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Auteur/autrice : Neal
Vladimir Poutine, le dernier tsar
Frédéric Pons jette un regard sans a priori sur un pays en pleine mutation et sur l’ascension d’un homme qui – qu’on le veuille ou non – est en train d’écrire l’histoire de notre temps.
Quand, en 1999, Vladimir Poutine est nommé président intérimaire de la Russie, il hérite d’un État en pleine déliquescence. Après l’effondrement du communisme, le pays a en effet connu une décennie calamiteuse sous Eltsine. Le produit intérieur brut (PIB) a fondu de 50 % et la productivité industrielle du pays n’atteint . . .
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Une littérature de marins au pays des terrins ?
Depuis l’antique rencontre de l’Homme avec la Mer sur le pont d’un bateau, il existerait ce que l’on nommerait aujourd’hui une littérature maritime. Bien qu’on n’en cerne qu’imparfaitement l’histoire des premiers contours, on en retrace toutefois mieux les développements au XIXe siècle et on en mesure assez bien l’étendue et les détails en notre Occident contemporain.
Berceau du Québec, la Laurentie aurait pu nourrir en ce XIXe siècle une littérature à inventer, neuve, maritime. Cette Laurentie, territoire-domaine étendu du Saint-Laurent, essence même de l’identité nationale, comprend tout le cours québécois du fleuve sur ses deux rives, depuis le Canada jusqu’à l’océan, incluant sa marge riveraine de largeur variable. Ce sont là mers et terres mélangées de marins et de pêcheurs. Or, en cette Laurentie et au Québec en général, la littérature est celle de terrins, gens de terre à l’opposé des marins, gens de mer. Le fleuve a bien d’abondance alimenté scientifiques et essayistes ; malgré son indéniable puissance narrative, il n’a hélas pas eu le pouvoir de susciter une véritable littérature maritime, odysséenne. La littérature québécoise est iliadéenne depuis ses premiers moments, profondément enracinée au sol, à la terre.
Odyssées et iliades
Dans sa préface à Bouvard et Pécuchet de Gustave Flaubert, l’écrivain français Raymond Queneau postule que « la littérature […] commence avec Homère […], et toute grande œuvre est soit une Iliade, soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satyricon, La divine comédie, Pantagruel, Don Quichotte et naturellement Ulysse […] sont des odyssées, c’est-à-dire des récits du temps plein. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu : devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes1 ».
Bien évidemment, ce postulat de Queneau s’approfondit et se colore. Les odyssées sont des récits du « partir » et du temps plein en action, cyclique ; un voyage comique en jeunesse perpétuelle, une victoire de l’esprit : Ulysse, Pantagruel et Don Quichotte certes, mais aussi Jack Kerouac et Jack Aubrey, Achab et Monte-Cristo. Les iliades sont plutôt une recherche du temps perdu, linéaire et délétère : une histoire de « rester », une victoire de la matière ; un siège tragique devant les murs de Troie, en compagnie de Séraphin Poudrier et de Marcel Proust, de Meursault l’étranger et de Robinson le naufragé. Le roman maritime (mais pas nécessairement la littérature de voyage) est de toute évidence odysséen, dans l’action et la mobilité, dans l’expérimentation et l’imagination. Au contraire, les œuvres iliadéennes sont dans l’attente et le statisme, le temps mortel et le vieillissement, la conceptualisation et la raison2.
Une littérature « maritime » ?
La littérature maritime est celle qui, parmi tous les genres littéraires, met en scène la mer, les bateaux, les marins et surtout peut-être « l’amour de la mer, sentiment complexe où entrent l’orgueil pour beaucoup, le besoin pour une grande partie, et l’amour des navires3 ». On y goûte également l’ambiance du voyage ou du déplacement marin, les manœuvres et la navigation, l’aventure, le désert ou l’isolement. La mer et les embarcations elles-mêmes y figurent parfois comme personnages mais pas nécessairement.
Or il ne s’agit pas qu’une œuvre évoque la mer pour qu’on la dise maritime. Étonnamment, l’immense classique des Mille et une nuits, « Sept voyages de Sindbad le marin », même odysséenne, n’est pas une épopée maritime, ni davantage l’iliade Robinson Crusoé de Daniel Defoe. Pour les deux héros pourtant si bien étiquetés et montrés en exemple, l’essentiel, pour ne pas dire la presque totalité des aventures, se déroule au sec, à terre ; la mer, à peine évoquée, y apparaît comme un horrible obstacle ou une commodité de transport.
Presque tous les genres se croisent dans les eaux de la littérature maritime : poésie, mémoires, roman, nouvelle, récit, témoignage, etc. Toutefois, depuis sa naissance et bien adapté au sujet, le roman s’impose en Occident comme genre populaire. Malheureusement dès ces premiers moments, certains esprits chagrins ont catégorisé le roman maritime comme un sous-genre de celui d’aventure, destiné principalement à la jeunesse. Cette étiquette lui colle encore à la coque. Bien sûr il n’en est rien, et si quelques pirates de carton barbouillés ont encore la faveur des petits et des grands, un simple regard moins superficiel convainc de la profondeur, de l’universalité et de la diversité du genre et de ses amateurs, hommes et femmes de tous âges.
Les sources et motifs de la littérature maritime
La littérature maritime a comme caractéristique de disposer d’une mine de matériaux tout à fait originale : le livre de bord, la relation ou d’autres notes de grande précision, propres au voyage maritime. Ces données détaillées peuvent montrer le cap, tracer la route et fournir une multitude de sujets et d’anecdotes. Et les motifs aussi, tous utiles, aucun nécessaire. Depuis les falaises ventées des rivages et les tavernes sombres des ports jusqu’aux redoutables tempêtes du large, hors de vue de toute côte, si les motifs du roman maritime sont un peu prévisibles, ils sont innombrables et bien caractérisés. L’humanité dans son infinie diversité peut se trouver à bord, à toutes ses époques. Toutefois, le lent voyage, le huis clos du navire, l’isolement dans la promiscuité et l’hostilité du milieu sont propices à des réflexions et à des actions particulières : courage, introspection, ingéniosité, entraide, savoir-faire, etc.
Un sujet puissant et prolifique en Occident
La littérature de voyage et le roman maritime sont à la fois récents et anciens. Sous sa forme générale moderne, le roman apparaît au XVIIe siècle. Son intérêt maritime à proprement parler naît plutôt au XIXe, à la faveur du rapport sentimental et métaphysique de l’homme aux grands espaces, caractéristique de l’époque romantique. L’Angleterre revendique la paternité des premiers romans dits maritimes, et reconnus comme tels. Or si l’on s’en tient à la définition moderne stricte du roman – texte de fiction de quelque ampleur, en prose – on devra fort malheureusement mettre de côté des perles maritimes comme les épopées l’Odyssée d’Homère (VIIIe siècle avant notre ère), l’Énéide de Virgile (1er siècle avant notre ère), Le quart livre de Rabelais (1552) et Les Lusiades de Luís de Camões (1572) ; certains écrits de Daniel Defoe (dont La vie, les aventures et les pirateries du capitaine Singleton, début du XVIIIe siècle) et les Voyages du capitaine Lemuel Gulliver en divers pays éloignés de Jonathan Swift (1726).
Dans ce contexte, il est risqué de déterminer avec précision le titre du premier roman maritime de ce pionnier qui serait le premier romancier du genre. Chose certaine, en Occident le roman de la mer navigue essentiellement au large de l’Angleterre, de la France et des États-Unis. De grands noms de la littérature classique y apparaissent, accolés à des titres non moins célèbres, premiers « véritables » romans maritimes : les Britanniques George Byron (Le corsaire, 1814) et Joseph Conrad (œuvres nombreuses) ; les Écossais Walter Scott (Le pirate, 1821) et Robert Louis Stevenson (L’île au trésor, 1883) ; les Français Édouard Corbière (Le négrier, 1832), Jules Verne (entre autres Vingt mille lieues sous les mers, 1869-1870), Victor Hugo (Les travailleurs de la mer, 1866), Pierre Loti (Pêcheur d’Islande, 1886) ; les Américains James Fenimore Cooper (Le corsaire rouge, 1827), Herman Melville (Moby Dick, 1851), Thomas Mayne Reid (Les naufragés de la Calypso, 1894). Les nommer tous est inutile, la démonstration est vite faite de cette foison.
Les XXe et début du XXIe siècles sont dominés par les noms des Français Pierre Mac Orlan, Roger Vercel, Henry de Monfreid, Henri Queffélec et Édouard Peisson ; le Belge Albert t’Serstevens et surtout les très prolifiques Britanniques Alexander Kent (avec son héros Richard Bolitho, dix-neuf titres), Patrick O’Brian (avec Jack Aubrey, vingt titres) et Cecil Scott Forester (avec Horatio Hornblower, dix titres). Et surprise, le Colombien Álvaro Mutis (avec Maqroll le Gabier, sept titres)4.
La littérature maritime au Québec
Au pays du Saint-Laurent, il existe une hésitante littérature maritime, depuis les relations des explorateurs jusqu’aux récits de Faucher de Saint-Maurice, Jean O’Neil, Pierre Perrault et les poèmes de Gilles Vigneault et Roland Jomphe. On y entend aussi un florilège étriqué de littérature d’abord orale, fixée depuis : contes, légendes, chansons. Toutefois, le Québec et sa Laurentie (ni d’ailleurs le Canada) ne figurent nulle part ou à peu près au palmarès francophone du genre roman maritime. Quel qu’en soit notre sentiment, le Québec est un pays iliadéen de la terre et de l’enracinement forestier qui, colonisé par d’autres puissances maritimes, n’a pas connu la gloire de participer à la conquête des sept mers. Près de nous, quelques titres seulement de romans et nouvelles émergent timidement : L’insoumise d’Antonio Villeneuve (1946, réédité en 2012), deux œuvres de Romain Saint-Cyr, L’impératrice d’Irlande (2001) et Belle comme un naufrage (2006), Une nuit, un capitaine de Denis Robitaille (2005) et Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier (2008). Récemment (2014), le roman La mer de Cocagne, de l’auteur de cet article, est paru en humble renfort. Cette liste est assurément incomplète et la recherche se poursuit en cette mer méconnue.
Encore le paradoxe du Saint-Laurent
La Laurentie figure en élément-clé de la représentation de notre espace national et de son paysage culturel. Or l’historiographie du Québec, forgée au moment même où foisonnait en Occident la littérature maritime, a fait de notre grand fleuve un non-pays, antithèse du projet national et de la destinée colonisatrice agricole puis forestière du Québec. Le Saint-Laurent signifiait d’une part partir, fragiliser la nation, renoncer à cet héritage de la sueur du front des pères. Il représentait d’autre part la porte d’entrée des envahisseurs conquérants, la voie royale de la guerre et du commerce des puissants, la route coupée vers la mère patrie5. « Emparons-nous du sol ! » disaient nos élites, iliadéennes à cette époque comme aujourd’hui. Aux autres les océans des grands navires vers l’extérieur ; à nous le fleuve des petites pêcheries et cabotages vers l’intérieur. Rentrés à la maison le soir, si possible, il y a le potager à sarcler.
Un avenir pour la littérature maritime et de voyage ?
Le voyage – et son double, la navigation – fait partie des universaux de l’imaginaire. À ce titre, les sentiments et l’intérêt qu’il suscite ne sont pas près de disparaître. Tant que sera la mer… Il est probable et même certainement souhaitable que les perspectives changent et que les horizons s’élargissent, notamment en ce qui concerne une narration littéraire de la Laurentie : le romancier Arthur Clarke n’avait-il pas imaginé dès 1968 que 2001 verrait l’Odyssée de l’espace ? Quant au projet même de partir, naviguer, voyager, le sociologue Fabrice Vigne demande ce qui pourrait le rendre caduc puisque la taille du village global s’amenuise. Il suggère en guise de piste de réflexion (à l’ironique envers du bon sens ?) que nous pourrions en iliadéens rester, vieillir puis mourir devant un écran, et quand les murs de Troie seront devenus électroniques6.
La véritable épopée de la Laurentie, odysséenne, héroïque, palpable et vierge encore, nous offre de bien plus belles perspectives.
* Le capitaine Achab (Gregory Peck) dans l’adaptation cinématographique (1956) de Moby Dick de Herman Melville.
1. Préface reprise dans Bâtons, chiffres et lettres, Gallimard, Paris, 1950. Les italiques sont de moi.
2. Fabrice Vigne, « Une Iliade ou une Odyssée ? Le voyage et son double », dans la revue Alinéa, Grenoble, 2003.
3. Joseph Conrad, Le miroir de la mer, [1906], dans Odile Gannier, Le roman maritime, Émergence d’un genre en Occident, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2011.
4. Odile Gannier, Le roman maritime, Émergence d’un genre en Occident, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, Paris, 2011.
5. Gaston Desjardins, La mer aux histoires, Voyage dans l’imaginaire maritime occidental, GID, Québec, 2007.
6. Fabrice Vigne, op. cit.Dante, de la rue à l’enfer
Bien avant de représenter l’auteur célébrissime, immortel, colossal… dantesque, Dante (prononcer à la française) a été une rue de mon enfance.
À cette époque, le quartier Villeray de Montréal, plutôt homogène, avait des îlots aux sonorités italiennes où l’expression « barrière de la langue » prenait tout son sens. Quelques mots de ce « charabia » suffisaient pour activer méfiance et préjugés, repli, contournement, bravades et défis. Pourtant, si les francophones et les italophones vivaient dans des mondes à part, ils partageaient malgré tout des espaces communs . . .
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Daphné du Maurier
Pour beaucoup de cinéphiles, Rebecca (1940) reste l’un des meilleurs longs métrages d’Alfred Hitchcock et son premier classique tourné à Hollywood, après une longue carrière de deux décennies en Grande-Bretagne.
Paru en 1938, le roman avait été traduit une première fois en français en 1940. La rencontre entre le maître du suspense et Daphné du Maurier (1907-1989) n’était pas fortuite ; un an avant Rebecca, Hitchcock avait déjà porté à l’écran un autre roman de l’auteure, L’auberge de la Jamaïque (Jamaica Inn, en 1939), et . . .
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J. R. Léveillé : l’indétermination assumée
Journaliste, traducteur, romancier, poète, critique d’art et intellectuel franco-manitobain, J. R. Léveillé est un auteur prolifique qui, tout au long de sa carrière entamée en 1968, n’a sans doute pas toujours obtenu la visibilité que son œuvre aurait dû susciter. Comment expliquer ce silence relatif autour du travail d’un homme qui aura consacré sa vie à la vitalité de la culture franco-manitobaine, mais aussi au renouvellement incessant de son propre travail dans une démarche réflexive comme on en voit peu ?
Peut-être la distance entre Winnipeg et les centres nerveux de la littérature francophone est en cause. À moins que cela ne repose sur la discrétion de l’homme. Ou peut-être, simplement, que son expression artistique ne répond pas aux attentes que le public et le milieu s’inventent à propos d’une littérature émanant d’un contexte minoritaire. La parole de Léveillé est à des milles d’un ton folklorisant qui souhaiterait faire de la culture menacée sa grande affaire.
Je tenterai donc de tailler une porte pour ceux et celles qui ne seraient pas encore entrés dans une œuvre au croisement de la philosophie, de la spiritualité et de la poésie, où le lecteur est attendu comme agent actif de la signifiance.
Mais par où commencer devant cette œuvre d’une trentaine d’ouvrages diversifiés et exigeants ? Commençons par la fin, ce qui paraît un choix arbitraire, sans doute. Le dernier ouvrage de Léveillé, Sondes (Du Blé, 2014), donne néanmoins une idée de l’entreprise puisqu’il rassemble la totalité des essais publiés par l’auteur dans des revues ou des collectifs entre 2005 et 2014. Cet ouvrage qui s’inscrit en droite ligne avec des recueils précédents – Parade ou Les autres et Logiques improvisées, tous deux parus en 2005 aux éditions du Blé – peut certes sembler éclectique tant il réunit différents types de textes, mais l’ensemble se lit comme une défense de la contemporanéité de la pratique artistique au Manitoba français.
Le recueil se clôt sur un texte de l’auteur portant sur l’indétermination en littérature. S’appuyant sur le principe d’indétermination de Heisenberg, principe physique selon lequel il serait impossible de déterminer avec précision à la fois la masse et la vitesse d’un corpuscule, Léveillé se promet d’en démontrer l’application en littérature. Habilement, il déploie son œuvre comme une tension constante entre la question du temps de l’écriture/lecture et la question du livre comme espace.
Le geste d’écriture. L’objet livre.
Influencé par la philosophie orientale, J. R. Léveillé cite à plusieurs reprises le principe de l’Unique Trait de Pinceau de Shitao et insiste sur l’importance du geste : « Il y a de la poésie dans la peinture et de la peinture dans la poésie » (Sondes). Ce principe permet de témoigner à la fois de la passion de l’écrivain pour les arts visuels et de ces nombreux projets que j’appellerais transdisciplinaires, même si le terme me paraît un peu beige en regard de la poésie qui y est en jeu.
Je pense en premier lieu à certains projets qui remettent en question la linéarité du livre écrit, comme Pièces à conviction (Ink Inc.), paru une première fois en 1999. Collage de textes, l’ouvrage met en page une écriture pratiquée au stylet plutôt qu’au stylo, comme le dit lui-même l’auteur dans Sondes. Les 29 doubles pages, qui sont autant des œuvres visuelles que littéraires, obligent le lecteur à repenser son rapport à l’espace page. Plusieurs années plus tard, à l’occasion d’une exposition, les affiches de Généalogie du lieu interrogent aussi la linéarité du texte, cette fois en présentant des collages d’extraits de manuscrits, souvent caviardés ou corrigés. Parue en 2005, toujours aux éditions Ink Inc., cette collection d’affiches est appelée à être rééditée dans un tout autre format avec d’autres projets visuels de l’auteur.
Ce travail du mot comme matière nous renvoie directement à la remise en question du livre comme espace qui est aussi frappante dans certains projets de poésie ou de fiction de l’écrivain. Par exemple, le roman Le soleil du lac qui se couche, magnifique histoire d’amour en 164 fragments, a été édité sans pagination (du moins jusqu’à sa plus récente édition à La Peuplade), faisant fi des conventions éditoriales les plus élémentaires. Notons aussi la publication, autour de ce même roman, du petit ouvrage étonnant qu’est L’étang du soir, Les poèmes d’Ueno Takami (Du Blé, 2008). Pourquoi étonnant ? Parce que ce livre est d’une certaine façon le « produit » du roman évoqué précédemment : « Moi, je regardais les deux ou trois poèmes dont on avait tiré les épreuves. Le caractère était simple et stylisé à la fois, on le voyait. L’effet par contre avait quelque chose de primitif, de fait à la main » (Le soleil du lac qui se couche). Ainsi, L’étang du soir – poèmes de J. R. Léveillé et dessins d’Étienne Gaboury – est la matérialisation de ce qui se produit au cœur de l’imprimerie du roman : un produit dérivé dans le sens le moins mercantile qu’on puisse imaginer.
Pensons aussi au projet que J. R. Léveillé a mené avec Tony Tascona, d’abord sous la forme d’une exposition, ensuite d’un livre édité sous le titre de Dess(e)ins II/Drawing(s) II (Du Blé, 2001) et qui juxtapose les œuvres de l’un et de l’autre, surtout pas dans l’idée d’une légende ou d’une illustration, mais bien dans le but de méditer sur cette formule qui unit autour d’un seul trait de pinceau calligraphie et peinture. « Le projet du dessin serait à l’origine semblable au dessein de la poésie », souligne-t-on dans l’introduction de l’ouvrage.
Traduire, cette architecture
Ce projet avec Tony Tascona, c’est aussi celui de la traduction, acte incontournable dans l’œuvre de Léveillé, d’abord parce que l’auteur la pratique et l’interroge, mais aussi parce qu’elle se retrouve au cœur de certaines de ses fictions. « Tu t’intéresses aux arts, à la littérature, à l’architecture ; et la traduction, c’est une espèce d’édifice », dit Ueno à Angèle quand ils se retrouvent au-dessus des épreuves de ses poèmes (Le soleil du lac qui se couche).
« Au fond, c’est l’énergie du texte qu’il faut traduire. Adapter les circuits, pour faire circuler la signifiance », affirme l’écrivain dans Sondes. On aura compris que cette question de la circulation de l’énergie et de sa mesure se retrouve partout dans l’œuvre de Léveillé. Elle est aussi directement liée à la préoccupation de l’espace/temps que nous avons évoquée en introduction et, de façon générale, au choix de l’auteur de ne jamais s’arrêter à la frontière des genres, comme le prouvent plusieurs de ses ouvrages, dont le roman Nosara (Du Blé, 2003). Si, pour Léveillé, la traduction ne doit pas être perçue en termes de gains ou de pertes, mais comme un « déplacement de vecteurs » (Sondes), on pourrait dire qu’il en est de même de toutes les formes d’altérité.
On reconnaît dans ces préoccupations de Léveillé un héritage français à la croisée de la littérature et de la philosophie (Barthes, Rimbaud, Sollers, Mallarmé, qui sont des compagnons de tous les instants), mais aussi l’influence d’une certaine philosophie orientale, celle du dao (ce qu’on appelle taoïsme dans le langage courant).
Cette influence du dao est particulièrement sensible chez Léveillé à partir du début des années 2000. On peut la voir dans ce personnage de Ueno Takami, artiste japonais que nous avons déjà évoqué, mais aussi dans la poésie de l’écrivain, qui estime que « dans cette écriture zen, il faut formuler des évidences qui deviennent des surprises » (Sondes). Les deux plus récents recueils de l’écrivain, Poème pierre prière (Du Blé, 2011) et Sûtra (Du Blé, 2014), en témoignent plus particulièrement dans une écriture dépouillée qui se présente sous forme d’aphorismes ou de poèmes brefs semblant surprendre la pensée pour mieux la suspendre momentanément. Si certains critiques ont évoqué le religieux, j’y préférerais encore la notion de spiritualité, étant entendu que le texte de l’écrivain se situe bien loin de toute institutionnalisation, y préférant de loin le parcours de l’autonomie réflexive : « Je vais donc voyager moi aussi. En sortant dans le jardin, je lève les yeux vers le ciel et connais de merveilleux transports » (Sûtra).
C’est un peu cela, J. R. Léveillé, l’invitation au voyage le plus immédiat qui soit.
EXTRAITS
J’ai longtemps observé le visage du poète. Sa tête grisonnante, ses cheveux plutôt courts, ébouriffés. Et ces yeux de charbon. C’est, me semblait-il, contre le noir de ces yeux que tout se mesurait, jusqu’à l’encre de l’imprimeur. Et la vieillesse sur le visage : une bonne usure. Un visage avec une histoire. Les traits japonais, basanés par le vent, comme un marin en haute mer.
Le soleil du lac qui se couche, « Fragment 88 ».Pensons-y une seconde – une seule, puisque le temps est tout ici –, qu’est-ce que le texte sinon la position de la vitesse qu’est l’écriture.
Sondes, p. 201.La méditation naturelle continue. La voie de la couleur. Parfois, pour observer, il faut écrire à travers son ombre.
Sûtra, p. 13.Allez
sans maître
et sans méthode
Vous reviendrez
comme vous êtes parti
La porte étroite
demeure une porte
L’esprit léger
passe sans graviter
Sûtra, p. 59.je balaie les feuilles
devant mon porche
et je rends grâce
à l’arbre
L’étang du soir, Les poèmes d’Ueno Takami, non paginé.Il répondit : Il y a quatre saisons.
Celle d’avant. Celle d’après.
Puis celle du moment. Et enfin.
Dess(e)ins II/Drawing(s) II, p. 20.Je vais
et je suis en paix
Je reste
et je deviens
l’âme n’a pas tort
de prendre forme
Poème pierre prière, p. 23.André Berge (1902-1995)
André Berge (1902-1995) a connu une enfance heureuse dans ce qu’on appelait encore, avant la Grande Guerre, le « quartier de Chaillot », dans le 16e arrondissement de Paris. La famille est politisée et lettrée. L’écrivain est le petit-fils du président de la République française à l’époque de l’affaire Dreyfus, Félix Faure, dont la mort est restée célèbre : il se serait écrasé, dans son bureau de l’Élysée, entre les bras de sa jeune maîtresse, Marguerite Steinheil, désormais surnommée « la pompe funèbre », r . . .
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Hélène Harbec : Tendresse, finesse et émotion
Avec son sourire engageant et cette simplicité qu’on retrouve dans ses textes, Hélène Harbec1 s’offre comme un rayon de soleil, mais un soleil qui peut luire pour mieux cacher ses inquiétudes. Elle s’affirme poète après s’être longtemps demandé quel était son véritable métier. D’un livre à l’autre, elle aborde les mêmes thèmes : enfance, mort, amour, toujours porteurs de la nécessité de fonder son écriture sur sa démarche personnelle.
L’été avant la mort (Remue-ménage, 1986) est né de sa complicité avec France Daigle, qui l’encouragea dans la voie de l’écriture. Les quelques poèmes publiés par Harbec dans des revues littéraires annonçaient la délicatesse de sa pensée et la finesse de sa plume. Elles se sont donné comme mandat d’écrire en parallèle durant un été (1984) sur un thème commun au rythme d’une page par jour : du 5 juillet au 14 août selon les dates données dans la partie signée par Daigle. Si le texte de cette dernière, qui ouvre ce livre, est concis et presque froid, celui d’Harbec est chaud comme un soleil d’été, empreint de la vie quotidienne et de ses petits problèmes et bonheurs. Le thème, la mort qui doit survenir après cet été, est traité indirectement. Manifestement, Harbec avait plus le désir de chanter la vie que de parler de la mort. Elle oriente son sujet autour de la façon dont les deux auteures réagissent à l’écriture, de la vie du personnage principal avec ses enfants et d’une femme qui serait dans une pièce de théâtre et qui, elle, se suicide à la fin. Ce va-et-vient entre fiction et autobiographie caractérisera les œuvres suivantes, tant poétiques que romanesques.
Avec Le cahier des absences et de la décision (D’Acadie, 1991), Hélène Harbec revisite son enfance et interroge sa relation avec sa mère, alors qu’elle-même est devenue mère. Les poèmes sont courts, précis : Harbec vise l’économie pour atteindre l’essentiel, préservant les craintes et les espoirs de l’enfance, et de la relation mère-enfant.
On retrouve mère et enfants dans son premier roman, L’orgueilleuse (Remue-ménage, 1998). L’histoire est simple : Jeanne, la narratrice, mère de quatre enfants dont les plus âgés sont maintenant des adolescents, quitte un 30 décembre son mari et père des enfants. Elle choisit d’aller passer l’hiver dans une pension pour femmes seules où vivent également cinq femmes, dont la propriétaire, Léa. Au printemps, elle quitte cette pension et Moncton pour un retour temporaire et nécessaire dans sa ville natale, Saint-Jean-sur-Richelieu. Sa mère s’est noyée et cette mort porte en elle toute l’incertitude du choix de la vie ou de la mort, choix que se pose maintenant Jeanne dans cet hiver qu’elle traverse dans la solitude de ses lectures. Cette quête intérieure lui permettra de retrouver le sourire et de découvrir autrement son corps. Un texte d’une grande sensibilité qui annonce les œuvres suivantes.
Va (Perce-Neige, 2002) reprend les mêmes thèmes : enfance, mort, amour. Le recueil commence par une rupture amoureuse, et dans de très courts poèmes, toujours empreints de tendresse, de douceur, l’auteure relate son cheminement, les étapes de sa peine. Elle s’appuie sur son quotidien, sur les petites choses qui font que l’on aime vivre et dans lesquelles on se reconnaît. Elle demeure ainsi en retrait du lyrisme, lui préférant la courtepointe. Puis apparaît un nouvel amour. Le ton change avec l’espoir qui renaît dans cette passion. Cette relation occupe le cœur du recueil, de l’apprivoisement à la joie de vivre cet amour partagé. Mais il y a aussi la conscience que cela pourrait ne pas durer. Cette relation vivifie la poète, lui redonne le goût d’écrire, tandis que son regard rejoint les autres personnes qui l’entourent. Car ce chant d’amour est aussi et peut-être surtout un hymne à l’amitié, à l’ouverture aux autres. Souvent construits autour d’une anecdote, parfois relevés d’une touche d’humour, les poèmes sont toujours fins.
Le roman Les voiliers blancs (Perce-Neige, 2004) brode en de très courts chapitres la vie de trois femmes : Florence, qui devient infirmière auxiliaire, Céleste, sa fille, et Voisine, surnommée ainsi par Céleste, qui est l’amie de la Léa de L’orgueilleuse. Céleste passera de trois à six ans, Florence vivra une relation amoureuse avec Thomas, qui mourra dans un accident, et Voisine demeurera seule. De petits faits, de petits bonheurs, de grandes tristesses. Si le roman semble s’essouffler dans le dernier quart, il n’en reste pas moins qu’on est charmé par la fantaisie de Céleste et touché par la manière toute en retenue, mais sans fausse pudeur, dont est raconté le travail de Florence avec ses patients.
Véritable suite à Va, Le tracteur céleste (Perce-Neige, 2005) en a les mêmes qualités : délicatesse des sentiments et des émotions et cet humour qui naît dans les hasards de la vie. Dans Les voiliers blancs, Thomas, qui était écrivain, travaillait à un roman qu’il voulait appeler Le tracteur, en précisant que ce nom vient du verbe latin « trahere », qui signifie « tirer ». Dans Les voiliers blancs, Harbec transpose ce qui compose la vie quotidienne, petits détails et petites anecdotes, en réussissant à en faire jaillir une poésie du quotidien. L’intérêt est dans la façon dont elle met ses préoccupations en situation. Par exemple, les oiseaux (souvent identifiés par leur espèce) sont nombreux à venir l’inspirer. Fragiles et graciles, légers et gracieux, ils sont là, souvent victimes d’accidents, de la chasse, d’une fenêtre même, mais aussi appel à l’ouverture, à l’espace, au grand large. Et on mange beaucoup dans ce recueil. La nourriture sert de cadre, d’assise au texte, lui donnant réalité, facilitant l’aveu, comme si le contexte permettait de mieux saisir l’émotion, la relation entre la poète et l’être aimé. Car il s’agit d’amour ici. Amour ambigu, amour mis en péril, amour ponctué par les Saint-Valentin de 2001 et de 2002 qui enracinent le texte dans le temps, dans l’expérience humaine, amour heureux, enfin.
Dans Chambre 503 (David, 2009), Harbec nous fait partager la dernière année de vie de son père, qu’elle a accompagné durant son hospitalisation. Ce récit est fondé sur les notes qu’elle prenait après chacune de leurs rencontres, qu’elle a ensuite transposées pour en créer une émouvante œuvre littéraire. Elle reprend en l’approfondissant la façon d’écrire qu’elle avait explorée dans Les voiliers blancs. L’écriture est tour à tour chirurgicale, impressionniste, tendre, descriptive, toujours juste. Même si le centre où elle se rend est voué aux soins palliatifs, c’est la vie qui anime la plume d’Harbec. On apprend à connaître un personnel toujours dévoué, quoique parfois débordé, et d’autres personnes qui « vivent » la fin de leur vie. La plume d’Harbec saisit les instants, les fixe et les transcende : cet accompagnement devient un témoignage universel d’amour entre un père et sa fille, une réflexion sur la vie et la mort. Elle assiste à la lente dégradation du corps et de l’esprit de son père atteint d’un cancer du cerveau, tout en cherchant à comprendre, mais sans se laisser aller à des raisonnements philosophiques ou moralistes. Elle décrit les gestes des infirmières, les selles, les plaies de lit, l’amaigrissement, les repas, ce qu’il mange, boit, ses réactions aux visites, ses rêves éveillés et le monde imaginaire qu’il voit, son désir de retourner chez lui. Mais ce caractère presque clinique n’est ni répétitif ni ennuyant. Bien au contraire, il nous permet d’accompagner son père, d’être témoin d’une certaine façon de cette mort.
La solitude est au cœur de L’enroulement des iris (Le Noroît, 2013). La poète est seule face à elle-même et elle apprend à s’apprivoiser alors qu’elle s’installe dans un nouvel appartement. Sans céder à la panique qu’elle sait n’être pas loin, elle fait lentement le tour d’elle-même dans ses émotions et dans son environnement. Les poèmes, tous aussi courts que ceux des recueils précédents, n’ont plus cette légèreté qui lui venait d’une vie avec l’être aimé. Les traits d’humour, les anecdotes, les personnages ont disparu. Harbec tente de définir l’insondable de ce qu’elle ressent, se servant de la poésie comme d’un miroir devant lequel elle se regarde en se demandant si elle est vivante ou morte. Elle redécouvre la fonction du geste, celle des sens, toujours un peu surprise de ses découvertes. Les iris évoqués dans le titre peuvent tout aussi bien représenter la fleur et son symbolisme (Iris, la messagère) que l’œil et sa capacité de discerner. Et l’enroulement n’est pas sans évoquer un resserrement, voire un repli sur soi comme si la poète ressentait le besoin de faire le vide autour d’elle pour mieux se saisir. En ce sens, L’enroulement des iris est l’œuvre du dévoilement. Tous les livres précédents tendaient vers cet aboutissement. Du moins, jusqu’au prochain.
1. Hélène Harbec est née le 28 juin 1946 à Saint-Jean-sur-Richelieu (Québec). Elle obtient en 1967 un baccalauréat ès arts au Collège Saint-Jean, qui est affilié à l’Université de Montréal, puis une licence ès lettres de l’Université Laval en 1970. Elle s’installe à Moncton en 1970 et enseigne le français à l’Université de Moncton puis à l’Institut de Memramcook. Après quelques années dans l’enseignement, elle entreprend des études en soins infirmiers à l’École d’enseignement infirmier Providence de Moncton, et est reçue infirmière en 1977. Au bout d’un an de pratique comme infirmière, elle s’oriente vers le milieu culturel, devenant recherchiste contractuelle à Radio-Canada, tant pour la radio que pour la télévision. S’ajouteront la scénarisation et l’assistance à la réalisation.
EXTRAITSBottines d’enfant
Un enfant veut toujours jouer
j’apprends à ton fils
à marcher sur la voie ferrée
derrière la maison funéraire
bottine droite
devant bottine gauche
sans tomber
dans les herbes qui chatouillent
avant de rentrer à nouveau
essayer le prie-Dieu
devant ta photo qui sourit
aux gens qui pleurent
Va, p. 98.Bain de Maurice bébé, monsieur A. au bracelet.
L’infirmier, toujours du côté gauche, Florence du côté droit.
– Je vais prendre votre main, lui dit-elle.
– Moi aussi, je prendrais bien votre main, répondit monsieur A. en tournant la tête vers elle.
Doigts longs, lunules bien dessinées.
Comme l’infirmier terminait toujours sa partie avant elle, il en profita pour aller voltiger dans les corridors.
Florence eut le temps de remonter les couvertures sur le corps lavé et de poser doucement les mains autour du cou de monsieur A.
– Ça doit prendre du courage ?
Il fit signe que oui.
Elle vit deux larmes couler.
Monsieur A. ne vit pas les siennes.
Les voiliers blancs, p. 99.Il regarde du côté vaporeux de la chambre, puis il dit qu’il veut faire pipi. Je l’amène aux toilettes sur sa chaise gériatrique. Il désire que nous nous arrêtions au lavabo pour se laver les mains, mais il souhaite ardemment revenir au lit, c’est sa pensée la plus profonde. Allongé bien droit sous les couvertures, il dit qu’il peut rester comme ça, les yeux fermés, à nous écouter. Au souper, il devient anxieux. Il sait que nous allons bientôt partir et fermer les clôtures. Quand il est tout seul, il a beau appeler de l’aide en implorant Madame ! Madame ! personne ne vient. Nous demeurons sur le seuil de la porte à le regarder. Il se tourne sur le côté, face au mur. Dos courbé. Tête penchée sur la poitrine. Nuque à découvert.
Chambre 503, p. 20.Thérèse Casgrain, La gauchiste en collier de perles de Nicolle Forget
Le sous-titre de ce livre1 n’est ni taquinerie ni reproche : il souligne le contraste qui a marqué la carrière de Thérèse Casgrain : irrévocablement marquée par son appartenance à une classe sociale riche de biens et d’avantages, elle se porta pourtant cent fois à la défense des humbles. Nicolle Forget insistera sur ce trait en évitant aussi bien l’acharnement que la complaisance, mais sans dissimuler les contradictions qui en résultaient.
La cuillère d’argent
Le fait est connu : le père de Thérèse, Rodolphe Forget, fut le Québ . . .
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Houellebecq politique
Soumission1, le dernier roman de Michel Houellebecq, a fait couler beaucoup d’encre. On sait que le roman est paru le 7 janvier dernier, le jour même de la tuerie à Charlie Hebdo. Curieux hasard pour un roman d’anticipation qui met en scène la France, en 2022, gouvernée par la Fraternité musulmane. Mais encore ?
En lisant Soumission, je me suis souvenu d’un roman utopique de Roger de Lafforest2, Le sosie du prince (1966). En 1939, le héros se retrouve malgré lui dans la principauté du Sahran, un pays qui heurte profondément ses convictions républicaines d’homme de gauche. Le Sahran est une société monarchiste, croyante, fortement hiérarchisée, dont l’économie repose sur l’esclavage. Mais ici les esclaves sont les plus heureux des hommes, car le respect et la soumission sont des valeurs structurantes. Ancienne colonie française, le Sahran est ainsi parvenu à reconstruire une sorte de démocratie athénienne, cependant que l’Europe est en guerre et qu’agonisent les démocraties modernes. L’auteur de cette fable politique était un écrivain maurrassien, dont les positions idéologiques l’ont conduit à collaborer à des périodiques vichystes sous l’Occupation.
Substituez la France islamiste de 2022 au Sahran monarchiste, la polygamie à l’esclavage, la constitution d’une Europe musulmane à l’échappée hors de l’Europe guerrière : Soumission ne dit guère autre chose que Le sosie du prince, mais à sa manière. Dans les deux cas triomphe, contre la bourgeoisie décadente, une société patriarcale, où l’autorité et les privilèges font loi. Houellebecq, un penseur de droite ? Sans doute, parce que s’il ironise dans Soumission, il le fait avec ce même sérieux qui lui fait inventorier, dans ses œuvres précédentes, les tares et les ratés de notre modernité. Sur ce point, il a d’ailleurs parfaitement raison. Que nous ayons amorcé depuis quelque temps un changement de paradigme civilisationnel, cela ne fait aucun doute ; j’ai assez réfléchi au déclin du patriarcat pour le savoir.
Est-ce que le scénario de Houellebecq est pour autant vraisemblable ? Sans doute aussi. Il est en tout cas très troublant, parce que cet auteur qui n’est pas un bon romancier est un penseur d’une rare efficacité. Il a comme personne le don d’illustrer, de vulgariser les malaises de notre temps. Il y a peu de romanciers contemporains qui donnent à penser à ce point. On se souvient que dans Les particules élémentaires, le roman qui valut à son auteur la gloire au tournant du siècle, le héros mène des travaux qui lui font entrevoir la mutation génétique à venir, à partir de laquelle seraient « restaur[és] les conditions possibles de l’amour » et « de manière crédible le sens de la collectivité, de la permanence et du sacré3 ». C’est exactement ce que, par d’autres moyens, vise Soumission. Le vide de l’existence du narrateur, célibataire cynique et amorphe qui se console en renouvelant sa garde-robe d’étudiantes au fil des semestres universitaires ou avec des prostituées, sera à la fin comblé : converti à l’islam, il s’intégrera à une société qui n’a jamais perdu le sens du sacré et il aura droit à trois femmes, selon le calcul approximatif du secrétaire d’État aux Universités. Vu sous cet angle, on voit que le scénario politique qui porte au pouvoir un parti musulman n’est qu’un prétexte pour parler d’autre chose de plus fondamental et qui tourmente depuis toujours l’espèce de sociologue qu’est Houellebecq. Quel remède à l’inconfort métaphysique, au rationalisme et à l’individualisme contemporains ? Comment sortir de l’impasse douloureuse de l’humanisme athée ? C’est ce sociologue qui importe dans Les particules élémentaires, La possibilité d’une île, Plateforme ou Soumission. Et qui ne nous laisse pas sans dommage.
Quant au romancier, ma foi… Littérairement, Soumission est, dans le meilleur des cas, un roman très moyen. Houellebecq, je l’ai dit, n’est pas un véritable romancier. Ici, ses personnages sont éminemment caricaturaux ; le narrateur universitaire manque de crédibilité, on ne l’imagine pas deux secondes comme le chercheur brillant qu’il est censé être et habileté à diriger l’édition de J.-K. Huysmans dans la Pléiade. Du reste, les références constantes à Huysmans n’offrent pas de lien réellement consistant, organique, avec le roman. Et ce n’est pas la conversion du héros à l’islam, écho à la conversion de l’ancien romancier naturaliste au catholicisme, qui arrange les choses. Car Huysmans est là comme le reste : les ficelles dépassent, la démonstration est trop grosse, les transitions qui introduisent personnages et événements sont pressées par la narration, lesquels sont au service d’une thèse qui dans son développement hâtif ne s’occupe guère des nuances. Si la fable politique peut cohabiter avec la forme du roman d’anticipation, il reste que l’écriture de Soumission, avec sa volonté de minimiser l’intérêt des rapports économiques au profit de questions métaphysiques, avec ses poncifs sur l’existence de Dieu, rappelle le vieux fonds du roman catholique d’autrefois. Sans doute pourrait-on dire que la caricature fait partie de ce projet romanesque. Cela n’en fait pas un bon roman pour autant.
Réactionnaire pour réactionnaire, il vaut mieux, à tout prendre, retourner lire ce bon vieux Huysmans, l’un des romanciers les plus émouvants que la France ait produits. Lisez À rebours (1884) et la tétralogie consacrée au personnage de Durtal, vous n’y perdrez pas au change.
1. Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, Paris, 2015, 300 p. ; 32,95 $.
2. Voir l’article consacré à cet auteur dans la rubrique « Écrivains méconnus du XXe siècle » (Nuit blanche, no 117, hiver 2010, p. 19-23).
3. Michel Houellebecq, Les particules élémentaires, Flammarion, Paris, 1998, p. 377 et 391.
EXTRAITSEt, surtout, le véritable ennemi des musulmans, ce qu’ils craignent et haïssent par-dessus tout, ce n’est pas le catholicisme : c’est le sécularisme, la laïcité, le matérialisme athée. Pour eux les catholiques sont des croyants, le catholicisme est une religion du Livre ; il s’agit seulement de les convaincre de faire un pas de plus, de se convertir à l’islam : voilà la vraie vision musulmane de la chrétienté, la vision originelle.
p. 156La Fraternité musulmane est un parti spécial, vous savez : beaucoup des enjeux politiques habituels les laissent à peu près indifférents ; et, surtout, ils ne placent pas l’économie au centre de tout. Pour eux l’essentiel c’est la démographie, et l’éducation ; la sous-population qui dispose du meilleur taux de reproduction, et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe ; à leurs yeux c’est aussi simple que ça, l’économie, la géopolitique même ne sont que de la poudre aux yeux : celui qui contrôle les enfants contrôle le futur, point final. Alors le seul point capital, le seul point sur lequel ils veulent absolument avoir satisfaction, c’est l’éducation des enfants.
p. 82Paul Bussières et le théâtre à Québec
Cet album copieux et d’une élégance jouissive assume deux missions intimement reliées : celle de rendre hommage au scénographe Paul Bussières, décédé en 2008, et celle de relater la vie théâtrale de Québec et de sa région au cours du dernier demi-siècle. Du plein accomplissement de ces tâches résulte un instrument de grande portée pédagogique.
Maître et maîtrise
Comme le montre la première partie de Paul Bussières, scénographe, et la pratique théâtrale à Québec 1960-20081, rédigée . . .Pour lire la suite, veuillez vous abonner. Déjà abonné(e) ? Connexion
Menus souvenirs de José Saramago
José Saramago nous a quittés en 2010, et il paraissait improbable que ses héritiers nous fassent le coup du manuscrit découvert au fond d’un tiroir.
Ce n’était guère le genre du grand – mais toujours humble – écrivain portugais ; ni de sa veuve, Pilar del Rio, par ailleurs sa traductrice vers l’espagnol (il faut voir le magnifique film José et Pilar pour sentir toute la complicité qui les unissait), qui n’allait guère priser, aurait-on pu penser, que l’on farfouille trop dans les tiroirs du maître.
Or, rien n’y fait . . .
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Les jeunes femmes et la Mort
Gatineau. Le lundi 12 mai 2014. Début de ma semaine de gardiennage. Soleil, ce matin. Soleil, tout éveillé. Mais soleil gâté par le sommeil ancestral. Voici que je rêve dans le jour les nuits passées à trépasser. Les enfants se préparent pour l’école. J’ai des mots en bouche sans la cendre pour les amender. Les mots neufs viendront plus tard, quand je m’assoirai à la table du patio pour les ajouter aux vieilles paroles quotidiennes.
On sonne ; je vais ouvrir ; c’est la gentille voisine, et sa fille. Elles viennent chercher . . .
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Roxanne Bouchard (entrevue)
Depuis Whisky et paraboles en 2005, Roxanne Bouchard mène une triple vie. Professeure de niveau collégial, elle s’évertue à faire tomber ses étudiants amoureux de la littérature québécoise.
Fervente correspondante depuis longtemps, elle a publié En terrain miné, un échange de lettres reconstituées et enrichies avec le caporal Patrick Kègle, dont on a beaucoup parlé. Romancière, son registre balance avec bonheur entre la légèreté et la gravité. Rencontre avec une écrivaine qui prend l’engagement et le rire au sérieux . . .
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L’impétueuse Denise Bombardier (entrevue)
Les débats de société l’interpellent, les questions reliées à la langue et à la culture au premier chef. Depuis des décennies, Denise Bombardier est présente sur les scènes médiatiques québécoise et française à plusieurs titres.
Romancière et essayiste, animatrice, chroniqueuse et aussi blogueuse, la docteure en sociologie diplômée de la Sorbonne est réputée pour sa vivacité d’esprit, appréciée par les uns pour sa clairvoyance, son franc-parler et son sens de l’humour, abhorrée par les autres pour son ton, qu’ils jugent . . .
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Consentir à l’éphémère, et à l’éternel recommencement
Le dernier livre d’Hélène Dorion, dont le titre est on ne peut mieux choisi, oscille constamment entre l’intimisme du propos, la volonté d’extraire un sens aux expériences ici rapportées, et le souffle poétique, aux élans parfois mystiques, qui le traverse.
Tout, ici, est fondu au creuset de l’écriture, le récit empruntant le lent mouvement d’un fil d’Ariane qui ne cesse de s’enrouler et de se dérouler sur lui-même pour nous rappeler que « chaque vie comprendrait une infinité de mouvements circulaires qui s’emboîteraient les uns dans les autres ». Un à un, la narratrice du récit démêle le fil de ces mouvements. De l’ombre à la lumière, de l’immobilité au mouvement, de la mort à la vie, le cycle de la vie se déploie sous nos yeux telle une chrysalide.
Recommencements1 s’amorce au moment où la mère de la narratrice, que l’on ne peut dissocier de l’auteure tout au long de cette quête, avance vers le bout de sa route. Comment meurt-on ? demande-t-elle à sa fille qui lui répond « qu’elle allait choisir l’heure, choisir les personnes qui seraient près d’elle à ce moment-là, et qu’elle n’aurait qu’à s’abandonner, à se laisser porter, quelque chose viendrait la guider et il s’agirait de suivre sans résister ». Suivre sans résister, s’abandonner, se laisser porter. L’essentiel est dit, résumé dans ces quelques mots. Le message livré par la mère au seuil de la mort contient déjà la réponse à cette autre question, miroir de la première, à laquelle la narratrice tentera de répondre : comment vit-on ? Dès le début, donc, la boucle se forme et se referme sur elle-même, mais il nous faudra, comme la narratrice, remonter le cours d’une vie pour accéder à cette connaissance, pour faire accéder la conscience que nous en avons à l’expérience qui se vit au fil des jours. En s’ouvrant sur la mort de la mère, Recommencements nous rappelle que toute vie émane d’un cycle dont la mort précède et assure la perpétuelle renaissance. Pour que le papillon puisse prendre son envol, la chenille doit cesser d’être. Le thème de la métamorphose est ici omniprésent et présenté sous différents angles, dont le premier se révèle être le don de liberté et d’amour que permet la mort de la mère : « Ainsi ma mère m’invitait-elle, par sa mort, à remonter vers ma propre source… »
La narratrice nous entraîne à sa suite dans cette lente remontée où se forme peu à peu la conscience de sa propre présence au monde, couplée avec le besoin de comprendre ce qui compose à la fois ce « je » et le monde dans lequel il apprend peu à peu à se mouvoir physiquement, à interroger les forces qui l’animent, à prendre conscience de l’étendue de l’univers et de notre incapacité à l’embrasser dans sa totalité, à en cerner les contours, à en maîtriser la connaissance par la seule rationalité. Déchiffrer l’ordonnancement du monde, la figuration du mystère propre à toute vie, repose d’abord sur l’apprentissage et la maîtrise du langage, puis sur celle de l’écriture qui permet d’en esquisser les rouages et de tenter d’en révéler le sens. « Peu à peu, nous dit la narratrice, j’ai découvert que les mots n’ouvraient pas seulement un chemin mais plusieurs, et que le sens ressemblait à une figure plate s’ouvrant tout à coup sous le regard pour engendrer deux, trois, quatre dimensions qui sont autant de directions possibles. »
La philosophie sera l’une de ces directions. Elle ouvrira à son tour un chemin vers la littérature, et cette dernière ramènera la narratrice à la philosophie, en proposant une fois de plus de nouvelles directions vers la philosophie orientale dont la pensée traverse également ce récit. Constamment, dès que la narratrice emprunte une voie nouvelle, c’est pour mieux illustrer que son apparente linéarité témoigne de notre incompréhension, voire de notre refus, à en percevoir et à en accepter le mouvement cyclique. On ne peut rien retenir, nous sera-t-il constamment répété, aussi nous faut-il consentir à ce que toute chose soit appelée à se transformer, à se métamorphoser continuellement, voire imperceptiblement sous nos yeux. « Même les mots, même les phrases tiennent d’un état transitoire qui les porte d’un passage à un autre. »
Tout au long du récit, la narratrice épouse au plus près l’objet de sa quête, que ce soit par sa présence auprès de sa mère, par son retour sur une île dévastée par une tempête où elle trouve refuge pour remonter le cours du temps et donner forme au récit qui se déploie sous nos yeux, par l’expérience de l’amour ou le rappel de ses propres souffrances. Hélène Dorion parvient ici à enchâsser l’objet d’une quête personnelle, qu’elle poursuit inlassablement depuis de nombreuses années, dans une forme narrative tout à la fois libre et inventive qui lui permet d’en rendre compte, dont le résultat témoigne intrinsèquement de l’indissociabilité de cette même quête. « Tout est un dans ce mouvement continu de transformation composé d’un tissu unique où coexistent, identiques, l’esprit et la matière, le cœur et la pensée, l’intérieur et l’extérieur, l’inspiration et l’expiration, le temps et l’éternité. Pas davantage il n’existe de séparation entre le monde et moi. »
En refermant ce livre, on sait déjà qu’on le rangera à portée de main pour en reprendre la lecture, pour découvrir et explorer de nouvelles directions au fur et à mesure que nous déployons notre propre fil d’Ariane.
1. Hélène Dorion, Recommencements, Druide, Montréal, 2014, 219 p. ; 19,95 $.
Père et mère, tu porteras
Sans doute faut-il attendre d’être en pleine possession de ses moyens d’écrivain avant d’entreprendre d’écrire sur ses père et mère. Avoir amorcé le renversement des rôles, être à son tour devenu parent, permet sans doute de poser un regard à la fois juste et renouvelé sur l’image, réelle ou sur celle que l’on s’est forgée au fil des ans, de ses parents.
Oser même porter ce regard qui interroge notre empreinte et la révèle sans fard nécessite du recul. Et du temps qui, avec la . . .
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Bernard Gauthier Rambo de VLB : Une biographie militante
Si Bernard Gauthier Rambo1 rappelle l’intérêt de Victor-Lévy Beaulieu pour l’écriture biographique, cet ouvrage consacré à l’intimidant représentant du local 791 de l’Union des opérateurs de machinerie lourde, à Sept-Îles, est sans rapport avec les biographies de l’écrivain sur Jacques Ferron, Yves Thériault ou Voltaire.
Dans la biographie littéraire, Beaulieu pouvait se projeter comme fiction de lui-même ; il opte cependant ici pour la manière directe et pragmatique de la biographie militante. Ce faisant, il reconduit ses préoccupations quant à l’attitude souvent méprisante du gouvernement envers le développement des régions. Cet intérêt régional avait pu expliquer en partie l’appui de l’écrivain à l’ADQ aux élections de mars 2007, avant que, profondément déçu du chef adéquiste, il ne devienne candidat indépendantiste. Il a transposé dans Antiterre, le roman qui venait clore La vraie saga des Beauchemin en 2011, les désillusions de cette aventure. On se rappelle aussi que, dans la trilogie Bouscotte (2001-2002), le personnage nietzschéen de Manu Morency crée le Parti des régions.
Ce parcours de l’écrivain devait être rappelé, car il a ici autant d’intérêt que la biographie d’un syndicaliste dont le travail n’est certes pas banal, mais dont la vie, jusqu’à son éveil au syndicalisme au début des années 1990, n’intéressera ici personne. Bien sûr, Beaulieu a souhaité, en couvrant l’enfance et l’adolescence de Gauthier, et surtout son long séjour dans les Forces armées canadiennes, montrer comment on devient Rambo. Cela nous aide à comprendre pourquoi le syndicaliste ne connaît pas d’autres manières de s’exprimer que celle de la force physique. Il reste qu’il faut attendre le dernier tiers du livre pour arriver à ce qui peut faire l’intérêt réel du personnage, cet engagement syndicaliste qui dérange parce qu’il pratique « un syndicalisme de combat ».
Bernard Gauthier, dit Rambo, n’est pas un enfant de chœur. On l’a vu à la commission Charbonneau, et on se rappelle l’émission d’Enquête, en 2010, au sujet de l’intimidation et du taxage que pratiquait Gauthier sur les chantiers. Dans les derniers chapitres, l’homme fort argumente sa défense vis-à-vis de ses détracteurs, rappelant le témoignage que, à l’époque, il a livré aux médias. Dans la conjoncture de sa lutte contre la mobilité provinciale des travailleurs, défendant l’embauche prioritaire de ceux de sa région mais aussi s’assurant que chacun, dans un souci d’égalité, de justice et de respect, a les compétences pour exercer ses fonctions, Gauthier aura dérangé les plans de quelques bailleurs de fonds des partis politiques et autres magouilleurs patentés.
C’est pourquoi, pour Beaulieu, le syndicaliste de la Côte-Nord incarne la résistance et la droiture dans un contexte, celui de la construction, où c’est la loi du plus fort qui mène le bal, où les élus municipaux s’acoquinent avec le pouvoir d’entrepreneurs sans scrupules pour qui ne comptent que le profit engendré par le capitalisme sauvage, tout cela sous les yeux d’un gouvernement libéral peu regardant. À l’exemple d’un Michel Chartrand, auquel Beaulieu le compare, Gauthier dénonce le fait que « les lois sont déterminées par le Pouvoir afin de privilégier ceux qui le confortent dans son administration. […] [P]ourquoi le Pouvoir aurait-il le droit d’intimider les citoyens alors que ceux-ci sont considérés comme des criminels quand ils s’y adonnent ? Et cela même si ce n’est que pour défendre son coin de pays, impuissant à parvenir à ses grosseurs parce que l’argent et ‘le profitable’ qui vient avec n’y restent que sous forme de miettes ? » demande l’écrivain. Ne serait-ce que pour faire valoir cette réalité des choses dont bien des gens ne sont pas conscients, cette biographie un peu lassante n’est pas inutile.
Dans cette optique, elle vient faire indirectement écho à l’ouvrage précédent de Beaulieu, ce curieux pamphlet anarchiste intitulé Désobéissez ! Si Gauthier devient Rambo, s’il parle principalement le langage des poings, c’est aussi qu’à la violence doit répondre la violence quand elle seule peut garantir le respect dans un monde qui est une jungle, où la morale est assujettie aux intérêts des classes dominantes. En réactivant cette vue des choses à travers le cas concret de Bernard Gauthier, Beaulieu apporte à sa position idéologique un relief plus consistant et convaincant que dans Désobéissez !, qui souffrait de considérations philosophiques mal adaptées à notre époque. Car les faits sont toujours plus parlants que les paroles. À sa manière, le syndicaliste est aux yeux de l’écrivain une sorte de Gabriel Nadeau-Dubois, car les deux hommes ont en commun de « se tenir debout » face à un gouvernement libéral manipulateur et hypocrite.
Mais il faudrait être bien naïf pour penser que les choses changeront sous Philippe Couillard. David n’en a pas fini avec Goliath.
1. Victor-Lévy Beaulieu, Bernard Gauthier Rambo, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2014, 257 p. ; 24,95 $.
EXTRAIT
J’aime les êtres d’exception, particulièrement en régions, car sans ces êtres d’exception, celles-ci n’obtiendraient guère leur part, juste et légitime, de l’exploitation qu’on y fait et dont les profits essaiment à leurs dépens vers les grands centres urbains et à l’étranger. […] Dans cette perspective, n’en doutez pas : l’histoire de Bernard Rambo Gauthier n’est rien de moins qu’unique.
p. 16Chrystine Brouillet et Marie-Ève Sévigny : Sur la piste de Maud Graham
Chrystine Brouillet, la « mère » de la célèbre détective Maud Graham, et l’écrivaine Marie-Ève Sévigny, qui dirige la Promenade des écrivains à Québec, se sont unies pour créer ce beau livre qu’est Sur la piste de Maud Graham1.
Il s’agit d’un ouvrage de qualité, de grand format et sur papier glacé, agrémenté de nombreuses illustrations, dont les remarquables photographies de Renaud Philippe.
Huit promenades sont proposées aux lectrices et lecteurs : sept à Québec et une à Montréal. Des promenades sur les pas de la détective « Biscuit », que . . .
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Louis Hémon et Jacques Poulin : deux essais éclairants
La littérature, c’est le texte et non son pourtour. N’empêche que la connaissance du contexte culturel et sociohistorique constitue un atout certain pour comprendre parfois la portée de la suite événementielle elle-même, mais surtout plusieurs autres composantes narratives de l’œuvre de fiction, de la postmoderne en particulier.
Les auteurs de ces deux courts essais1, professeurs de littérature au cégep, apportent leur contribution pour satisfaire à l’une des exigences du programme de français entré en vigueur au collégial en 1994. Les deux essais, de structure identique . . .
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Louky Bersianik, la rebelle qui rit (entretien avec France Théoret)
En 2006, France Théoret, poète, romancière et essayiste, a mené six entretiens structurés avec son amie Louky Bersianik, d’abord pour rendre à Cléopâtre ce qui appartient à Cléopâtre, mais aussi pour graver dans le temps son travail de pionnière sur la féminisation des titres et des fonctions. Chemin faisant, toutes deux ont abordé les rives de l’écriture de Louky Bersianik et ont retracé la filiation de sa mère, qui lui a insufflé son féminisme inébranlable, sans que celle-ci ait jamais prononcé le mot. De son p . . .
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Ma vie rouge Kubrick : Une fable noire
Je n’ai jamais vu Shining, de Stanley Kubrick. Si c’était le cas, je m’en souviendrais, c’est certain. On n’oublie pas un film d’horreur. De surcroît s’il a été réalisé par l’un des plus importants cinéastes du XXe siècle, s’il a été interprété par Jack Nicholson et Shelley Duvall. On n’oublie pas des répliques telles que : « Tu aimes les glaces, canard ? »
Je sais toutefois à quel point un film, un livre, une œuvre d’art peuvent changer le cours d’une vie (j’exagère, mais c’est voulu, ça donne le ton, la couleur de Ma vie rouge Kubrick1 de Simon Roy), peuvent nous précipiter dans une quête à jamais résolue : comprendre les motivations profondes qui nous poussent à agir de telle ou telle manière. À écrire, par exemple. C’est avant tout de cette quête que traite le livre de Simon Roy, ouvrage hybride qui se rapproche certes de l’essai, mais qui se démarque avant tout par sa singularité, par son obsession colorée, serais-je tenté de dire.
Ma vie rouge Kubrick peut se lire comme un hommage torturé au génie de Stanley Kubrick, comme l’écrit Simon Roy dans ses remerciements à la fin de l’ouvrage, mais j’ai, et de loin, préféré retenir la fable noire sur le processus de création. « L’écrivain en processus de création actif devient en quelque sorte obsédé par une idée fixe. Monomaniaque, tout juste socialement tolérable. Et ça, c’est dans les bonnes journées », écrit l’auteur en début d’ouvrage. C’est d’ailleurs ce qui guette Jack Torrance dans le film, que tourmente l’idée de pouvoir mener son roman à terme, l’incitant à accepter de se retrancher avec sa famille, à titre de gardien, dans un hôtel isolé des montagnes Rocheuses du Colorado. Le précédent gardien, le prévient le directeur de l’hôtel qui l’engage, a assassiné, il y a de cela plusieurs années, sa femme et ses deux filles à coup de hache avant de se suicider. Voilà que les choses se mettent peu à peu en branle (pas dans le film, mais dans l’ouvrage de Simon Roy où il faut être constamment attentif car les superpositions et les croisements entre le film de Kubrick, le roman de Stephen King et le propre récit de vie de Roy ne cesseront du début à la fin de l’ouvrage de multiplier les pistes d’interprétation, créant par moments un effet de labyrinthe, recherché il va sans dire), la fascination qu’exerce Shining sur Roy se révèle : « L’intérêt manifeste que j’y porte depuis des années tient moins au mystère qu’à une manière d’exorciser un passé familial marqué par un crime qui n’a pas fini de faire résonner des coups sur nos têtes fragilisées de Forest ».
Le passé familial dont il est ici question est des plus sordides : le grand-père maternel (ou paternel, mais peu importe puisqu’il s’agit de transmuer l’expérience familiale en matériau littéraire) de Roy, médecin et homme respectable s’il en est, assassine sa femme à coups de marteau sous les yeux horrifiés de ses deux filles qui ne s’en remettront jamais. À deux reprises, la mère de Roy tentera de se suicider, y parvenant à la seconde tentative. On peut dès lors comprendre le pouvoir de fascination qu’exercera sur Roy un film comme Shining, tant au regard de l’effet d’exorcisme qu’il peut exercer sur l’histoire familiale que de l’analyse minutieuse et méthodique d’une démarche de création. Dans les deux cas, les plongées dans la folie meurtrière et dans une entreprise de création se révèlent tout autant troubles, incompréhensibles, inexplicables. Ce que démontre avec brio Simon Roy, et ce, d’autant plus qu’il le fait par moments avec un humour tout juste mordant pour nous éviter, à notre tour, de basculer dans la sordidité.
Le projet sur lequel repose l’ouvrage va au-delà de la coexistence des pistes de lecture suggérées ci-dessus. Il est avant tout englobé, porté, catalysé par le désir d’exorciser, « d’esthétiser la souffrance pour ne pas avoir à regarder l’horreur dans les yeux », comme il est écrit. Pour ce faire, Simon Roy passe au crible, décante, filtre tous les éléments du film, comme tous ceux de sa vie qui y font écho pour en comprendre et en désamorcer la charge dramatique. De la répétition des motifs, des références numériques, des coïncidences rapportées, de l’image du double, de la charge sémantique et sémiotique du moindre objet apparaissant dans le film, des moindres événements et souvenirs de celui qui cherche ici à comprendre, rien n’est laissé au hasard. Roy endosse le rôle de l’enquêteur qui ne veut rien omettre dans la restitution des faits et l’analyse qu’il en tire, qui sait que chaque détail compte, que l’énigme de la cruauté qui a conduit au meurtre de sa grand-mère, comme celle qui a entraîné le suicide de sa mère, ne pourra être résolue, même partiellement, qu’au prix d’une quête sans relâche. Baisser les bras, renoncer, c’est accepter que rien n’ait de sens, qu’un infini trou noir menace chacun de nos pas.
En refermant Ma vie rouge Kubrick, on ne peut douter que Shining se soit révélé pour Simon Roy « une œuvre phare qui guide [ses] pas dans le labyrinthe ténébreux de [sa] généalogie macabre », comme on ne peut douter que l’auteur ait atteint son but en transformant ses souvenirs en une œuvre littéraire singulière et forte. Le style et la construction de l’ouvrage en 52 courts chapitres m’ont parfois rappelé le rythme et la cadence qu’imposaient nos vieilles machines à écrire, heureux que nous étions chaque fois que le mouvement du chariot nous renvoyait à la ligne, au paragraphe suivants. Sans doute cette comparaison s’impose-t-elle à moi en raison du caractère effréné de la quête que mène ici Simon Roy pour se libérer de ses démons. Il est maintenant temps de visionner ce film, au moins une première fois.
1. Simon Roy, Ma vie rouge Kubrick, Boréal, Montréal, 2014, 170 p. ; 19,95 $.
EXTRAITS
Contrairement à ma mère, jamais je ne dois perdre de vue le fil d’Ariane. La seule issue heureuse consiste à avancer obstinément vers la lumière. Apprendre à marcher avec mes cicatrices ouvertes. Je n’ai guère le choix : je dois laisser les rayons du soleil pleuvoir sur moi comme les versets d’un ciel irradiant d’un magnifique rouge Kubrick.
p. 28J’essaie de m’imaginer que ce monde n’est pas devenu fou. Chaque jour me montre un peu davantage que plus rien n’a de sens. Sans doute l’un des films les plus riches et complexes de Stanley Kubrick, The Shining exerce depuis plus de trente ans une fascination qui ne se dément pas. L’intérêt manifeste que j’y porte depuis des années tient moins au mystère qu’à une manière d’exorciser un passé familial marqué par un crime qui n’a pas fini de faire résonner des coups sur nos têtes fragilisées de Forest.
p. 52L’effet de dédoublement de la voix du chef Hallorann a créé en moi un malaise si puissant que j’en garde encore près de trente ans plus tard un souvenir intact. On ne choisit pas ses souvenirs, et celui-là s’est imprimé dans mon esprit selon un procédé analogue à la création d’un fossile. J’avais beau me dire que ce n’étaient que des images diffusées à la télévision, mais une sensation malsaine m’avait résolument gagné, comme si l’homme noir qui avait prononcé ces paroles me regardait, moi précisément, de ses yeux de charbon, plutôt que le petit garçon nommé Danny […].
p. 12-13Romain Gary : Je est un autre
« Je me suis toujours été un autre », affirmait Romain Gary dans Vie et mort d’Émile Ajar (posth., 1981). Peu d’écrivains ont eu, autant que lui, la passion (ou l’impulsion) de la métamorphose. « Il était un pluriel à lui tout seul », écrit Éric Neuhoff dans son avant-propos à L’orage.
Il fut, sa vie durant, « en constante élaboration de lui-même », explique Philippe Brenot dans Romain Gary de Kacew à Ajar. Né Roman Kacew à Vilnius en 1914, l’auteur des Racines du ciel (1956) et de La vie devant soi (1975) – ses deux romans couronnés du Goncourt . . .
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André Baillon (1875-1932)
Né à Anvers, dans une famille aisée, André Baillon (1875-1932) connaît très jeune des deuils successifs – son père, son frère aîné, sa mère – qui vont le conduire à une représentation de l’existence à la frontière de la réalité et du surréel, en proie de façon permanente à la pulsion suicidaire qui finira par l’emporter. Toute son œuvre de romancier et de nouvelliste est marquée par la schizophrénie, non si grave cependant qu’il put la traduire en un style fort, pittoresque et souvent drôle. Baillon fut . . .
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Romain Gary : Beaucoup caméléon, davantage Prométhée
SANS-RANCUNE
Pseudo de Blanche d’Aglemont, L’Écho des Deux-Montagnes, 1890-1895La remarquable biographie que Myriam Anissimov consacre à Romain Gary arbore un titre justifié : Romain Gary, le caméléon (Denoël, 2004). Caméléon il y a, en effet. Quand, cependant, l’adaptable caméléon s’efforce aussi de dicter ses préférences à la vie qui l’entoure, il verse à ses risques dans la démesure de Promothée.
Ces risques, Romain Gary, romancier fécond, polyvalent et ondoyant, ne les subit pas, il les recherche. À noter que les vocations du caméléon et de Prométhée ne sont pas incompatibles. Bien que moins élaborée, la biographie que signe Dominique Bona (Romain Gary, Mercure de France/Lacombe, 1987) concorde globalement avec le verdict de Myriam Anissimov.
Au cœur du projet
Malgré les méandres de ses carrières, Romain Gary mérite d’être perçu comme l’homme d’une cause. Qui plus est, d’une grande cause. À peine l’armistice de 1945 est-il proclamé qu’il signe du haut de ses 30 ans Éducation européenne (Calmann-Lévy), livre encore vibrant des tueries, des massacres et des trahisons, mais où s’affirme l’ambivalence qui, toujours, caractérisera le personnage : verdict désabusé sur l’hommerie et pari entêté sur la dignité humaine. « […] on vient en Europe pour s’instruire, écrit-il. Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, bien valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait ».
L’homme, répétera Gary avec force, doit défendre les racines que le ciel a plantées en lui. Qui oublie, ignore et renie ce levain s’inscrit au passif de l’humanité. Non seulement cette conviction explique-t-elle le titre d’un de ses plus magnifiques ouvrages, mais encore elle justifie et donne son sens à l’affrontement écologique et politique que raconte Les racines du ciel (Gallimard, 1956). Les pragmatiques autoproclamés, englués dans leurs évidences à courte vue, ne comprendraient rien à cette protestation : « Ils ne comprendraient pas. Peut-être parce qu’ils n’avaient pas encore connu les camps de travail forcé, cette apothéose de l’utilitaire et du rendement intégral dans la marche en avant. Ils ne pouvaient donc comprendre à quel point la défense d’une marge humaine assez grande pour contenir même les éléphants pouvait être la seule cause digne d’une civilisation quels que fussent les systèmes, les doctrines ou les idéologies dont on se réclamait ». Cette marge humaine, l’ondoyant Gary la défendra toujours ; sous ses masques et malgré ses incessantes pirouettes, elle donnera à l’essentiel de son œuvre unité et grandeur. Les racines du ciel ne devient pas pour autant prétexte à prêchi-prêcha. Le livre cultive même un doute lancinant : à qui donner raison ? À l’Européen Morel, qui entend mettre les éléphants à l’abri des maquignons, ou à l’Africain Waïtari, qui sacrifierait les pachydermes pour mieux soustraire son continent au statut de « jardin zoologique du monde » ?
Reste à doter cette ambition des moyens appropriés. Comment réformer le monde quand on naît juif dans une minuscule Lituanie accolée à une Pologne elle-même soumise à Moscou ? Quels atouts possède le jeune Roman Kacew ? Une mère qui idolâtre la France et son fils, une oreille qui capte et retient toutes les langues, mais, surtout, la certitude que la fiction confère à qui la maîtrise le droit de remodeler l’univers. Gary parie sur ses propres chances.
Paris, à nous deux !
Que les étapes soient nombreuses importe peu. De Wilno à Varsovie, de Nice à Paris, le jeune Kacew gomme les traces de son père juif pour esquiver l’antisémitisme omniprésent, ajoute le français à ses premières langues et s’insinue, mère et intrigues à l’appui, dans les cercles favorables. La fabulation,
qui ne chômera jamais, fonctionne à plein régime. Entre les mains d’un auteur qui se traite lui-même de saltimbanque et qui, toujours, sera en représentation, la fiction exerce ses droits. Elle les a tous. De fait, Gary se préoccupe si âprement de son image que le public n’a pas à choisir entre ses œuvres et sa biographie : il est son propre biographe et il se canonise deux fois plutôt qu’une. En 1960, à 46 ans, il rédige La promesse de l’aube (Gallimard) où, sous couleur de présenter sa mère, il évoque sa jeunesse et verrouille au passage quelques-uns des mythes les plus tenaces de sa vie. Peu portée à la candeur béate, Myriam Anissimov ramène le couple mère-fils à des dimensions encore grandioses, mais moins vertigineuses. En 1974, parvenu à la soixantaine, Gary usera d’un autre trucage : il présentera La nuit sera calme comme – affirme l’éditeur, Gallimard – un récit-confession. Il s’agit, en fait, d’un long entretien avec un ami d’enfance, François Bondy. Récit ? Sans doute. Confession ? Certes pas, car Gary, de connivence avec le comparse, rédige et les questions et les réponses… Pourquoi cette mise en scène ? Bien présomptueux qui prétendrait l’expliquer. Chose avérée pourtant, Gary a besoin de plusieurs vies pour combler tous ses appétits ; autre facteur visible, il aborde gens et événements avec une désinvolture que beaucoup lui reprocheront. Où qu’il aille, aviateur ou diplomate, scénariste ou séducteur, il rejette les usages et ceux qui les professent. Dans de telles circonstances, mieux vaut jouer de plusieurs identités et d’autant de registres. Hypothèse supplémentaire et aventureuse, Gary admirait trop de Gaulle pour ne pas chercher à imiter l’audace de l’homme de Londres : si de Gaulle pouvait, simple général de brigade en rupture de légitimité, se hisserau palier de Churchill et de Roosevelt, pourquoi Gary ne pourrait-il pas sauter d’un genre littéraire à
l’autre, tâter (misérablement) du théâtre et du cinéma, enguirlander la dynastie Gallimard jusqu’à l’obtention de conditions de travail plantureuses et écraser de son mépris le critique trop critique ?Pseudonymes et contorsions
La mystification qui permit à Gary de se réincarner en Émile Ajar fit tant de bruit qu’elle a éclipsé ses autres avatars. Dès 1958, Gallimard avait pourtant publié L’homme à la colombe sous la signature de Fosco Sinibaldi, alias Gary. En 1974, alors qu’il publiait Gros-Câlin (Mercure de France) sous le pseudonyme d’Émile Ajar, Gary signait Les têtes de Stéphanie (Gallimard) du nom de Shatan Bogat. Sans égaler Simenon ou Donald E. Westlake quant au nombre de ses masques, Gary a quand même souvent tenté de tromper lecteurs et critiques. Tendance lourde plutôt qu’accident de parcours. Quoi qu’il en soit, l’aventure Émile Ajar mérite une attention particulière. En premier lieu, parce que Gary s’y plonge à une heure où la hantise du vieillissement pèse cruellement sur lui. En second lieu, parce que plusieurs des livres publiés par Gary depuis le Goncourt décerné aux Racines du ciel lui ont valu, au mieux, des appréciations mitigées. La mystification peut constituer une contre-offensive sur les deux fronts. Sa nouvelle peau, espère-t-il, lui vaudra une deuxième jeunesse. Si, d’autre part, son identité inattendue lui permet de séduire malgré eux les critiques qui le jugent dépassé, il ridiculisera la faune littéraire parisienne : il la montrera incapable de lire chaque livre d’un œil toujours neuf. Au moins deux des ouvrages publiés sous le pseudonyme d’Émile Ajar lui donnent raison contre la critique : non, Gary n’est ni décadent ni vidé. La vie devant soi (Mercure de France, 1975) mérite le Goncourt, tandis que L’angoisse du roi Salomon (Mercure de m
France, 1979) rappelle, dans ses meilleures pages, la marge humaine réclamée par Les racines du ciel. D’ailleurs, comme si ce pied de nez aux savantissimes critiques parisiens avait requinqué Gary, Les cerfs-volants (Gallimard, 1980), publié à petite distance de sa mort, redonne son plein prestige au nom de Gary. Tout comme deux thèses défendables s’affrontaient dans Les racines du ciel – la protection des éléphants ou l’accession de l’Afrique à un autre statut que celui de zoo –, deux plaidoyers plausibles se disputent l’adhésion du lecteur des Cerfs-volants : ou refuser tout contact avec l’occupant allemand ou maintenir la gastronomie française et le culte de la qualité dont elle est porteuse. Dans les deux cas, Gary incite le lecteur à préserver l’espace qualitatif dont l’humanité ne doit pas se passer. Il n’est pourtant pas dit que Gary se soit grandi en prolongeant la fiction d’Ajar. Pour préserver le secret de sa machination, il dut multiplier les mensonges, tromper ses amis, s’accorder des coupe-files peu élégants. Certes, son talent s’imposa malgré une presse prise en flagrant délit de myopie, mais Gary se révéla ainsi carriériste prêt à tout. Paul Pavlowitch, son prête-nom, protestera en vain contre les manœuvres de Gary : « Ces piteuses révélations étaient d’autant plus atroces qu’elles témoignaient de son indifférence. J’étais simplement un matériau1 ».Et le reste ?
Autour des indiscutables chefs-d’œuvre que sont Éducation européenne, Les racines du ciel, La vie devant soi et Les cerfs-volants, se logent, avec des mérites divers, une trentaine d’œuvres. Aucun exploit au théâtre ou au cinéma. Gary utilisa sa deuxième épouse, Jean Seberg, dans deux films de son cru, mais il la traita de façon aussi tyrannique qu’Otto Preminger l’avait fait. Il écrivit le médiocre Clair de femme (Gallimard, 1977), que Costa-Gavras ne parvint pas à illuminer malgré la participation de Romy Schneider et d’Yves Montand. Il commit Lady L. (Gallimard, 1963) : incursion agréable dans l’humour britannique ; sans plus. Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable (Gallimard, 1975) connut un certain succès, mais peut-être pour de mauvaises raisons. Gary, en effet, y scrutait les angoisses sexuelles du mâle vieillissant, mais il insistait lourdement sur la différence d’âge entre son héros et sa jeune épouse, situation que vivaient Gary lui-même et la jeune Jean Seberg. Avec Chien blanc (Gallimard, 1970), Gary remonte d’un cran : il s’attaque au racisme dont les Noirs étatsuniens font les frais. Cette fois encore, il aborde un thème important, mais il procède en même temps à ce qui ressemble à un règlement de compte avec Jean Seberg. Il la décrit, en effet, comme une naïve entre les mains de terroristes. Des années plus tard, Gary défendra son ex-épouse avec vigueur contre le salissage que lui font subir le FBI et des revues comme Newsweek, mais en vain.
Merveilleux conteur, plume vouée aux plus hautes causes, personnalité aux chatoiements multiples, Romain Gary étonne et déçoit par l’inconscience de ses indélicatesses.
1. Cité par Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, Denoël, Paris, 2004, p. 791.
EXTRAITS
Très vite, il [Gary] comprit que sa mission en Bolivie ne serait pas une partie de plaisir mais, comme chaque fois qu’il s’établissait dans un lieu nouveau, il sut capter très rapidement la réalité du pays. Il était un caméléon, comme il se plaisait souvent à le dire.
Myriam Anissimov, Romain Gary, le caméléon, p. 396.L’Afrique ne se réveillera à son destin que lorsqu’elle aura cessé d’être le jardin zoologique du monde… Lorsqu’on viendra ici, non pour regarder nos négresses à plateaux, mais nos villes et nos richesses naturelles enfin exploitées à notre seul profit. Tant qu’on parlera de « nos espaces illimités », et de notre peuple « de chasseurs, de cultivateurs et de guerriers », nous serons toujours à votre merci – ou mieux, à la remorque de quelqu’un.
Les racines du ciel, p. 350.– Le droit sacré des peuples ça existe, oui ou merde ? – Bien sûr que ça existe. C’est une grande et belle chose. Mais je ne vois pas le rapport. – Le rapport, c’est que si ça existe, Madame Rosa a le droit sacré des peuples à disposer d’elle-même, comme tout le monde. Et si elle veut se faire avorter, c’est son droit.
La vie devant soi, p. 232.Il y a longtemps que toute trace de haine pour les Allemands m’a quitté. Et si le nazisme n’était pas une monstruosité inhumaine ? S’il était humain ? S’il était un aveu, une vérité cachée, refoulée, camouflée, niée, tapie au fond de nous-mêmes, mais qui finit toujours par resurgir ? Les Allemands, bien sûr, oui, les Allemands… C’est leur tour, dans l’histoire, et voilà tout.
Les cerfs-volants, p. 324.
– Tu te souviens de Tadek Chmura ? Il appelait cela notre « éducation européenne ». Je n’avais pas compris, à l’époque : j’étais trop jeune. Et puis il savait qu’il allait mourir, alors, il mettait de l’ironie partout. Mais maintenant, j’ai compris. Il avait raison.
Éducation européenne, p. 265.Doubles, pseudos et caméléons : Présentation
J.-B. GAGNEPETIT
Pseudo de Jules Helbronner, chroniqueur ouvrier, La Presse, 1884-1894HORACE
Pseudo de Laurent Laplante, Le Devoir, 1972La littérature va à la rencontre de l’autre ; l’écrivain, par ses livres, expérimente « d’autres vies que la sienne », comme dirait Emmanuel Carrère. Aussi n’est-il pas surprenant que l’usage de pseudonymes et la fabrication d’identités fictives jalonnent le cours de l’histoire littéraire.
Parfois, le nom de plume a pris toute . . .
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