui peut affirmer avoir lu la Bible ? Tous ces gens qui en ont fait un best-seller, l’ont-ils lue ? Les hôtels et motels nord-américains qui mettent un exemplaire du Nouveau Testament dans les tiroirs des tables de chevet, ont-ils parfois besoin de remplacer les volumes fatigués d’avoir été lus, feuilletés ou même volés ? J’en doute. Ceux que j’ai vus avaient toujours l’air tout neuf.
Lorsque j’ai posé la question « As-tu lu la Bible » à ma sœur, elle a hésité, puis a parlé d’extraits, de morceaux choisis Pourtant, on avait un grand-père missionnaire, un autre, théologien. Eux, oui, ils ont certainement lu et relu la Bible, l’un dans le presbytère des son église au Ghana, l’autre dans son bureau, à la Humboldt Universität de Berlin. La famille n’est donc pas entièrement impie.
Mes parents ? Je ne les ai jamais vus la Bible à la main. Ma mère gardait dans sa table de chevet un exemplaire que son père, le théologien, lui avait offert le jour de ses épousailles, le 1er septembre 1913. La couverture qui a dû être en cuir maroquin brun – il avait du goût, ce grand-père, il n’aurait pas choisi le rouge pour ce livre divin – semble avoir été arrachée, qui sait pourquoi. La vieille Bible de ma mère est pour ainsi dire nue. Et comme mes parents sont morts, je ne peux leur poser de question au sujet de cet acte de violence apparent.
La dédicace, tirée de la 14e épître aux Romains, de Paul, semble vouloir rassurer la jeune femme qu’était ma mère. Quoi qu’il arrive, quelles que soient les différences entre elle et son mari, elle sera toujours sous la protection de Dieu. L’a-t-elle été ? Deux guerres, un mariage troublé qui s’est terminé quand elle avait plus de soixante-cinq ans, une grave maladie paralysante Je ne sais pas.
Lors de la confirmation, le pasteur met, comme le veut la tradition, sur le certificat de chacun une citation. Sur le mien, j’ai trouvé une parole disant qu’à condition d’aimer Dieu, tout ce qui nous arrive, est pour notre bien. Je me rappelle ce verset, en allemand, bien sûr. Si j’avais encore le document, je donnerais la référence exacte, mais il est parti avec le reste de mes manuscrits et autres paperasses aux Archives nationales, à Ottawa, me rapportant un crédit d’impôt, du bien donc, comme le disait le verset.
Tout à coup, je suis prise de rage de ne pas savoir où dans la Bible le pasteur avait trouvé cette phrase. Pourquoi ai-je pour ainsi dire vendu un document qui devait m’accompagner jusqu’à la fin de ma vie ? Je prends la Bible de ma mère. L’édition date de 1908, les caractères sont, je dirais, hautement gothiques. Mais je le trouverai bien, ce verset. J’aime la recherche et le speed reading est un peu ma spécialité. L’Ancien Testament ? Non. Le Nouveau alors. Je commence. Trois cents pages à lire. Cet après-midi ? Oui. Nuit blanche attend mon texte.
Je lis. Assise à mon bureau d’abord, bureau surchargé de papiers éparpillés autour de l’écran de mon ordinateur. Un verre de jus à moitié vide, des pots remplis de crayons non aiguisés, de stylos sans encre, la vieille paire de ciseaux de mon père, un gros Petit Robert, plusieurs exemplaires de Virages, la revue de la nouvelle en Ontario français.Pas de place pour le livre saint. Je le tiens donc entre les mains. Il leur pèse : les poignets commencent à me faire mal, surtout le gauche, sur lequel reposent et l’Ancien Testament et les premières 175 pages du Nouveau. J’abandonne cette position, m’assois près de la grande fenêtre du salon dans le fauteuil vieux rose, meuble ergonomique de design italien, acheté pour sa couleur, oui, mais surtout pour ses accoudoirs qui permettent de tenir un livre sans que les bras se fatiguent.
Il est deux heures, vers quatre heures CJBC Radio-Canada m’appellera pour notre rendez-vous du jeudi, jour où l’on me permet de commenter l’actualité. Aujourd’hui je parlerai de ce pauvre M. Grewal, parlementaire conservateur maladroit et peut-être malhonnête, de la décision de la Cour suprême concernant notre système de santé – le système à deux vitesses marche assez bien en Allemagne et en France aussi – puis, pour faire un peu dans le frivole, de la mode féminine de nos jours : estomacs, ventres, hanches et derrières plus ou moins nus ou bien couverts de fringues ressemblant à des sous-vêtements sans élégance
Je serre les dents, deux heures, ça devrait suffire, je lis Évangiles, aperçois un tas de versets que je connais encore par cœur – l’enseignement pastoral n’a donc pas été peine perdue ! Quatre versions d’une même histoire Je suis tentée de penser aux Exercices de style de Raymond Queneau, mais, passons, voici déjà les Épîtres. 3 h 15, vais-je pouvoir parcourir tout cela, je me le demande, j’accélère, certaines des phrases sont imprimées en gras, cela facilite la chose mais augmente le risque d’avoir à recommencer faute de ne pas avoir vu le verset que je cherche.
Mais soudain, eurêka ! voici, en gras bien noir, le cadeau du pasteur berlinois : Wir wissen aber, dass denen die Gott lieben, alle Dinge zum Besten dienen. 8e épître aux Romains de Paul. Le message correspond à celui que mon grand-père donnait à sa fille. C’est une phrase que, sans aimer Dieu, je me suis souvent répétée quand les choses allaient mal dans ma vie, histoire de me remonter un peu le moral.
Bon. À partir d’aujourd’hui, je peux affirmer avoir lu une partie de la Bible. La question que je me pose maintenant est de savoir si je vais lire l’Ancien Testament aussi. Il faut dire que je n’aime pas faire les choses à moitié. Je vais donc placer le livre maternel sur le rebord de la fenêtre près du fauteuil rose.
Le rendez-vous est pris, le livre m’attendra, j’en suis sûre. Après tout, cette édition de la Bible a quatre-vingt-dix-sept ans, je terminerai sa lecture avant qu’elle n’en ait cent. Et quand ce sera fait, je lirai peut-être un des livres de mon père. Je lui dois bien cela.
Libérez-nous des pédagogues
Le nouveau programme – d’histoire au secondaire, soumis à approbation ministérielle et qui a suscité un tollé général, a au moins ceci de bon qu’il met en lumière la malfaisance dont sont capables nos pédagogues. On lui a reproché sa perspective fédéraliste : c’est là son moindre défaut.
Il s’agit surtout d’une « pluriculturalité » bien-pensante, destinée à estomper la singularité de la société québécoise, laquelle n’apparaît qu’avec sa modernisation normalisante et son « changement de mentalité ». Il ne convient pas de . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Yvon Rivard : Le roman de l’apaisement
Écrivain discret, Yvon Rivard a patiemment construit au fil des ans une œuvre romanesque aussi forte que singulière, ce dont témoigne l’accueil chaleureux qui lui a jusqu’ici été réservé : Prix du Gouverneur général du Canada, en 1986, pour Les silences du corbeau, Prix Gabrielle-Roy, en 1994, Grand Prix du livre de Montréal pour son roman Le milieu du jour, en 1996, et à nouveau en 2005 pour son plus récent roman, Le siècle de Jeanne.
Yvon Rivard manie les mots . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Le lézard amoureux
La naissance d’un nouvel éditeur est assurément une raison de se réjouir. Encore plus lorsqu’il s’agit d’un éditeur de poésie – sans contredit le mal-aimé, le laissé-pour-compte de la famille littéraire. Bien futé celui qui pourra dire ce qui se retrouve dans la poésie et qui souvent manque aux autres genres littéraires Le lézard amoureux, nouvel éditeur donc, situé à Québec, nous proposait en 2005 quatre œuvres dans lesquelles on retrouve la qualité vaporeuse, difficilement identifiable, qui permet, chose certaine, de dire autrement . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Nicole Filion : Des mots pour faire rêver, rire et pleurer
Originaire de Québec, Nicole Filion est habitée par le coin de pays où elle a choisi de tisser son nid : Amqui, dans la Vallée-de-la-Matapédia, où la campagne gaspésienne, l’eau et la forêt empreignent sa création aussi bien que son quotidien. C’est du moins ce dont témoigne la plus grande partie de son œuvre littéraire publiée à ce jour.
Également artiste en art visuel et mélomane, l’écrivaine est dotée d’antennes propres à capter les sensations les plus diverses. On reconnaît l . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Les personnages de la démesure d’Irène Némirovsky
Irène Némirovsky est morte dans un camp de concentration en 1942. Elle n’avait pas quarante ans. Contrairement à des milliers d’autres dont la vie a été tout aussi absurdement fauchée, elle échappe à l’anonymat car elle a laissé des récits qui parlent encore en son nom. Ils font entendre un cri de révolte contre la bêtise, l’égocentrisme et l’injustice. Suite française lui a valu le prix Renaudot 2004 à titre posthume. L’événement a suscité la réédition d’une bonne partie de son œuvre1 . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
L’héritage de Trudeau : L’image et la pensée
Flamboyant, tenace, dialecticien, arrogant, séduisant, radin, autant d’épithètes qui ont collé à la peau de l’ancien premier ministre Pierre Elliott Trudeau et dont, aujourd’hui encore, on perçoit l’écho. Trois livres récents démontrent, sinon la constante pertinence de ces qualificatifs, du moins leur durable résonnance.
Ils offrent, dans le premier cas, un portrait qui doit tout au tachisme, dans le deuxième, un hybride de complaisance et de révélations étonnantes et, en troisième lieu, une magnifique analyse du parcours de l’homme depuis
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
La représentation du conflit Israélo-Palestinen dans la littérature pour la jeunesse
Il n’est pas facile d’aborder le conflit israélo-palestinien sans s’attirer immédiatement une foule de critiques. Qu’on se souvienne des polémiques soulevées par la diffusion à la télévision du film Route 181 ou du documentaire La porte du Soleil. Un homme comme Edgar Morin, ancien déporté, a été accusé d’antisémitisme et poursuivi en justice pour avoir publiquement critiqué la politique de colonisation menée par le gouvernement dirigé par Ariel Sharon.
Dans ces conditions, comment oser aborder le conflit dans les œuvres destinées à la jeunesse ? Quelques auteurs courageux et talentueux l’ont fait. Des éditeurs ont pris le risque de les publier. Mais on en propose rarement l’étude en milieu scolaire.
L’évacuation par l’armée israélienne des colonies implantées dans la bande de Gaza et la création d’un nouveau parti, Kalima, ont brisé des tabous. Les « faucons » les plus intransigeants ont fait un pas décisif en imposant à leurs partisans la position que la paix et la sécurité allaient de pair avec la création d’un État palestinien viable, position qui n’était jusqu’alors soutenue, et minoritairement, que par les pacifistes et les travaillistes. Mais, depuis Oslo et Camp David, les espoirs sans cesse déçus par des accords non appliqués ont suscité beaucoup d’amertume, puis l’assassinat d’un premier ministre qui acceptait de négocier la paix, la mort de celui qui avait su unilatéralement imposer un premier retrait des colonies. Les pacifistes sont mal à l’aise, les extrémistes s’en trouvent renforcés et le scepticisme a gagné l’ensemble de la population.
Comme l’écrit Véronique Massenot, auteure de Soliman le pacifique, « […] je veux croire à la paix entre Israéliens et Palestiniens. Une vraie paix, juste pour tous, où chacun a sa place et respecte l’autre. C’est la seule issue. On le sait bien. Mais pourquoi faut-il tant de temps, tant de sang pour que les idées les plus sages progressent enfin ? » C’est à ce processus de paix que son livre voudrait modestement contribuer.
C’est aussi le sens de cette sélection d’une dizaine d’œuvres accessibles aux enfants du secondaire.
Les auteurs
Si notre choix s’est principalement porté sur des livres écrits en français, tous n’expriment pas des points de vue d’auteurs francophones. Certains sont traduits de l’hébreu (Riki, un enfant à Jérusalem, Samir et Jonathan, Les tagueurs de Jabalya), un autre de l’italien (Rêver la Palestine), un autre de l’américain (La colombe de Gaza). Dans leur échange de correspondance, Mervet et Galit écrivent chacune dans sa langue : Si tu veux être mon amie est ainsi traduit de l’arabe et de l’hébreu.
La voix des auteurs n’est pas neutre.
Du côté israélien, les histoires personnelles ne sont pas identiques. Yaël Hassan, d’origine polonaise, appartient « à la génération des enfants de rescapés » et de ce fait dit « avoir reçu la Shoah en héritage ». Bien que née à Paris, elle avait fait le choix d’aller fonder une famille en Israël où elle a vécu quatorze ans avant de revenir à Paris, se sentant « profondément juive culturellement mais aussi profondément française ». Les parents de Valérie Zénatti ont émigré en Israël alors qu’elle était déjà adolescente. Elle y a même été soldate, expérience qu’elle relate dans un livre. Ouzi Dekel, après avoir participé aux opérations militaires dans la bande de Gaza, est devenu l’un des fondateurs du mouvement « Yesh Gvoul », regroupant les soldats qui refusent de servir dans les « territoires ».
D’un autre côté, Nicole Vennat, qui a travaillé avec les enfants dans les camps palestiniens, exprime une certaine sympathie pour leur cause. C’est sans doute pourquoi l’éditeur a pris soin de faire ajouter à son album « une postface exprimant une sensibilité juive ».
Véronique Massenot, qui n’a jamais été en Israël ni en Palestine, a simplement réagi à un fait d’actualité qui la touchait, réalisant l’un des plus beaux livres sur le sujet. Elle s’explique : « N’est-ce pas le propre de l’écrivain que de se projeter dans le vécu de l’Autre, de l’explorer en profondeur et, par l’écriture, de faire partager cette exploration au lecteur ? Je revendique, ajoute-t-elle, le droit de parler de tout et envisage mon travail comme celui d’un ‘reporter en chambre’ envoyé sur le terrain de sa propre humanité confrontée à celle des autres, tous les autres ».
Alors qu’il était « à peine sorti d’une phase admirative très dans l’air du temps pour la geste israélienne », Jacques Vénuleth rencontre des exilés palestiniens au cours d’un séjour de plusieurs années au Maroc.
Robert Gaillot a simplement réagi à l’injustice. « Je ne supporte pas, dit-il, la loi du plus musclé, de celui qui a le plus de chars, l’assujettissement, le mensonge quotidien concernant ce conflit, l’abattage des oliveraies, la destruction des maisons, les camps de réfugiés. »
Briser le mur d’incompréhension
À l’exception de l’album de Robert Gaillot qui rappelle en quelques images, accompagnées d’un très bref texte bilingue (français-arabe), que la création de l’État d’Israël a entraîné l’exode forcé de Palestiniens, de Jacques Vénuleth dont le personnage emploie des termes forts comme « racisme institutionnalisé » et « apartheid », et de Randa Ghazy qui a fait un livre de dénonciation, chacun prend soin d’être extrêmement nuancé tout en exprimant une grande gêne à l’égard du sort réservé aux Palestiniens, principalement dans la bande de Gaza, lieu mentionné dans presque tous les ouvrages.
La construction d’un mur éventrant les paysages, emprisonnant les uns, enfermant les autres n’est pas qu’une réalité matérielle, c’est aussi une réalité psychologique, comme le montre bien le témoignage filmique de Simone Bitton (Le Mur, film documentaire, France/Israël, 1h 40). L’étude ou la lecture attentive de quelques-uns de ces livres pourrait sans doute contribuer à briser l’incompréhension mutuelle.
SAMIR ET JONATHAN
Daniella Carmi
Trad. de l’hébreu par Sylvie Cohen
Le Livre de Poche jeunesse, Paris, 2002, 220 p. ; 9,50 $
Prix Unesco de la littérature pour l’enfance et la jeunesse au service de la toléranceLe narrateur de ce roman à la première personne, Samir, enfant palestinien, a fait une chute en dévalant les marches de l’escalier du marché à bicyclette. Il doit être opéré du genou dans un hôpital en Israël. Grâce à l’avocat chez qui elle travaille, sa mère a pu obtenir un laissez-passer qu’elle n’aurait pas eu même en faisant « le siège devant les bureaux des autorités militaires trois jours et trois nuits de suite ».La rotule est brisée. Samir doit demeurer à l’hôpital en attendant la venue d’un spécialiste de Chicago. Il partage donc quelques jours une chambre avec plusieurs enfants parmi lesquels Tsahi dont le frère est soldat. C’est la première fois que Samir voit un soldat de si près et sans casque. Il se demande si ce n’est pas lui qui a tué son frère Fadi. Il y a aussi Razia qui a été battue par son père un soir qu’il avait bu trop d’arak, Ludmilla qui lui semble une princesse et surtout le blond Jonathan, toujours plongé dans des livres sur les étoiles.Samir est étonné de la propreté et du calme de l’hôpital où il n’y a « pas de bruit, pas de coup de feu, ni de fumée » et où l’on peut prendre trois repas par jour. Enfin, un chirurgien venu de Chicago, qui ressemble aux docteurs des feuilletons que l’on voit à la télévision jordanienne le lundi soir, procède à l’opération.
Un soir, Jonathan, qui avait promis à Samir de l’emmener sur Mars, apporte un fauteuil roulant et entraîne son ami dans une salle où il y a un ordinateur avec un lecteur de CD-ROM. Deux enfants « qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau » apparaissent sur l’écran, un bleu et un vert. Ça n’a aucune importance, explique Jonathan, « ils sont faits de la même matière », comme tous les êtres vivants.Une fois sur Mars, les deux enfants s’efforcent de rendre la planète habitable en creusant des tranchées pour arroser le sable, en ajoutant des plantes pour l’oxygène et en faisant un écran de gaz pour éviter le rayonnement, en creusant un grand lac pour faire comme une mer… C’est évidemment un long passage métaphorique, réunion d’un enfant palestinien et d’un enfant israélien en train de bâtir « un nouveau monde », qui se termine par cette réflexion de Samir : « Rien n’est impossible du moment que nous sommes ensemble ».Le père de Samir, qui n’a pas pu lui rendre visite en raison du « bouclage des territoires », après avoir fait la queue trois jours durant devant les bureaux de l’administration des territoires avec une lettre de l’hôpital, peut enfin obtenir le laissez-passer pour venir chercher son fils.
Un livre généreux, écrit par une Israélienne vivant à Jérusalem, qui évoque bien la situation difficile des Palestiniens. Une histoire exemplaire, pleine d’espoir et de bons sentiments mais que les jeunes lecteurs trouveront peut-être un peu statique.
Me voilà, moi, Samir, un enfant des territoires, en train de pisser, en hurlant de rire et en me moquant royalement du monde, dans un bac à sable en compagnie d’un garçon juif dont le frère est soldat. Oui. Chaque jour, il me faudra un signe pour me rappeler que c’est vraiment arrivé et que je n’ai pas rêvé.
p. 207
LA COLOMBE DE GAZA
Cathryn Clinton
Trad. de l’américain par Jacqueline Odin
Milan, Toulouse, 2005, 240 p. ; 12,95 $Ce roman à la première personne se présente comme le témoignage de Malaak, une jeune fille de onze ans qui vit dans la bande de Gaza.
Un jour, son père, parti travailler en Israël, n’est pas revenu. Une bombe du djihad a fait sauter le bus qu’empruntaient de nombreux Israéliens. Du toit de sa maison, elle attend son retour, se remémorant son dernier geste : le poing levé, le pouce en l’air pour signifier : « Je vais gagner ». Depuis, elle n’en parle presque plus et se confie surtout à son oiseau Abdo.
Malgré la mère qui ne cesse de répéter : « J’ai perdu mon mari. Je ne veux pas perdre mon fils », son frère Hamid est fortement tenté de se comporter en shabib, jeune militant et combattant des pierres, comme son copain Tariq.
Il est difficile de l’en dissuader alors qu’on garde précieusement dans la maison la photo de famille montrant les grands-parents « dans un jardin où poussent des jasmins et un olivier » avec l’inscription « Jérusalem 1946 ».
Si l’on supporte tant bien que mal le couvre-feu, les bouclages avec fermeture des écoles, les coupures d’eau, les maisons rasées pour l’exemple en représailles de l’assassinat d’un colon, le sentiment de vivre « en résidence surveillée », tout peut à tout moment basculer dans la violence.
Un enfant tué par les soldats israéliens, un autre abattu parce qu’il arborait un drapeau palestinien en tête du cortège et qu’on va enterrer « dans ses vêtements de martyr » et Hamid lance à son tour des pierres sur les soldats, prenant part à la première Intifada, ce qui va faire de lui un autre enfant « tombé à Gaza ».
Hamid écrivait des poèmes et l’un d’eux rythme le livre : « Petit oiseau, pourquoi ne voles-tu pas là-haut ? / Y a-t-il trop de barrières dressées ? / Trop de frontières à traverser ? »
Le livre, qui s’appuie sur un travail de recherche et des témoignages, résonne comme le diagnostic tragique d’une situation complètement bloquée entre 1988 et 1989. L’un de ses intérêts majeurs est de faire comprendre comment Hamid, l’enfant poète, bascule dans la violence malgré la promesse faite à sa mère et à sa sœur. Abdo, la colombe de Gaza, ne se serait-elle pas définitivement envolée ?
Le livre, accompagné de cartes et de repères chronologiques, bénéficie d’une couverture saisissante de Marcelino Truong.
LES TAGUEURS DE JABALYA
CHRONIQUES D’UN CAMP DE RÉFUGIÉS PALESTINIENS
Ouzi Dekel
Syros jeunesse, Paris, 2001, 92 p. ; 12,95 $Cette courte fiction s’inspire de l’expérience de l’auteur qui, en tant que soldat israélien, s’est lui-même trouvé à l’intérieur du camp de réfugiés palestiniens de Jabalya, lieu hautement symbolique où s’était déclenchée la première Intifada en décembre 1987.
Dans un café de Tel-Aviv, en fin de journée, des amis lisent un article de journal évoquant une stèle élevée à la mémoire des enfants tués lors du massacre par l’artillerie israélienne de deux cents habitants du village de Qana au Sud Liban.
Le poème d’Ibn Al-Muqaffa, lu pour la circonstance, réveille en Youval les circonstances dans lesquelles il a connu l’œuvre de ce poète alors qu’il était soldat de première classe du bataillon d’artillerie 443 à Gaza.
Les murs de l’école, devant laquelle il devait monter la garde, étaient parfois tagués pendant la nuit. C’est ainsi que les habitants diffusaient les consignes ou les slogans politiques en divers lieux stratégiques. Alors la traque et les représailles s’organisaient. En pleine nuit, on obligeait les enfants à sortir des maisons et à taguer des slogans insultants pour les Arabes ou l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP). Le jour, on investissait l’école, où l’on travaille sans livre ni cahier, à la recherche de traces de peinture sur les mains des enfants. Si l’on croyait tenir un coupable, on procédait à l’arrestation nocturne : maison cernée, porte défoncée, hommes alignés, frappés à coups de crosse dans les côtes, le ventre ou la tête, destruction de la maison du coupable et expulsion de la famille vers un autre camp.
On comprend, dans ces conditions, qu’il soit difficile à Youval de gagner la confiance des enfants ou d’entrer en contact avec la représentante de l’Office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens (UNRWA) qui dispense la nourriture de base et l’aide médicale d’urgence. « J’avais l’impression, dit-il, qu’elle me rendait responsable de la situation, comme si j’étais le chef de l’armée. » Au moins complice. C’est ce qu’a dû se dire l’auteur. Après avoir été incarcéré dans une prison militaire pour avoir refusé de servir dans les territoires palestiniens occupés, il est devenu l’un des fondateurs du mouvement Yesh Gvoul, regroupant les soldats dans son cas, puis il a choisi de venir vivre à Paris.
SI TU VEUX ÊTRE MON AMIE
Galit Fink et Mervet Akram Sha’ban
Trad. de l’arabe et de l’hébreu par Ariane Elbaz et Béatrice Khadig
Folio junior, Paris, 2002, 209 p. ; 11,50 $Il s’agit d’un témoignage. Une réalisatrice de films documentaires, Litsa Boudalika, a mis en relations Mervet, Palestinienne de 13 ans vivant dans un camp, et Galit, Israélienne de 12 ans qui vit à Jérusalem. Leur correspondance est entrecoupée de brefs rappels de l’actualité : attentats, orangeraies et maisons rasées par des bulldozers, bouclages, emprisonnements, expulsions, « badge blanc » imposé aux « travailleurs étrangers » dans certaines colonies…
Les deux jeunes filles expriment d’abord leur surprise : « Tu te rends compte, nous sommes à un quart d’heure de distance et c’est comme si nous étions sur deux planètes éloignées ». Mais, malgré une rencontre organisée à Jérusalem par deux oncles pacifistes, avec le temps, la guerre du Golfe, les échecs successifs des négociations de paix, les accords non appliqués, les relations se distendent. Si Galit, devenue adulte, est bien consciente que la paix ne s’obtiendra qu’au prix de la restitution des territoires occupés, c’est à la condition, précise-t-elle, « qu’ils n’arrivent pas à nos belles frontières ».
L’espoir demeure plus solide chez les oncles. Ainsi, l’Israélien Shlomo confie : « Personnellement je me sens beaucoup plus proche d’un Palestinien qui veut la paix que d’un Israélien qui ne veut pas la paix ».
L’intérêt majeur, outre l’authenticité du témoignage, réside dans la variété des points de vue.
Un riche dossier historique tente de retracer les origines bibliques des deux peuples revendiquant la même terre, l’histoire du mouvement sioniste, la responsabilité de l’Angleterre dans l’administration de la Palestine après le départ des Turcs, le rôle de la Société des Nations (SDN) puis de l’Office des Nations unies (ONU) et les différentes tentatives pour aboutir à un accord viable.
Maintenant, comme toi, je connais la guerre et je me rends compte que ce n’est ni juste ni agréable de vivre comme tu vis. D’un côté, je comprends, mais de l’autre je me dis que c’est vous qui êtes responsables. Chaque fois qu’il y a le couvre-feu, ça veut dire qu’il y a eu un meurtre. C’est donc normal que vous soyez sous contrôle, pour éviter les troubles et les rassemblements.
[…] Tu es peut-être sympathique mais tu es quand même arabe. À cause de ça, je ne pense pas qu’on sera amies un jour.
p. 111
À partir de 11 ans
MOMO PALESTINE
Robert Gaillot
Trad. en arabe par Kheïra et Chérif Boudelal
Grandir, Nîmes, 2002, 20 p.Cet album illustré bilingue arabe-français raconte en quelques phrases soulignant des images aux couleurs vives, presque agressives, l’histoire d’un enfant. Chassé de sa terre par des tanks qui ont tout écrabouillé et des bulldozers qui ont tout aplati, puis par les colons qui se sont installés à l’emplacement de son village qu’il avait voulu revoir, Momo ramasse des pierres qu’il lance sur les soldats. Ceux-ci ripostent avec leurs fusils et Momo meurt sur la barricade. Froideur du ton complètement dépouillé, qui coïncide avec la banalité de la situation. Pas de commentaires mais le livre, loin d’être neutre, exprime une grande colère.
RÊVER LA PALESTINE
Randan Ghazy
Trad. de l’italien par Anna Buresi
Flammarion, Paris, 2002, 211 p.Comment les Palestiniens vivent-ils ? Quelles humiliations et quelles violences subissent-ils quotidiennement ? Que se passe-t-il dans leurs têtes quand les soldats israéliens investissent un village, entrent avec leurs chaussures dans les mosquées, tuent femmes et enfants, barrent les routes et laissent mourir dans une ambulance une femme enceinte et son enfant ? Certains prennent des pierres pour lapider des soldats, d’autres se font kamikazes. Dans un tel contexte, l’amour entre Ramy et la jeune Israélienne Sarah est évidemment impossible. L’auteur met surtout en valeur l’état d’esprit d’un autre personnage, Ibrahim, fils de muezzin, étudiant en droit, dans de nombreux dialogues avec son entourage.
Un livre de dénonciation qui voudrait réagir à la vision unilatérale donnée par les médias. Ainsi, à propos de la lapidation de deux soldats : « Deux des quatre soldats moururent, ils furent sauvagement lapidés, comme le dit Rabin et comme l’écrivirent les quotidiens, mais chose étrange au contraire on n’écrivit pas sur le garçon tué et sur la mère tuée »
Un livre qui accorde une trop large place à des dialogues dont les locuteurs ne sont pas toujours facilement identifiables, écrit dans une prose qui se veut poétique, étrangement disposée et parfois non ponctuée, ce qui en rend l’accès difficile.
Pour les lecteurs persévérants uniquement.
TANT QUE LA TERRE PLEURERA…
Yaël Hassan
Casterman, Paris, 2004, 134 p. ; 13,95 $Un enfant se fait agresser sur un terrain de jeu par un groupe en cagoules. Un simple fait divers. Mais l’enfant, Samy, est juif. Il ne peut plus supporter de vivre dans un pays où « on ne parle jamais en bien d’Israël ». C’est là-bas qu’il désire aller vivre malgré l’opposition de ses parents. Son point de vue un peu « parano » est nuancé par celui de son ami Kamal, qui est d’origine arabe, et par Enave, jeune femme israélienne rencontrée dans l’avion.
Samy découvre en Israël l’omniprésence de l’armée, les camps de réfugiés, les check-points où sont parfois bloquées les ambulances, le bouclage, les maisons palestiniennes détruites en représailles contre les familles des terroristes. Finalement, il réalise que ce qu’il appréciait en France, c’était l’impression de sécurité.
En parallèle, l’auteur nous raconte l’histoire d’une jeune Palestinienne, Intissar. Son père travaille en Israël et défend des idées pacifistes. Mais, à cause de la répression, il est accusé de collaboration et reçoit des menaces des membres de la Brigade des martyrs d’Al-Aqsa. Des graffitis couvrent le mur de sa maison. Sa porte est bloquée. Il est contraint d’abandonner son emploi. Pour « laver l’honneur de la famille », Intissar, la studieuse, la sage, choisit de devenir shahida, c’est-à-dire kamikaze. Le récit de ce basculement est certainement la partie la plus intéressante du livre parce qu’elle touche au destin du personnage sans faire intervenir des considérations morales.
Un livre accessible, composé de chapitres courts, extrêmement mesuré, qui, par souci d’équilibre, fait alterner plusieurs points de vue : Samy, l’enfant juif, son ami Kamal, un jeune beur, Enave, la jeune Israélienne, Intissar, la Palestinienne.
Un dossier d’une dizaine de pages expose ce qu’est le sionisme, évoque les conditions de la création de l’État d’Israël et ses conséquences, recense les différents accords qui ont tenté d’imposer un statut viable pour les deux peuples.
Les Palestiniens revendiquent le droit de vivre et d’avoir un État sur des terres qu’ils appellent la Palestine et nous, les Israéliens, voulons exactement la même chose au même endroit, sauf que nous appelons ce pays Israël.
p. 28
SOLIMAN LE PACIFIQUE
JOURNAL D’UN ENFANT DANS L’INTIFADA
Véronique Massenot
Le Livre de Poche jeunesse, Paris, 2003, 157 p. ; 8,95 $Véronique Massenot a imaginé le journal de Soliman, enfant de Cisjordanie au moment de la seconde Intifada.Que faire du cahier à spirale « poussiéreux et tout gondolé » retrouvé dans les affaires de son frère, tué par l’armée israélienne ? S’en servir pour poursuivre leur dialogue.C’est ce qu’il fait en lui confiant pendant un peu plus d’un an sa vie quotidienne.
Le personnage est crédible. Il a une famille attachante, des amis avec lesquels il joue ou discute, des préoccupations de son âge, il est amoureux de Nabila, fréquente l’école où il a des problèmes avec certains professeurs et se pose des questions essentielles sur la vie.
Le livre s’ouvre par l’évocation du souvenir qui lui fait le plus mal : l’enterrement de ce frère qu’on dit « mort en martyr » alors qu’il a simplement été fauché par une rafale de mitraillette qu’un soldat affolé tirait au hasard.
Il évoque l’entreprise complexe que représente le voyage jusqu’à Jérusalem avec son ami Samy. Là-bas, il reconnaît la maison rose de Yaya, sa grand-mère, celle où est né son père avec « la fenêtre ovale au-dessus de la porte » et « le balcon aux barreaux torsadés imitant le volubilis » et dans laquelle sa famille a vécu jusqu’à la Nakbar, la catastrophe, l’exode forcé d’un million de Palestiniens vers les pays voisins en 1948. Une autre famille y vit, dont une fillette qui lui sourit.
Beaucoup de ses amis sont dans la même situation. Les familles ont été chassées de leur maison, de leur ferme, de leurs orangeraies ou de leurs champs d’oliviers rasés par les bulldozers.
Pourtant, à la différence de la famille de son ami Samy qui ne cesse de parler du passé, de vivre dans le passé, chez Soliman, on a appris à vivre au présent.
La vie quotidienne en Cisjordanie est à l’image de ce que l’actualité parvient parfois à nous faire entrevoir : bombardements, maisons détruites, jardins ravagés, secours improvisés, déblaiement des ruines à la brouette, récupération de quelques objets parmi les morts et les gravats, bouclage qui empêche les gens d’aller travailler, écoles fermées, enfants qui restent prostrés à cause d’une crise d’angoisse, infirmière qui ne peut plus aller travailler à l’hôpital de Tel-Aviv parce qu’elle est palestinienne, l’humiliation permanente. « Quel record doit-on battre ? se demande l’enfant au cours du troisième mois de blocus. Pour quel concours absurde ? Le ‘grand prix mondial du blocus’ ? Et pour quelle récompense ? » De son côté, Soliman s’interroge sur l’utilité de l’Intifada ou sur l’attentat-suicide dans une discothèque en Israël.
Le figure emblématique de ce peuple sans avenir, c’est sans doute son copain Samy que Soliman retrouve à l’hôpital « des bandages autour des genoux – et plus rien dessous. Plus de pieds pour tenir debout. Plus de jambes pour se sauver ». « Nous sommes tous amputés ! s’écrie Soliman. De nos droits, de nos rêves ! » Comme Yaya, sa grand-mère, il pense que ce qui sépare les Juifs et les Palestiniens aujourd’hui, ce ne sont ni les religions, ni les coutumes, ni même la question de la terre « mais tous ces morts, tous ces chagrins inconsolables ». Aussi, écoutant les conseils du vieux professeur Rouslan : « Pour faire la paix, il faut essayer de comprendre l’autre. Il faut donc l’écouter et cesser de crier », Soliman va chercher le contact avec les pacifistes israéliens et, pour mieux comprendre et fraterniser, il va commencer à étudier l’hébreu.
Le journal de Soliman fait l’inévitable allusion au Journal d’Anne Frank, témoin comme lui d’un peuple martyr, que le vieux professeur lui a donné à lire.
Une brève présentation rappelle le contexte historique et les conditions de la création de l’État d’Israël en 1948 puis la difficile recherche d’un processus de paix viable depuis 1993, que, d’une part, les extrémistes des deux camps se sont ingéniés à faire échouer et que compromet, d’autre part, l’occupation, jugée illégale par l’ONU, d’une partie de la Cisjordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est.
« Pourquoi notre histoire n’émeut-elle personne ? » se demandait Soliman. Véronique Massenot nous aide à entendre sa parole. Comme le titre l’indique, c’est un livre pour la paix qu’il faudrait diffuser largement.
Tous, nous haïssons les colons parce qu’ils nous volent nos terres, nos eaux, notre liberté d’aller et venir. Mais moi, ce qui me trouble, c’est l’idée qu’on puisse être volontaire pour vivre ainsi, dans cette sorte de prison… même dorée !
p. 32
RIKI, UN ENFANT À JÉRUSALEM
David Shahar
Trad. de l’hébreu par Madeleine Neige
Folio junior, Paris, 2003, 186 p. ; 10,95 $Cet ouvrage écrit à la première personne se présente comme la transcription d’un témoignage authentique recueilli par l’auteur une quinzaine d’années auparavant. Il nous ramène aux débuts du conflit israélo-palestinien en 1947.
Au climat d’inquiétude de la population juive de Jérusalem qui appréhende le départ des soldats anglais, succède bientôt la vie difficile dans la ville assiégée par les Arabes, le manque d’eau, les obus, les bombardements. Mais c’est une population fortement mobilisée, sûre de ses droits sur cette terre et du caractère sacré de sa cause. « Si nous faisons ce qui est bien et droit aux yeux de Dieu et si nous sommes dignes de lui, nous obtiendrons la victoire », dit la grand-mère de Riki. Les jeunes comme Benni, frère de Riki, appartiennent au mouvement de jeunesse Irgoun où « l’on apprend à se servir d’un fusil, d’un revolver, à jeter des grenades, en fait à être soldat ».
Au cours d’une fugue, l’aventureux Riki découvre la vie d’un kibboutz où tout le monde s’appelle « camarade » et porte, comme son oncle, des vêtements de travail kaki. Avec lui, on assiste aussi à la réception de réfugiés clandestins, à l’acheminement d’un convoi pour défendre Jérusalem assiégée.
Un point de vue unilatéralement israélien avec un regard amusé sur la foi sans faille de la grand-mère et l’intransigeance idéologique de l’oncle qui ne cesse de tout voir comme « un malheur national ».
À partir de dix ans
LES CAILLOUX DU CHEMIN
OU « L’INTIFADA, AU JOUR LA NUIT »
Nicole Vennat
Syros-Alternatives, Paris, 1992, 45 p. ; 29,95 $Ce texte, accompagné d’aquarelles de l’auteure et de broderies de femmes palestiniennes, s’efforce d’évoquer « le cadre et la trame de cette vie d’exil intérieur et extérieur des Palestiniens » et se présente comme « une succession d’histoires vraies ». On y retrouve ce qui fait le quotidien des Palestiniens en territoires occupés : écoles fermées, pierres lancées contre les voitures, enfants arrêtés, blessés, les tracts laissés la nuit « là où chacun passera demain », les détentions administratives sans jugement, les morts en prison… et les tentatives de résistance comme les cours de secourisme pour pouvoir donner les premiers soins aux blessés ou l’école clandestine magnifiquement évoquée. « Il y a pour toi une école bien cachée, déguisée en maison de tous les jours. Pour y aller, tu te promèneras sans cartable, ni signe extérieur de scolarité. Chaque jour, un professeur est désigné par les clandestins. »
L’auteure tente malgré tout de dégager quelques lueurs d’espoir. « Les livres d’histoire de demain parleront, sans haine, des expulsions et des occupations d’aujourd’hui.[…] Les enfants de Palestine et d’Israël liront-ils un jour ensemble le mot fraternité ? »
Une postface du professeur Paul Kessler tente de désamorcer les risques de protestations contre ce livre beau et généreux en précisant : « Si l’auteur manifeste une évidente et chaleureuse sympathie vis-à-vis des Palestiniens, il faut constater que son œuvre ne reflète aucune animosité envers le peuple israélien » et il rappelle l’existence, en Israël, de mouvements pacifistes « minoritaires mais actifs, déterminés et courageux ».
LES PIERRES DU SILENCE
Jacques Vénuleth
Le Livre de Poche jeunesse, Paris, 1995, 188 p. ; 8,95 $Publié en 1995, l’ouvrage est un des premiers à aborder le problème palestinien, sur un ton qui ne présente ni les nuances ni la modération prudente des autres.
L’auteur a mis en exergue une courte citation de l’Ecclésiaste, reprise de manière plus développée par Yaël Hassan, disant qu’il y a « un temps pour lancer des pierres, et un temps pour ramasser des pierres ».
Il s’agit du journal, sans indication de jour, ce qui assure la continuité du récit, d’une jeune Arabe israélienne de quinze ans nommée Myasa, internée dans ce qu’elle appelle « un hôpital de fous » après s’être murée dans le silence à la suite d’un traumatisme qu’elle tente progressivement de dévoiler. La démarche est difficile. « Écrire n’a rien réglé, constate-t-elle dans un premier temps. Au contraire. J’ai cru pouvoir tricher. Me libérer à peu de frais, en douce, des mots encombrants. Les mots les plus encombrants ne sont jamais venus. » Jusqu’au jour où enfin, devant sa glace, elle pousse les mots-clés de son histoire : « Myasa ! Maison ! Soldats ! »
Au fil des pages, elle raconte des fragments de son histoire, comment, à cause de son grand-père qui n’avait pas obéi à l’ordre d’évacuer son village annexé, sa famille est devenue israélienne. Suivant les déplacements de son père, elle a pu faire ensuite une partie de ses études à Lausanne où, n’osant dire qui elle était, « appartenant à un pays qui n’existe pas », elle a tenté de se forger une identité en se faisant passer pour une Grecque. Elle parle des villages palestiniens comme Cheikh Munis, où vivait son grand-père, qui non seulement a été évacué, mais dont les maisons ont été rasées, à l’emplacement duquel les Israéliens ont créé un site archéologique, avec des ruines romaines importées, pour bien montrer qu’il n’a jamais existé. Peuple sans terre, dont on nie non seulement l’existence mais le passé.
Certaines scènes expriment une extrême tension, comme le passage où Myasa, sous la menace d’une fourchette, oblige Sarah, l’infirmière israélienne, à écouter son histoire, épisode qu’on transforme aussitôt en « prise d’otage ».
Une autre voix vient résonner, non pas en contrepoint comme dans les autres livres, mais comme une ponctuation forte des propos de Myasa, celle du « médecin aux yeux verts », le psychiatre qui s’occupe d’elle. Ni Israélien, ni Juif, il a « choisi de travailler un temps dans cet État par sympathie, par conviction » mais il doit avouer que le rêve s’est changé en cauchemar. Il emploie à l’égard de ce qu’il voit des mots très forts comme « racisme institutionnalisé » et « apartheid ». Désenchanté, il profite de son congé pour quitter définitivement le pays en emportant le journal de Myasa qu’il compare à une bombe, « pas une bombe terroriste. Une bombe pour ouvrir les yeux et ajouter de la vie ».
Un livre fort, révolté, sans concession, sans doute dérangeant, qui a cependant obtenu en 1994 le prix du Roman Jeunesse du Ministère de la Jeunesse et des Sports sur manuscrit anonyme.
Tout ce qui nous reste pour garder notre dignité, c’est de lancer des pierres. L’âge des pierres. L’âge de pierre. Ils sont arrivés à nous ramener à l’âge de pierre.
p. 75
QUAND J’ÉTAIS SOLDATE
Valérie Zenatti
L’École des Loisirs, Paris, 2002, 262 p.Derrière ce titre un peu ingrat, se cache un témoignage autobiographique empreint d’un certain humour.
C’est avec une certaine distanciation, due au fait qu’elle ne soit arrivée en Israël qu’à l’âge de treize ans, que Valérie Zenatti évoque l’obligation de faire son service militaire, comme les autres filles.
Dès le début du livre, elle énonce avec un rien d’impertinence, les réponses à savoir par cœur pour l’épreuve d’histoire de la Shoah, obligatoire pour le baccalauréat en Israël. Si son statut de soldate ravit sa famille plus qu’elle-même, « Valerix légionnaire » évoque un monde où « il semble que les mots ‘utile’ et ‘logique’ n’aient pas de réalité tangible ». Le ton devient parfois grave, par exemple lorsqu’elle évoque la fascination que finit par procurer le maniement des armes. « Pourquoi le cacher ? Mon pistolet mitrailleur me fascine. C’est un instrument de mort que nous manipulons avec de plus en plus d’aisance. Sans imaginer une seconde que nous pourrions nous en servir un jour. »
Les soldates ne combattent pas dans les territoires et ne vont pas au combat. Valérie est donc affectée aux services de renseignements et participe à une mission d’espionnage aérien. Ce n’est donc qu’au cours de déplacements en car ou de conversations entre amis que sont évoqués le problème palestinien et les contradictions d’Israël. « Il y a des gens trop riches et d’autres honteusement pauvres. Des ombres noires qui se balancent en priant Dieu et des silhouettes en minijupe qui dansent en croyant au plaisir de l’instant présent. Des militants qui veulent la paix maintenant et qui savent que, pour cela, il faudra donner aux Palestiniens le droit de vivre comme ils l’entendent. Et d’autres qui proclament leur attachement à la Terre de la Bible, qui se bouchent les oreilles et masquent les yeux pour ne pas savoir que trois millions de Palestiniens vivent – mal – à Gaza, dans les collines de Judée et de Samarie. » C’est pourquoi, parfois, avec son ami Gali, elle se mêle le vendredi soir à la manifestation des femmes en noir pour la paix.
UNE BOUTEILLE DANS LA MER DE GAZA
Valérie Zenatti
L’École des Loisirs, Paris, 2005, 167 p. ; 17,95 $Le livre s’ouvre par l’évocation de l’attentat au café Hillel à Jérusalem. « On a ramassé six corps. Ça s’appelle un attentat moyen », commente la jeune narratrice Tal Levine, surtout marquée par la mort d’une jeune fille de vingt ans, à la veille de son mariage.
Tal, dont les parents croient encore qu’il peut y avoir entre Israéliens et Palestiniens « autre chose que des corps déchiquetés, du sang et de la haine », est née précisément le 4 novembre 1995, jour de l’assassinat du Premier Ministre Rabin, artisan de la paix.
Pour ne pas effrayer les autres avec ce qu’elle a en tête, elle décide de l’écrire, comme Anne Frank, puis de le partager avec quelqu’un « de l’autre côté ». Elle enferme son message dans une bouteille de champagne, celle que ses parents avaient débouchée le 13 septembre 1993, au moment des accords de Camp David, et la confie à son frère, militaire, pour qu’il la jette dans la mer de Gaza. Celui-ci se contente de l’enterrer dans le sable.
Ce n’est pas une jeune fille de son âge qui trouve la bouteille mais un jeune homme. Alors commence entre « Barbouk » (Tal) et « Gazaman » (l’inconnu) une série d’échanges de messages par Internet. Leur dialogue exemplaire pourrait-il être prémonitoire ? « Je veux continuer à croire que, si lui et moi parvenons à nous ‘parler’ vraiment, se dit Tal, ce sera la preuve que nous ne sommes pas deux peuples condamnés à perpétuité à la haine sans remise de peine possible. »
Les premiers échanges sont empreints de méfiance. « Qui se trouve en face réellement ? C’est si facile, si trompeur, le mail. […] On peut s’inventer des identités, mentir, discuter avec des gens qui mentent peut-être eux-mêmes ? » Mais la confiance s’instaure et chacun évoque sa lassitude, ses difficultés quotidiennes, ses espoirs de paix, ses troubles psychologiques causés par l’insécurité réciproque et l’insupportable réalité quotidienne. Ils finissent par s’inquiéter l’un pour l’autre, si l’armée israélienne entreprend une opération dans la bande de Gaza ou si un attentat se produit à Jérusalem. Ils posent des questions fondamentales : « Nos deux peuples n’ont jamais été d’accord sur les mots. Vous dites ‘Israël’, on dit la ‘Palestine’ […].Vous dites un ‘terroriste’, on dit un ‘martyr’ […]. On devrait créer un dictionnaire binational ».
Un beau livre écrit par une auteure qui a vécu de l’intérieur les situations évoquées, un témoignage parfois déchirant, plein de tendresse et d’optimisme.
.
Pierre Herbart (1904-1974)
Né à Dunkerque en 1904 et décédé dans l’oubli et la pauvreté à Grasse en 1974, Pierre Herbart a laissé une œuvre peu abondante mais de qualité indéniable. Complètement absente des histoires de la littérature, l’œuvre de Herbart est néanmoins remise sur le marché, dans les années 1980, par les éditions Gallimard, qui rééditent son premier roman, Le rôdeur (1931), une longue nouvelle, Alcyon (1945), et un essai, La ligne de force (1958). La plupart des autres textes de Herbart furent ensuite réédit . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Ce chagrin… en toute légitimité, d’un livre que je n’ai jamais lu (Chagrin des Belges de Hugo Claus)
Les livres jamais lus sont des regards alignés, parfois plus menaçants qu’invitants. Au fond de l’œil le plus narquois, l’impression de lire : « Tu n’auras pas assez d’une vie ». Depuis les premières bibliothèques visitées, sous ces regards impitoyables, je ressens aussi de la honte, car l’ignorance me fait rougir. Mon ignorance, mais aussi celle des autres quand elle est prise à la légère.
Il y a de beaucoup plus grands lecteurs que moi. Ces personnes sont en général d’agréable compagnie, elles font preuve d’indulgence . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
L’armée, la police, l’écriture : Les passions de Yasmina Khadra
On ne saurait imaginer contraste plus frontal. L’homme est un pur produit de la formation militaire comme la concevait l’Algérie de la révolution, mais il tient si farouchement à sa liberté d’écrivain qu’il finira par tout lui soumettre, uniforme compris.
Contraste aussi tranché lorsque Yasmina Khadra se partage entre le roman policier et les œuvres que Georges Simenon, dans des circonstances analogues, aurait qualifiées de « vrais romans ». Pareil rangement n’occulte en rien la volonté de Khadra de traiter ses romans quels qu’ils soient en lieux d’analyse sociologique. La lecture . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Échos d’une voix trop tôt disparue : Les personnages de la démesure d’Irène Némirovsky
Irène Némirovsky est morte dans un camp de concentration en 1942. Elle n’avait pas quarante ans. Contrairement à des milliers d’autres dont la vie a été tout aussi absurdement fauchée, elle échappe à l’anonymat car elle a laissé des récits qui parlent encore en son nom. Ils font entendre un cri de révolte contre la bêtise, l’égocentrisme et l’injustice. Suite française lui a valu le prix Renaudot 2004 à titre posthume. L’événement a suscité la réédition d’une bonne partie de son œuvre1 . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Nadine Bismuth ou comment (ré)concilier ironie et empathie (entrevue)
Nadine Bismuth publie très jeune un recueil de nouvelles, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, suivi d’un roman qualifié de parodie d’autofiction, Scrapbook, dont elle a fait l’adaptation cinématographique. Également scénariste d’un court-métrage de fiction, Tout le monde aime Woody Allen, et auteure de nombreux articles et nouvelles, elle a déjà derrière elle un parcours littéraire remarqué et, devant elle, une carrière plus que prometteuse.
À peine diplômée en littérature de l . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Ulysse, de Joyce : Une logique de la sensation
Imaginons Philippe Sollers, dos au Mur des lamentations, kippa sur la tête, en train de lire Finnegans Wake, de James Joyce. S’agit-il simplement d’un petit spectacle à guichets fermés ou d’une pensée de l’Église, laquelle – Jacques Lacan l’a fort bien montré – repose sur un vide, ainsi que cela s’avère sensible et intelligible dans Ulysse, mais étendu et cogité dès Un portrait de l’artiste ?
Nous voilà déjà, dira-t-on, dans les choses compliquées. Ah ! Joyce, Lacan . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Marie Uguay (1955-1981)
Lire le journal d’une défunte ne se fait pas sans une certaine gravité. Surtout quand, dès l’entrée, commence la maladie qui mènera à la mort. Chaque propos, dès lors, se teinte de l’ombre qui vient. Émerveillement devant la nature, élans d’une passion dévorante, espoirs, projets d’avenir, le lecteur est le seul à connaître l’inaccomplissement qui les guette.
Quand Boréal a annoncé la publication du Journal1 de Marie Uguay, on était en droit de s’interroger sur les quelque vingt-cinq années de délai qu’il aura fallu pour qu’il soit rendu public. L’importance de cette auteure dans le paysage littéraire québécois est indéniable. Et ce n’est pas – seulement – parce qu’elle est morte jeune qu’on a donné son nom à une Maison de la culture à Montréal et que flotte au-dessus de ses poèmes une sorte de présence holographique. Jacques Brault, Gaston Miron, Jean Royer (qui l’a interviewée dans le cadre d’un film sur elle) ont reconnu son talent de son vivant. Une notoriété bien relative, évidemment, puisque que l’on parle d’un genre littéraire peu ou pas lu. Il est vrai que Marie Uguay incarne en quelque sorte un archétype de la poésie québécoise, auquel appartient le chant des Sylvain Garneau, Émile Nelligan, Hector de Saint-Denys Garneau, celui d’une jeunesse dévorée par une souffrance menant au silence. Ici, comme ailleurs peut-être, on aime bien les écrivains qui ont su se taire avant de « vieillir ». Il faut entendre les débats enflammés entourant la sortie du dernier Réjean Ducharme, dont on ne sait trop comment prendre l’assagissement, comme s’il s’agissait du nôtre.
Sans voir là une lacune, Marie Uguay n’est toutefois pas de la lignée des Nelligan. Son écriture, à l’inverse d’une révolte ou d’un isolement, dévoile un patient acharnement, comme celui du chat tapi dans l’herbe pendant des heures, qui observe sa proie sans jamais daigner lever la patte. « Toute la nuit / nous avons guetté / le paysage en silence / il n’est de marche / généreuse que ce retour / à toute chose nommée », lit-on dans Signes et rumeur, son premier recueil paru en 1976 au Noroît, presque un an avant l’annonce du cancer qui l’emportera en 1981. Elle n’avait que vingt et un ans et déjà s’y révèle une saisissante acuité dont témoigne ce poème : « [A]u soleil de cinq heures / cette concordance entre / chaque mot et une partie / du rêve que nous cherchons / avec assiduité et détresse ».
L’amour, la poésie
Le Journal de Marie Uguay commence le 15 novembre 1977, quelques jours avant sa sortie de l’hôpital. C’est avec un « corps mutilé » – on lui ampute la jambe droite pour empêcher que la maladie se propage – qu’elle tente de réintégrer sa vie d’avant. Son compagnon d’alors, Stéphan Kovacs, et qui le restera jusqu’à sa mort, se remémore dans une émouvante préface au Journal cet automne difficile. Sans mentionner qu’il s’agit d’une trahison, il évoque la passion qui s’installe au cœur de l’œuvre et de la vie de Marie Uguay. On comprend que la découverte de l’amour démesuré de sa compagne pour le médecin qui la soignait fut pour lui une surprise alors que la poète elle-même parlait de son conjoint sans ressentiment. Pas une fois elle n’a remis en doute la profonde amitié et même l’amour qui les liaient.
Vingt-cinq années de décantation auront donc été nécessaires à Stéphan Kovacs pour mener à son terme l’édition des onze cahiers qui forment le Journal. Une fois la poussière retombée, des parties ont pu être retranchées, et pas celles auxquelles on pourrait s’attendre : le véritable début qui commence avec l’hospitalisation, certains poèmes connus, en fait, tout ce qui ne participait pas à l’unité du livre. Le fil conducteur du Journal est cette passion increvable. L’amour est impossible : le médecin a une femme, une vie rangée, il est froid, indifférent. Ils consommeront néanmoins l’amour, mais une seule fois. L’occasion d’aimer ce corps incomplet, de le concevoir désirable et beau dans le regard de l’autre. Et le patient acharnement des poèmes apparaît ici dans sa criante nudité : dire, redire à quel point elle ne s’aime pas, comment elle pourrait s’aimer s’il l’aimait ; les montagnes russes : un moment elle en est libérée, l’instant d’après sa vie sans lui n’a plus de sens. Elle a vingt-deux ans. Vingt-trois. Elle ne sait surtout pas, au moment où elle s’épanche, qu’un quelconque lecteur sans scrupules débusquera contradictions et répétitions.
Marie Uguay ne manque pas d’inscrire ce désir d’amour de soi par l’autre dans la poursuite d’une lignée de femmes insatisfaites. Il est pénible, en effet, « de croire que l’on peut offrir l’essentiel et de s’apercevoir que l’on est le superflu ». Pour échapper au malheur, elle essayera, plutôt mal que bien, de se soustraire à un amour à sens unique. Mais cette victoire, qui aurait été celle de générations de femmes avant elle, n’adviendra jamais. Car elle a peur de perdre le souffle de sa poésie. Cette angoisse lui inspire d’ailleurs plus de pages qu’à l’habitude. À l’instar de René Char qui notait que « [l]e poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir2 », Marie Uguay écrivait : « Le désir amoureux m’a toujours servi et sert encore à incarner ce désir plus vaste qui porte l’œuvre. Désir indéfinissable, source de l’œuvre et que l’œuvre ne réalise jamais, mais par lequel (désir) elle s’accomplit ». L’influence de Robert Desnos et son « J’ai tant rêvé de toi », de Gaston Miron, de Marguerite Duras en exergue à son second recueil L’outre-vie, est palpable dans cette jeune poésie. La souffrance de l’amour, pareille à la maladie, engendre dans ses sommets la création, la joie, sorte d’équilibre vital.
Le journal devient donc le lieu d’une réflexion sur la nature d’une création propulsée par le désir d’atteindre l’autre. À travers les propos à caractère biographique, se lit la genèse des deux recueils qui suivent Signes et rumeurs, soit L’outre-vie, qu’elle commencera à rédiger juste avant l’annonce de sa maladie, et Autoportraits, publié un an après sa mort. Aussi, on découvre l’amorce des Poèmes en prose et des Poèmes en marge, regroupés dans ses œuvres complètes, Poèmes3, publié en même temps que le Journal par Boréal. Les plans des recueils et des textes, et les interrogations qui les entourent, donnent la mesure de l’engagement personnel, de l’élan volontaire à la source de cette poésie pleine de trouvailles étonnantes.
Un métier
Dans les notes en marge des poèmes, elle s’explique à elle-même son désir nébuleux de création. « Tout combat pour la survie est pour moi un acte d’amour, et le lieu de l’enfance imprégné d’amour demeure ainsi l’intuition première de ma poésie. » De cette enfance particulière, on sait peu de choses. À chaque évocation apparaît la figure du grand-père maternel, César Uguay. Marie, née Lalonde, explique le choix de son nouveau patronyme par le désir de perpétuer le nom d’un artiste qui n’a jamais pu s’épanouir. Son grand-père, Parisien d’origine, longtemps professeur de musique au Collège Jean-de-Brébeuf, avait jadis vu jouer l’une de ses œuvres musicales dans la capitale française, mais sans fanfare. Le grand-père d’ailleurs ne croyait pas au rêve de sa petite-fille, qui à cinq ans noircissait déjà des pages. Musicienne, oui, mais pas écrivaine. Un an après la mort du patriarche paraît un premier recueil. Les vers, dit-elle, lui sont dédiés.
Marie Uguay entrevoit bien tout l’éphémère de la reconnaissance qu’elle cherche. Elle a conscience qu’elle n’est pas seule à vouloir qu’on l’entende. Qu’il y a moins de lecteurs de poésie
1. Marie Uguay, Journal, Boréal, Montréal, 2005, 331 p ; 25,95 $.
2. René Char, Partage formel et Feuillets d’Hypnos. Cité par Marie Uguay, Journal, p. 27.
3. Marie Uguay, Poèmes, Boréal, Montréal, 212 p. ; 19,95 $.EXTRAITS
Ce matin-là en me levant, je me rendis au salon et il était plein d’une lumière puissante comme d’un métal en fusion, où cependant j’entrais comme dans une eau profonde et douce, sans m’y heurter, sans m’y brûler, en en retirant subitement un délicieux bien-être que j’aurais voulu garder longtemps. Et de peur de perdre cette perfection, cette invraisemblance de couleur, cette immédiate objection à la mort, je suis sortie du salon sans m’y être attardée pour ne pas épuiser ce bonheur et que cette lumière m’entre dans les prunelles, coule dans ma tête et mes veines et que mon corps respiré par l’incandescence se souvienne, sans jamais s’en fatiguer, intimement dans ses artères, dans le réseau de ses nerfs, de ses muscles, que la beauté existe très tôt le matin dans la fragmentation des rêves. Et je suis restée dans la cuisine où une demi-obscurité accomplie et soutenue par le murmure des oiseaux gardait encore sur le plancher humide la reposante médiocrité de la nuit.
Journal, p. 310.J’aurais voulu garder me retournant
deux actes successifs de soleil
dans le vol du pigeon
les façades couleurs de braises
au-dessus l’appel du large
avec un seul nuage roulé en boule
la demi-tristesse de l’orme
nous ne sommes pas sûrs d’avoir vécu
« Poèmes en marge », Poèmes, p. 154.[…] Maintenant j’ai peur d’admettre la passation de ton visage dans mes souvenirs. Je m’agrippe à cette douleur de te maintenir par le désir toujours présent. Mon amour à chaque pensée est immédiat et éphémère. Tu nais et meurs sans cesse en moi. Ton corps est un point fixe et une multiplication des paysages tout à la fois. À celui qui ne comprendra peut-être jamais la très silencieuse mythologie des petites filles, mon amour a pris en toi la forme d’un rêve.
« Poèmes en prose », Poèmes, p. 182.Sonia Marmen : De l’Écosse au Québec, une saga faite d’entêtement
On récolterait assez fréquemment de longs silences si l’on interrogeait les Québécois au sujet des Écossais. Certains sauraient que Sean Connery souhaite l’autonomie de son Écosse, d’autres soupçonneraient que la Nouvelle-Écosse doit son nom à une autre Écosse, mais bien peu distingueraient correctement la Grande-Bretagne du Pays de Galles, l’Angleterre de l’Écosse et le fidèle anglican de son collègue presbytérien.
Lire Sonia Marmen balaie bon nombre de ces imprécisions. Non seulement elle donne vie, dans Cœur de Gaël
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Kathy Reichs : Anthropologue ou policière ?
Quelques années ont suffi pour que s’impose des deux côtés de l’Atlantique l’envoûtante présence de Kathy Reichs et que s’accrédite, malgré l’étrangeté du titre, la profession d’anthropologue judiciaire de son héroïne Temperance Brennan. Aujourd’hui, tout lecteur de romans policiers sait qu’aucun os, si vieux ou minuscule soit-il, ne refusera de confier ses secrets à Temperance Brennan.
L’auteure, l’une des très rares sinon la seule à accorder des autographes en français et en anglais à deux stands différents lors du . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Sylvie Massicotte : L’insoutenable solitude de l’être (entrevue)
Nouvelles, romans jeunesse, récit, paroles de chansons, textes pour le cinéma d’animation, direction littéraire en poésie pour la jeunesse, ateliers d’écriture ici et ailleurs, théâtre de marionnettes, danse et photographie, voyages et autres bonheurs… L’univers de Sylvie Massicotte tourne autour des mêmes passions depuis l’enfance.
Rencontre avec une écrivaine qui navigue entre contraintes et bouffées d’oxygène.Nuit blanche : Dans votre récit Au pays des mers, vous écrivez . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Au chevet de l’église catholique québécoise : Réflexions d’un « mini-boomer »
« Enfants des banlieues, nous faisions la planche la nuit dans des piscines réglées à la température du corps ; piscines qui avaient la couleur de la Terre vue de l’espace. […] Après la baignade, nous nous baladions en voiture sur des routes qui sculptaient la montagne que nous habitions – à travers les arbres, à travers les quartiers, de piscine en piscine, de sous-sol en sous-sol, […] – le simple fait de bouger sans cesse se substituait alors à toute forme de pensée plus ample. La radio emplissait la voiture de chansons d’amour et de . . .
Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion