Nadine Bismuth publie très jeune un recueil de nouvelles, Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, suivi d’un roman qualifié de parodie d’autofiction, Scrapbook, dont elle a fait l’adaptation cinématographique. Également scénariste d’un court-métrage de fiction, Tout le monde aime Woody Allen, et auteure de nombreux articles et nouvelles, elle a déjà derrière elle un parcours littéraire remarqué et, devant elle, une carrière plus que prometteuse.
À peine diplômée en littérature de l’Université McGill, Nadine Bismuth publie en 1999 Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, véritable phénomène littéraire très bien accueilli par la critique et par les lecteurs – ce qui ne va pas toujours de pair. Née en 1975, et bien qu’encore jeune en littérature avec deux œuvres publiées, un recueil de nouvelles et un roman, elle est déjà de ces auteurs qu’on ne présente plus. C’est un tort. En dépit d’un succès instantané et précoce, Nadine Bismuth n’est pas de ces étoiles filantes littéraires, à peine portées au pinacle, aussitôt oubliées. D’aucuns s’échinent à qualifier de clichés les effets qu’elle invente ; mais sa plume n’est pas plus légère que frivole, comme voudraient le laisser croire certains parmi les plus sceptiques. Car il est remarquable de constater chez cette auteure à peine trentenaire une telle dextérité dans le ton, une telle justesse de style, une telle habileté à croquer des personnages et, par-dessus tout, une si grande maîtrise de l’ironie.Chef cuisinier, Nadine Bismuth nous aurait mitonné des plats à la sauce aigre-douce ; auteure, elle nous distille une subtile acidité, manière pour elle d’aborder des sujets graves en nous servant une lecture digeste et féconde en sapidité.
De l’ironie comme outil d’empathie
Il ne faut pas s’y tromper. Si Nadine Bismuth brocarde volontiers, il y a dans cette approche parfois faussement désabusée une quête de réalisme jamais outrancière ni esthétisante. « Je n’écris pas pour épancher mes états d’âme, pour faire de l’introspection ; j’écris pour décrire quelque chose de réaliste. Même si mes narrations sont à la première personne du singulier, il ne s’agit pas de vécu. Je me détache de mes personnages. Comme on a parlé d’autofiction, on a tendance à confondre l’auteur et son œuvre », dit-elle en entrevue.
Selon Jules Renard, « [l]’ironie est la pudeur de l’humanité » ; le recours à l’ironie, au cynisme, à la dérision, pourtant souvent connotés négativement, serait-il donc pour Nadine Bismuth une manière de pudeur, justement ? « Quand j’écris une scène plus drôle, plus comique, je vais avoir tendance à vouloir y mettre plus de gravité. Et puis je voudrais atténuer cette gravité, mettre dans mon texte plus de légèreté, plus d’humour. C’est surtout que l’on veut pouvoir rire de quelque chose à défaut de pouvoir en pleurer. Dans l’ironie, il ne s’agit pas de se moquer mais de rire de soi-même. »
Nadine Bismuth se réclame en effet de deux types d’humour qu’elle prise tout particulièrement : l’humour juif, fondé sur l’autodérision, et l’humour anglais, souvent tourné vers le macabre et le non-sens. Le résultat ? Des personnages qui s’offrent à notre regard dans ce qu’ils ont de plus absurde ou de plus ridicule, dans un « je » universel qui nous renvoie à nos propres failles, à nos propres incohérences, à ce qu’il y a en nous de grotesque, de dérisoire – de si humain, à tout prendre.
Les gens heureux n’ont pas d’histoire
Si les gens fidèles ne font pas les nouvelles, les bons sentiments ne peuvent-ils jamais faire de la bonne littérature ? « C’est vrai que c’est difficile de raconter le bonheur. Je viens de lire Tolstoï qui dit dans sa première phrase d’Anna Karenine que ‘les familles heureuses se ressemblent toutes’. Ce sont souvent les conflits qui définissent les relations humaines. Ça me fait penser à Une vie merveilleuse de Laurie Colwin. Les gens sont heureux mais ils n’y croient pas, c’est comme s’ils devaient impérativement se faire mal pour apprécier leur bonheur. En littérature, il faut toujours qu’il y ait une menace qui plane sur les personnages. »
À ceux qui relèvent qu’elle se fait le chantre de l’infidélité ou de la trahison, Nadine Bismuth répond avec justesse que « la littérature ne parle jamais que de ça ! Voyez Anna Karenine, que je suis en train de relire, Madame Bovary ou encore la mythologie grecque. Mais je ne vois pas que l’infidélité dans mes romans. Dans Scrapbook, je voulais surtout décrire le milieu littéraire. Mais depuis Les gens fidèles ne font pas les nouvelles – est-ce à cause du titre ? –, on veut absolument faire de moi une auteure de l’infidélité. Dans Scrapbook, je parle aussi de la famille, des préjugés sclérosants, de ce qui empêche par exemple Annie de se rapprocher de Samuel parce qu’ils n’évoluent pas dans le même milieu. Je ne pense pas que je traite le thème de l’infidélité de manière racoleuse ni que j’en fais ma marque de fabrique ni même que j’en fais l’apologie, d’ailleurs ».
L’abstraction de l’auteure
En entrevue comme dans ses livres, on note chez Nadine Bismuth la justesse du propos, la sensibilité, l’attention aux menus détails de la vie quotidienne, l’exacte compréhension des êtres, et un phrasé épuré qui restitue les instantanés de la vie. On reconnaît certaines fois du John Irving, un cheminement qui va dans le détail, servi par une langue simple mais très efficace et des métaphores réussies, originales, qui ne masquent ni le propos ni l’intrigue. Quant au style lui-même, Nadine Bismuth dit s’approprier celui de ses personnages. « Le style que j’adopte dans Scrapbook, c’est le style d’Annie Brière. Sa façon peut paraître innocente mais c’est sa façon, c’est elle, ironique. »
Pour Nadine Bismuth, l’écrivain se doit d’être avant tout un témoin du monde dont il rend compte en s’en abstrayant mais sans s’interdire l’empathie. En véritable orfèvre désireuse « d’interroger le réel à travers le prisme de la littérature », selon ses propres termes, elle multiplie les angles de vue et les cadrages pour mieux cerner le vrai ; et c’est cette multiplicité des approches – multiplicité des voies et des voix qu’elle utilise pour ce faire – qui donne du relief à sa démarche. « Dans mes nouvelles, en dépit du fait que j’écris à la première personne du singulier, il s’agit d’incarner quelqu’un, de lui donner chair, de le personnifier. Oui, c’est ça : je suis une personnificatrice ! » ajoute-t-elle dans un rire.
Quid de l’autofiction ?
« On n’invente rien, on croit inventer, s’échapper, on ne fait que balbutier sa leçon », écrivait Samuel Beckett dans Molloy. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’autofiction, genre tout à la fois célébré et honni, suscite une grande controverse dans le milieu littéraire. Annoncé comme une parodie d’autofiction – et ce n’est rien de dire que l’effet d’annonce de cette jolie formule fut pour le moins un coup de maître –, Scrapbook met en scène Annie Brière, étudiante en création littéraire comme l’a été Nadine Bismuth, ayant publié jeune, comme elle : mais là s’arrête la comparaison, là s’arrête l’association du vécu et de l’imaginaire que prône l’autofiction. « Quand on écrit, on parle inévitablement de soi. Mais je n’aime pas l’autofiction ; c’était juste intéressant avec Scrapbook de dénaturer en quelque sorte les principes autofictionnels, d’en jouer. »
Sur ce sujet, on lira avec intérêt un article que Nadine Bismuth a publié dans la revue L’inconvénient1 : « Katherine Mansfield observe le monde depuis sa ‘chambre lointaine’ ; Virginia Woolf l’observe depuis sa ‘chambre à soi’. […] Que l’écriture féminine soit si étroitement associée à un lieu qui relève de la sphère privée et intime m’effraie un peu. Est-ce pour cela qu’aujourd’hui plusieurs femmes écrivains ne jugent pas nécessaire de porter une petite culotte lorsqu’elles accueillent les lecteurs dans leurs livres. Ce lien entre l’intimité et la création serait-il spécifiquement féminin ? » s’interroge Nadine Bismuth, qui note plus loin que les hommes, Montaigne en particulier, désignent comme antichambre de la création l’arrière-boutique plutôt que la chambre à coucher. Sur l’écriture dite féminine, Nadine Bismuth a d’ailleurs une opinion tranchée : « [S]elon moi, l’écriture n’est pas sexuée. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf disait quelque chose comme : ‘Le génie est androgyne’. Je trouve que c’est une belle image. Mais il faut sortir des particularités de son sexe, sinon on a une vision partielle du monde ».
Une plume originale et éclectique
Parce qu’elle transcende son ancrage géographique et culturel, on serait tenté de qualifier Nadine Bismuth non pas d’écrivaine québécoise ou montréalaise, mais d’écrivaine américaine d’expression française. L’idée l’enchante : « Ça vient des écrivains qui m’ont inspirée. Malgré le fait que j’ai étudié la littérature française, c’est par la littérature américaine que je suis venue à l’écriture : Carver par exemple, Hemingway pour ses essais, On writing [non traduit] notamment, un admirable recueil de petites phrases et de pensées, Mordecai Richler aussi ».
Nouvelliste avec Les gens fidèles ne font pas les nouvelles puis romancière avec Scrapbook, Nadine Bismuth ne craint pas les défis scripturaux, pas davantage qu’elle n’hésite à mettre en œuvre des moyens d’investigation différents : nouvelle, roman, scénario et, pourquoi pas, essai et traduction. Car ce qu’il y a de frappant chez Nadine Bismuth, c’est cette mise en abyme permanente qui émane des échanges entre cette plume qui interroge le monde et l’écrivain lui-même qui interroge sa plume, érigeant l’envie d’écrire en véritable éthique d’un artisan soucieux de parfaire son savoir-faire et désireux par-dessus tout de continuer à témoigner de son temps.
1. « Du bon usage de la fatalité », dans L’inconvénient, revue littéraire d’essai et de création, no 14, août 2003, p. 51-59.
Œuvres de Nadine Bismuth :
Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, Boréal, 1999, Boréal Compact, 2001 ; Scrapbook, Boréal, 2004, Boréal Compact, 2006.
EXTRAITS
D’abord, je me suis dit qu’un dénominateur aussi peu invitant que celui de scrapbook me permettrait de raconter à peu près tout ce que je voulais, sans contraintes ni polissage. Il s’est produit un éclair dans ma tête à travers lequel j’ai aperçu une espèce de roman de forme hybride, dépourvu de centre de gravité, peut-être écrit à la façon dont Jocelyn Monette avait voulu filmer La Garden-party, c’est-à-dire crayon à l’épaule, de façon sautillante, sûrement boiteuse, avec une structure saccadée, chaotique, hachurée, syncopée. Cette esthétique littéraire, inédite il va sans dire, aurait privilégié le naturel : costumes, maquillages, accessoires et effets spéciaux auraient été proscrits au profit du vrai, de l’authentique. Et les personnages auraient tous été interprétés par des amateurs de la plus pure espèce, car ainsi que l’avait déjà dit un grand écrivain dont le nom m’échappait, chacun de nous ne traversait-il pas la vie comme un acteur propulsé dans une pièce de théâtre qu’il n’avait jamais eu le temps de répéter au préalable, ou quelque chose du genre ? Dans le Scrapbook d’Annie Brière, tout le monde mènerait donc sa vie de façon fort imparfaite.
Scrapbook, p. 377-378.
Depuis qu’il se prend pour un futur Fellini, c’est bien simple, Joël a la switch libido coincée à off. Il ne me regarde plus, il ne me touche plus, il ne me baise plus. Je pourrais me mettre à poil pour laver le plancher qu’il ne le remarquerait même pas ; je pourrais m’acheter des sous-vêtements mangeables à saveur de petits fruits des champs qu’il lèverait le nez dessus. J’en suis à me dire que je pourrais disparaître que ça lui prendrait une semaine avant d’avertir les poulets. « Cheap love ».Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, p. 55.
Moi, je n’avais peut-être jamais été mariée avec un grand homme politique, mais j’avais toujours réussi à suivre le droit chemin. Sans doute était-ce cela qui m’avait permis d’être une bonne mère de famille, de bien piloter le bateau, de mener tout l’équipage à bon port, aussi bien mes deux moussaillons que mon capitaine. Des croisières comme celle-là, j’en referais n’importe quand. On n’avait jamais fait naufrage nulle part, je crois.« Les gens fidèles ne font pas les nouvelles »..
Les gens fidèles ne font pas les nouvelles, p. 219.