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Auteur/autrice : Alain Lessard
Échos d’un monde en ruine
Du Déluge et de l’Apocalypse bibliques jusqu’au cinéma catastrophe en passant par la poésie de Blake, les récits de fin du monde jouissent d’une longue tradition dans l’imaginaire. Un sous-genre de la science-fiction, dit « post-apocalyptique », s’occupe d’ailleurs de dépeindre la vie aux lendemains d’un cataclysme ayant ravagé l’humanité.
Les amateurs de SF connaissent bien les classiques du genre signés Richard Matheson, Pierre Boulle, Robert Merle, Stephen King ou David Brin. La littérature générale a elle aussi fait de nombreuses incursions . . .
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Mon Asimov à moi, il me parle du futur… (sur un air connu)
J’avais quinze ans quand j’ai lu pour la première fois un texte d’Asimov. C’était le 19 décembre 1970, un samedi particulièrement froid comme il y en avait toujours à cette époque en décembre.
Calé au fond du monumental fauteuil du grand-père (seul un ado peut se caler ainsi dans un fauteuil), je tenais entre mes mains le programme de la journée : Les 20 meilleurs récits de science-fiction, une anthologie de Hubert Juin qui venait de paraître chez Marabout. La nouvelle d’Asimov, intitulée « Les . . .
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Moi, Asimov*
On sait presque tout de la carrière d’Isaac Asimov. Parce que, partout autour du monde, ses admirateurs se sont intéressés autant à l’homme qu’à l’œuvre. Parce qu’Asimov a constamment veillé à ce que nul ne doute de son génie.
Parce qu’Asimov s’immisce lourdement dans le moindre de ses textes pour nous rappeler ses exploits ; là où Hitchcock se satisfait d’apparaître le temps d’un clin d’œil dans la majorité de ses films, Asimov insiste pour vanter sa personne. Parce que sa phénoménale production littéraire . . .
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Synchronicité
Le 7 juin 2012. Je me réveille à l’hôpital, retenu par mes plaies et celles de l’Autre, tous boyaux pendant de mon corps. Une grande fatigue me ronge. Peu à peu le cœur se défait, fier de son forfait. Oui il est veule, le cœur. Il ne connaît que la possession et la destruction dans le passé, le présent et le futur. À l’enseigne de la vie, il ne s’évade jamais de la nature. Le cœur connaît l’horizon de ses châtiments quotidiens, avec ou sans anesthésie. Et . . .
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Asimov : L’historien du futur, Le cycle de Fondation
En 1966, la World Science Fiction Convention a voulu décerner un prix Hugo spécial pour récompenser la « meilleure série de science-fictionou de fantasy de tous les temps ». Ce prix, qui n’a été remis qu’à cette seule occasion, a couronné la série Fondation, alors que beaucoup de gens à l’époque, y compris Asimov, prédisaient une victoire du Seigneur des anneaux de J. R. R. Tolkien.
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Docteur Asimov et Mononcle Isaac
Les écrivains font leur boulot en écrivant des histoires ; les lecteurs font le leur en les réimaginant ; quelque part en route, ils imaginent aussi les auteurs des histoires qu’ils aiment, ou n’aiment pas.
Et parfois plusieurs personnes dans le même écrivain, car nul écrivain n’est tenu d’écrire ni d’être toujours la même chose, n’est-ce pas ? Nous sommes légion, c’est un de nos privilèges, ou sinon comment pourrions-nous créer des personnages assez différents ?
Ces écarts de personnalité sont parfois évidents, parfois subtils, quelquefois déroutants, ce qui n’est pas vraiment le cas avec Mononcle Isaac, mais ça faisait un bon titre. Et ce n’est pas faux non plus… du moins pour mon Asimov à moi.
Pourvu d’un doctorat de biochimie en bonne et due forme, auteur de tonnes d’excellents ouvrages de vulgarisation scientifique, professeur d’université, Isaac Asimov, « Le Bon Docteur Asimov », comme on finirait par l’appeler, était l’un des rares scientifiques purs et durs qu’on pouvait sortir de sa manche, aux temps héroïques, lorsqu’on vous déclarait péremptoirement que la science de la SF était de la bouillie pour les chats. Mais, représentant donc de la Science, de la Rationalité, de la Logique et de l’Hémisphère gauche triomphant, le Docteur Asimov a été professionnellement licencié et Mononcle Isaac s’est consacré à l’écriture. À l’écriture de la science-fiction. Il y a donc comme une fêlure bien sympathique dans le monolithe rationnel, et c’est cette fêlure que je n’ai cessé, comme lectrice, de percevoir et de rechercher.
Je n’ai pas eu à chercher bien fort. J’ai toujours trouvé que les constructions poussées de la logique peuvent conduire à des situations abracadabrantes – qu’y a-t-il de plus logique que les vrais fous ? Et il y a de cet humour absurde chez Mononcle Isaac. Et puis, surtout, chaque fois que Mononcle Isaac utilise ou, plus souvent (temps héroïques, rappel), invente un thème de SF apparemment des plus logico-rationaleux, il le mine sournoisement en sous-main. La psychohistoire de Fondation, le contrôle galopant de l’histoire humaine par les prévisions statistiques et autres joyeusetés ? Elles sont sans cesse contredites dans la série par les accidents, les imprévus (il en va de même dans La fin de l’éternité, où c’est un empire transtemporel qui essaie en vain de contrôler son passé pour asseoir son futur dans le béton). Les trois lois de la robotique (par ailleurs indéniablement solides) ? Elles sont pleines de trous, de portes dérobées, qui permettent à Mononcle Isaac d’écrire des dizaines de nouvelles ! Le personnage « robotique » de la chercheuse Susan Calvin ? C’est un des personnages les plus émouvants d’Asimov, pour moi, dans sa solitude et son amour pour ses créations. Les robots eux-mêmes ? Ils deviennent de plus en plus humains au fil de l’œuvre, jusqu’à se mêler à nous sans être reconnus. Les robots de Mononcle Isaac sont en fait meilleurs que les humains, un modèle de moralité rationnelle à imiter, et c’est là que le Docteur et le Mononcle se rejoignent – mais j’y vois toujours, moi, une fêlure plus sympathique qu’inquiétante, un désespoir bien familier devant les folies de l’humanité…
Et enfin, Mononcle Isaac m’a donné certaines des plus grandes émotions de ma jeune carrière de lectrice de SF, à partir de spéculations pourtant rationnelles, me faisant ainsi saisir une des composantes essentielles de la science-fiction, le sublime à l’échelle cosmique et pourtant humaine : cette planète où le jour règne depuis mille ans et où la lumière est remplacée par celle des étoiles, parce qu’un cycle astronomique vient de s’achever. Ce n’est pas l’inverse, notons-le bien – c’est l’invasion de la nuit, de l’inconscient nocturne dans la rationalité diurne, et elle constitue une catastrophe pour les habitants de la planète… parce qu’ils ont oublié sa puissance. Mais le non-dit, ou le presque pas dit de cette nouvelle, « Quand les ténèbres viendront », pour moi en tout cas, c’est qu’un peu de connaissance peut survivre d’un cycle à l’autre, et que, quelque part dans un lointain futur, on aura compris l’alternance nécessaire, l’équilibre nécessaire, la complémentarité, du jour et de la nuit…
Ce n’est pas une idée, un concept, une abstraction, qui a donné naissance à cette histoire. C’est une image. Une sorte de rêve, mais que la science nous dit pouvoir être réel, quelque part, ailleurs, loin d’ici.
On peut avoir des rêves lucides, n’est-ce pas ? Le lucide était le Bon Docteur – et le rêveur, Mononcle Isaac : mes Asimov.
Jean-François Chassay : Dialogue avec la science
Bien que déprimant, le constat de Jean-François Chassay dans La littérature à l’éprouvette1 résiste à la contradiction : « La littérature n’a pas la place à laquelle elle devrait avoir droit dans les médias ; la science, elle, n’en a à peu près aucune ».
On entrevoit, depuis ce point d’observation, que la vie ne sera pas facile pour la littérature qui veut étendre sa curiosité à tout le réel. Chassay, bien au fait des œuvres littéraires truffées de préoccupations scientifiques, démontrera . . .
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L’apocalypse… et après ? Petite chronologie littéraire de la fin du monde
La fin du monde est un thème majeur au sein du roman conjectural.
Dans sa célèbre Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Pierre Versins lui consacre un lumineux article de onze pages1. Pour qualifier ce type de récits, il est d’usage d’employer l’adjectif « post-apocalyptique », ou l’un de ses synonymes, tels « post-holocauste » et « post-catastrophe », dont le dictionnaire Oxford de la science-fiction, Brave New Words, propose la définition suivante : « Qui se produit après un désastre à grande échelle dans lequel la civilisation a été détruite ou a régressé à un stade plus primitif ; [à propos d’une histoire] qui possède un tel cadre2 ».
Il existe, au sein de la fiction post-apocalyptique, de nombreux scénarios de fin du monde. Les plus anciens font intervenir le courroux divin, comme dans le mythe biblique du Déluge. Le désastre peut avoir été causé par la main de l’homme, comme dans le cadre d’une apocalypse nucléaire, industrielle ou militaire. Il peut aussi s’agir d’une catastrophe naturelle (séisme, tsunami), d’une épidémie meurtrière ou, suivant un canevas classique en science-fiction, d’une attaque extraterrestre. On parle même d’« apocalypse zombie » dans le cas où l’éradication de l’humanité est provoquée par une invasion de morts-vivants cannibales.
1. Pierre Versins, Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, L’Âge d’homme, Lausanne, 1972, p. 325-336.
2. Sous la dir. de Jeff Prucher, Brave New Words, The Oxford Dictionary of Science Fiction, Oxford University Press, Oxford, 2007, p. 151-153. (Ma traduction.)PETITE CHRONOLOGIE LITTÉRAIRE DE LA FIN DU MONDE
1805
Le dernier homme de Jean-Baptiste Cousin de Grainville.
1826
Le dernier homme de Mary Shelley.
1885
Londres engloutie de Richard Jefferies.
1893
La fin du monde de Camille Flammarion.
1910
La mort de la terre de J.-H. Rosny (aîné).
1912
La peste écarlate de Jack London.
1922
Présence de la mort de C. F. Ramuz.
1925
La dernière jouissance de Renée Dunan.
1935
L’agonie du globe de Jacques Spitz.
Quinzinzinzili de Régis Messac.
1943
Ravage de René Barjavel.
1949
La Terre demeure de George R. Stewart.
1951
Le jour des triffides de John Wyndham.
Miroirs noirs d’Arno Schmidt.
1954
Je suis une légende de Richard Matheson.
1957
Le dernier rivage de Nevil Shute.
Niourk de Stefan Wul.
1959
Hélas, Babylone de Pat Frank.
1960
Un cantique pour Leibowitz de Walter M. Miller.
1962
Le monde englouti de J. G. Ballard.
1966
Soleil vert de Harry Harrison.
1972
Malevil de Robert Merle.
Le troupeau aveugle de John Brunner.
1976
L’autoroute sauvage de Julia Verlanger.
1978
Le fléau de Stephen King (rééd. en version non abrégée en 1990).
1985
Le facteur de David Brin.
1986
Z comme Zacharie de Robert C. O’Brien.
1992
Les fils de l’homme de P. D. James.
2002-2008
Y, le dernier homme de Brian K. Vaughan (scénario) et Pia Guerra (dessin).
2003
Le dernier homme de Margaret Atwood.
Dep. 2003
The Walking Dead de Robert Kirkman (scénario), Tony Moore (dessin) et Charlie Adlard (dessin).
2005
La possibilité d’une île de Michel Houellebecq.
2006
Le monde enfin de Jean-Pierre Andrevon.
La route de Cormac McCarthy.
World War Z de Max Brooks.
2007
Le dernier monde de Céline Minard.
De visu de Jim Crace.
2010
Les aigles puent de Lutz Bassmann (Antoine Volodine).
Les faucheurs sont les anges d’Alden Bell.
2012
Pop et Kok de Julien Péluchon.
Zone One de Colson Whitehead.
La vie sur Terre après l’homme
Faire des prédictions est très facile ; après une couple de bières, à peu près n’importe qui peut s’autoproclamer expert du genre. Faire des prédictions qui se réalisent est beaucoup plus difficile, même pour les vrais experts, surtout, comme le disait avec humour le physicien Niels Bohr, si elles concernent le futur.
Même les futurologues les plus réputés ont le don de se tromper doublement : la plupart du temps, ce qu’ils prédisent n’arrive pas et ce qui arrive, ils ne l’avaient pas vu venir. Il suffit de relire les prédictions des années 1950 sur ce que devait être la vie en l’an 2000 pour constater notre risible et impressionnante incapacité à prédire le futur. Ainsi on nous annonçait la société des loisirs alors qu’on n’a jamais autant travaillé ; on nous préparait à ne manger que des concentrés industriels nutritifs, mais ternes, alors que la gastronomie n’a jamais été aussi populaire ; on nous imaginait voguer librement dans des voitures volantes alors qu’on est paralysés dans des embouteillages. À l’inverse, personne n’avait vu venir une guerre déclenchée par des avions de ligne attaquant des gratte-ciel, ni l’épidémie d’obésité, ni Internet.
Si l’humain disparaissait dans un an, il serait plus facile d’imaginer avec assurance la vie après nous que si cela avait lieu dans 1000 ou 10 000 ans. En effet, ne connaissant pas l’état de la biosphère dans 10 000 ans, nous ne pouvons savoir comment elle rebondirait à la suite de notre élimination planétaire. De plus, la trajectoire de l’évolution de la biosphère après nous dépendra non seulement de son état à ce moment, mais également de la soudaineté de notre exit. Si notre espèce disparaissait progressivement en quelques centaines d’années, les effets sur le reste de la vie ne seraient pas les mêmes que si nous disparaissions tout d’un coup, frappés par une catastrophe quelconque. Enfin, l’avenir post-humain de la biosphère dépendra aussi de la nature de la catastrophe ayant causé notre extinction. Le devenir de la vie après nous sera très différent selon que notre disparition est provoquée par un virus ne s’attaquant qu’à nous, ou par la chute d’un astéroïde ou à la suite d’une guerre nucléaire planétaire. Dans ces deux derniers cas, c’est non seulement l’humain, mais la plupart des espèces de la planète qui disparaîtraient. La suite des choses serait alors bien sûr tout autre par rapport à une élimination chirurgicale uniquement de notre espèce.
La vie a connu presque toute son histoire sur Terre avant nous (environ 99,995 %). Elle peut donc très bien continuer sans nous. Depuis l’invention de l’agriculture, il y a environ 100 siècles, et les débuts de notre explosion démographique qui en a découlé, nous avons exercé tellement d’impacts négatifs, voire dévastateurs, sur à peu près tous les écosystèmes de la planète que la vie en général pourrait en fait continuer beaucoup mieux sans nous. Plusieurs auteurs considèrent que la vie sur Terre connaît présentement la sixième extinction de masse de son histoire. Comme cette dévastation de la biodiversité actuelle est causée par notre espèce, si nous disparaissions bientôt, ce serait la fin de la catastrophe pour le reste de la vie. Selon la Genèse, juste après avoir créé Adam et Ève, Dieu les bénit en leur disant : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la Terre et soumettez-la ». Il répète ce même ordre à l’humanité après le Déluge, ajoutant même : « Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la Terre ». Il semble bien que nous ayons pris ces commandements au sérieux et que nous y ayons obéi avec un zèle forcené et un enthousiasme excessif, pour le plus grand malheur de la biosphère.
L’espèce Homo sapiens existe depuis environ 200 000 ans, mais c’est seulement depuis 10 000 ans qu’elle est devenue extrêmement envahissante au point d’être aujourd’hui une grande productrice de bio-monotonie. Pour en arriver là, nous avons créé de vastes monocultures agricoles et forestières et d’innombrables populations de mammifères domestiques, provoqué des destructions systématiques de milieux naturels et surexploité de nombreuses espèces marines. Vu de l’extérieur, tout se passe comme si l’objectif de l’humain était le contrôle, voire la destruction de la vie sur Terre. Libérés de toutes ces pressions énormes, la plupart des écosystèmes de la planète pousseraient un grand soupir de soulagement et commenceraient à produire librement une nouvelle vague de biodiversité, comme cela est arrivé après la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. Malheureusement, nos théories d’évolution sont excellentes pour expliquer le passé et le déroulement du présent, mais très mauvaises pour prédire le futur. Sauf dans les grandes lignes et en se limitant aux principes généraux, il est donc impossible de prédire, dans les détails, les formes que prendrait cette biodiversité future sans nous. Voici tout de même quelques tentatives de prédiction.
Il est fort probable que les bactéries, c’est-à-dire toutes les formes de vie unicellulaires, continueront d’exister après nous, comme si rien ne s’était passé. Après tout, elles existent depuis les débuts de la vie sur Terre, il y a environ 3800 millions d’années, et constituent, et de loin, les formes de vie les plus abondantes en nombre, en diversité et en biomasse encore aujourd’hui. Par exemple, le nombre de bactéries vivant dans et sur mon corps est environ 10 fois supérieur au nombre de cellules qui constituent mon corps lui-même.
Si l’humain disparaissait, il est fort probable que de nombreuses autres espèces s’éteindraient en même temps. En effet, l’humain est une espèce très adaptable, capable de bien vivre dans tous les milieux et tous les climats de la planète et il est très abondant (environ 7000 millions actuellement). Nous sommes donc devenus comme une mauvaise herbe envahissante et très difficile à extirper. Quelle qu’en soit la cause, notre extermination risque donc d’entraîner celle de nombreuses autres espèces moins résistantes. Dans ce scénario, les espèces généralistes, adaptables et cosmopolites auront plus de chances de survivre que les espèces spécialisées et locales, comme le panda et l’ours polaire, par exemple. Les rats et les « coquerelles » ont plus de chances de nous survivre, mais risquent de s’ennuyer de nos déchets et de tous les milieux favorables que nous leur offrons bien involontairement. Si elles arrivent à survivre jusque-là, ce qui est fort douteux, la plupart des milliers d’espèces considérées comme menacées d’extinction aujourd’hui ne survivraient probablement pas aux conditions qui entraîneraient notre disparition. Ce serait un cas tragique de l’ironie du sort car elles sont justement celles qui auraient le plus à gagner à nous voir disparaître, puisque c’est à cause de nous qu’elles sont menacées.
Une autre prédiction à peu près certaine est que l’évolution de la vie ne reviendra pas en arrière. L’évolution par sélection naturelle construit toujours du neuf, de l’inédit, du surprenant. Après nous, tout sera donc nouveau, aucune espèce disparue ne reviendra à la vie, y compris la nôtre, bien sûr. En effet, l’origine d’une espèce est tellement contingente qu’elle n’a rien d’inévitable, ni même de prévisible. L’émergence d’une espèce est toujours l’aboutissement d’un long cheminement historique, unique et tortueux, parsemé d’aléas, d’essais et d’erreurs. L’espèce Homo sapiens, une fois exterminée, n’a aucune chance d’émerger de nouveau, même à partir de l’une ou l’autre des espèces de singes qui nous survivraient. Pour reprendre un dicton écologiste des années 1960, « l’extinction, c’est pour toujours ». Il est même probable qu’aucune autre espèce avec notre sorte d’intelligence n’émergerait de nouveau. Après tout, il n’en a émergé qu’une seule parmi les centaines de millions produites sur Terre, et ce, seulement après plus de 3500 millions d’années d’évolution. Notre émergence sur Terre était un événement unique et accidentel. De plus, notre disparition serait une démonstration que cette sorte d’intelligence qui est la nôtre n’était peut-être pas une si bonne idée, après tout.
L’avenir de la vie sera donc surprenant, mais cela ne veut pas dire que tout est possible. En effet, la sélection naturelle ne peut que modifier le matériel des générations précédentes : elle fait du neuf, mais toujours avec du vieux. Elle est donc créatrice, mais sa créativité est tout de même canalisée par la trajectoire de l’histoire passée et contrainte par la nature du matériel disponible à chaque moment, autant que par les lois de la physique et de la chimie. La vie après nous sera donc différente et surprenante, mais tout de même semblable à la vie actuelle et surtout à la vie qui nous survivrait. Cette vie future post-humaine serait donc surprenante, mais beaucoup moins que toutes les formes de vie que l’on pourrait trouver sur d’autres planètes, puisqu’elle serait après tout une descendante de la vie terrestre.
Un scénario plus acceptable que notre extinction totale, quoique presque aussi catastrophique, serait que « seulement » 75 ou 80 % de l’humanité disparaisse. Cela donnerait aux 20 % survivant la chance de redémarrer notre relation avec le reste de la vie avec plus d’intelligence et de respect pour la biosphère dont notre survie dépend. L’idéal évidemment serait d’avoir l’intelligence de réagir avant que cela n’arrive : en réduisant notre population planétaire et en mettant fin à la surexploitation des ressources et au gaspillage scandaleux engendré par la surconsommation. Ceci permettrait de stopper la sixième grande extinction de la vie sur Terre dont nous sommes la cause et nous ferait redevenir comme toutes les autres espèces, une espèce en équilibre dans et avec la biosphère.
Il est difficile d’envisager avec optimisme ce scénario idéal, mais il est la seule option qui ne soit pas désespérante : avoir la lucidité et l’intelligence de ralentir et de faire dévier le Titanic avant la collision qui s’annonce. C’est le meilleur que l’on puisse souhaiter pour notre futur et celui du reste de la vie sur Terre après l’adolescence destructrice, à courte vue et bête de l’histoire récente de notre espèce. Il s’agit plus d’une espérance que d’une prédiction. Enfin, si mes prédictions optimistes ne se réalisent pas, ma réputation de futurologue n’en souffrira pas puisqu’il n’y aura de toute façon plus personne pour le savoir.
Asimov en sol policier
Voici Isaac Asimov en territoire policier ou, plus précisément, en territoire d’énigmes. Dans chacune des soixante nouvelles du recueil Les Veufs Noirs1, ils seront six à scruter l’énigme que leur apporte un invité.
Le Club des Veufs Noirs comprend, en effet, six mâles fiers de leur célibat plus ou moins barbelé : Avalon est avocat spécialiste des brevets, Rubin auteur de polars, Halsted professeur de mathématiques, Trumbull fonctionnaire des Services secrets, Drake sp . . .
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Asimov : Intelligence contagieuse
Il y a une raison pour laquelle je laisse traîner sur la table de chevet de mon fils de dix ans un recueil de nouvelles sur les robots d’Isaac Asimov. Je veux qu’Asimov ait sur ses synapses l’impact qu’il a eu sur des trillions d’autres.
Car sous la fulgurante imagination d’Asimov, et à fleur de page, on trouve tout un équipement de gymnastique intellectuelle. Les trois lois de la robotique, inventées par l’auteur, ne sont qu’un prétexte qu’il utilise pour tenter ensuite de les contredire, de les mettre en opposition, de les contourner. Asimov prend un malin plaisir à placer ses pauvres robots dans des dilemmes et des trilemmes qui ont sur l’intelligence du jeune lecteur l’effet de l’haltérophilie sur les gringalets.
Puis, dans la série Fondation, il confronte science et histoire (il invente la « psychohistoire ») et offre un résumé de l’évolution des civilisations, du chaos au monde moderne en passant par les seigneurs de guerre, le féodalisme et tout le reste. On le lit en pensant qu’il s’agit d’un roman d’aventures mais, de la main gauche, Asimov initie le jeune ou moins jeune lecteur à la dynamique des forces qui modèlent l’évolution historique. Un exploit.
On l’a beaucoup dit, Asimov n’est pas le maître du style. Son écriture n’est qu’efficacité narrative. Mais quelle efficacité ! Toute consacrée à la logique et à un réel optimisme pour le genre humain (et le genre robot).
Il y a une autre raison pour laquelle le recueil d’Asimov traîne dans la chambre de mon fils. C’est déjà un lecteur vorace, introduit dans le monde livresque par J. K. Rowling et son Harry Potter. Je le redis : il faudrait donner à Mme Rowling un prix Nobel de littérature hors-série pour avoir enfanté, par la force de sa prose, une nouvelle génération mondiale de jeunes lecteurs.
Mais l’effet secondaire de la tornade Rowling/Potter est la dominance, dans la littérature adolescente actuelle, du fantastique. Du rôle de forces non humaines dans le destin de centaines de valeureux héros. Que feraient-ils sans pouvoirs magiques, elfes, sorciers et vampires amicaux ?
Asimov n’était pas dans le fantastique. Il était dans le scientifique. Il était dans l’ingéniosité de l’esprit humain. Les périls qu’il inventait pour les Terriens et leurs descendants étaient immenses. Mais le seul recours des humains, leur seule chance de survie, était leur intelligence.
C’est vrai dans l’univers d’Asimov. C’est vrai dans le nôtre.
D’où l’importance de laisser traîner des bouquins d’Asimov dans les chambres des petits garçons. Ma fille aînée, elle, l’a déjà lu.
Asimov et la fin de l’homme
Pascal pouvait encore écrire, à son époque, que l’homme se situe entre l’ange et la bête.
Depuis, s’il nous est toujours donné de nous comparer aux autres animaux, notamment à nos frères dans l’évolution que sont les singes, nous ne savons plus très bien, à tout le moins d’une connaissance qui puisse être certaine, si l’ange est toujours à nos côtés. Il semble plutôt que le robot a pris place dans l’espace laissé vacant par la disparition de ces gracieux messagers. Cette grande mutation de notre imaginaire comporte bien plus qu . . .
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La galaxie Asimov
Décrire le monde où nous habitons, reconstituer celui de nos ancêtres, imaginer celui que connaîtront nos descendants : triple entreprise de la littérature et singulièrement, du roman.
Mais alors que le roman est avant tout sollicité par le présent et le passé, le futur y occupe une place marginale, les récits qu’il inspire étant, comme les polars ou les thrillers, relégués dans une catégorie distincte, qui a ses enthousiastes et ses détracteurs, alimentée par des professionnels de la plume, consacrée au divertissement. Littérature d’assouvissement, dirait Malraux – ce qu’elle est souvent au premier chef. Cependant il est facile d’y lire des questions sur notre condition humaine, des désirs, des peurs, des espoirs et des hypothèses qui font éclater le cadre dans lequel on veut l’enfermer. Et chaque œuvre doit faire face à la gageure de faire entrer la science dans la littérature…
Si la science-fiction a des précurseurs depuis au moins le XVIIe siècle par les envolées vers la Lune et le Soleil de Cyrano de Bergerac puis Les voyages de Gulliver, c’est bien entendu avec les inventions ingénieuses et parfois bien naïves de Jules Verne que naît véritablement le genre. Au XXe siècle se produit son expansion, voire son explosion, qui coïncide sans surprise avec celle des découvertes scientifiques et de leurs applications techniques. Quand Asimov commence à publier ses histoires vers la fin des années 1930, il a des devanciers qui l’inspirent et envers qui il reconnaît sa dette : Frederik Pohl, Clifford D. Simak, Theodore Sturgeon et bien d’autres. « En 1949, on a indubitablement reconnu en moi un auteur de science-fiction de premier plan… On commençait à parler du trio Heinlein, Clarke, Asimov comme des ‘Trois Grands’ », écrit-il sans excès de modestie dans son autobiographie Moi, Asimov. Fort heureusement, il ne manque pas d’humour et malgré son fabuleux succès il n’oublie pas ses débuts difficiles et ses échecs.
Un phénomène littéraire
L’œuvre, avant même qu’on l’ouvre, stupéfie par son volume. L’auteur se dit « prolifique », pour le moins : il recense plus de 450 titres qui témoignent d’une fécondité imaginative hors norme et d’une capacité de travail qui ne l’est pas moins. En fait, sa vie est consacrée exclusivement à l’écriture. L’œuvre où les chroniques de vulgarisation scientifique tiennent une place à part mais complémentaire est d’abord et avant tout une suite d’histoires. Ou plutôt une seule histoire sans cesse reprise, enrichie, augmentée, celle d’une conquête et de ses avatars par laquelle l’homme, grâce aux perfectionnements de sa technique et de ses propres pouvoirs, s’est établi en d’innombrables planètes de notre galaxie, et dans son rêve d’hégémonie universelle, ambitionne d’en franchir les limites. Le ciel n’en est plus une pour lui.
Quand Asimov parle de science et à la différence d’autres auteurs de science-fiction, il le fait en connaissance de cause. Il a étudié les mathématiques, la chimie, la physique, obtenu un doctorat en biochimie, ce qui donne une relative crédibilité à ses anticipations. Parfois il nous inflige, comme Jules Verne en son temps, des explications et des théories qui laissent perplexe le lecteur, si elles ne l’incitent pas à sauter des pages… On voit ici à l’œuvre un procédé bien connu du genre qui consiste à extrapoler le futur à partir de l’état actuel de nos connaissances et à les pousser à des extrémités où toutes les prouesses humaines virtuelles se réalisent. Le reste est fiction… Mais celle-ci n’est pas gratuite puisque tout ce qui touche l’humanité y a droit de cité : son histoire, sa nature, son organisation, ses institutions, son environnement, sa culture, ses capacités mentales. Tout ou presque tout.
Pas d’éniggmes sans solutions
Alors que dans cette littérature d’anticipation, que ce soit chez H. G. Wells, George Orwell ou Aldous Huxley, le futur est souvent vu gros de menaces – principalement le péril nucléaire, les manipulations génétiques ou les totalitarismes –, donc lourd d’angoisse, Asimov se classe résolument et de son propre aveu du côté de ceux qui ont confiance en l’avenir. Et pourtant nombre de ses récits semblent démentir cette attitude : que de luttes intestines et meurtrières dans l’empire de Fondation, de guerres et de destructions ! La science du futur ne semble guère avoir amélioré l’homme.
Asimov fait profession d’un rationalisme radical : « À aucun moment, je dis bien aucun, je n’ai ressenti la moindre attirance pour les religions, quelles qu’elles soient. La vérité est que je ne ressens pas ce fameux vide. J’ai une vision de la vie qui m’est propre et où le surnaturel n’a pas sa place, sous quelque forme que ce soit ; et cette vision me satisfait pleinement. En bref, je suis rationaliste et je ne crois qu’en ce que la raison me présente comme rationnel » (Moi, Asimov). Malgré, semble-t-il, quelques percées de l’irrationnel, comme dans Le seigneur des mouches, qui n’est peut-être qu’un jeu parodique, tout est donc susceptible d’explication. Le mystère correspond à une ignorance temporaire des personnages et à une abstention délibérée du narrateur : quand le suspense s’achève, le mystère disparaît, à l’instar du roman policier dont Asimov emprunte abondamment les ressorts, et à l’inverse du récit fantastique comme chez Lovecraft.
Le positif, rien que le positif
Le récit s’installe d’emblée dans le factuel, le concret, voire le prosaïque. Le style ne doit pas faire écran, il est net, sans enflure ni fioriture.
Après Cailloux dans le ciel, Asimov a voulu renoncer à « faire littéraire ». Il n’est pas sûr que le récit y gagne toujours et l’efficacité recherchée ne lui fait pas éviter une sécheresse qui semble souvent inhérente au genre de la science-fiction. Les personnages, seulement des humains assistés de leurs robots, sommairement caractérisés malgré un effort visible pour leur donner une certaine complexité, sont des techniciens et des technocrates, des organisateurs, des voyageurs et des bâtisseurs ou des marchands. On n’en voit guère rêver sur l’étrange beauté des astres ni sur le destin de l’homme. Ils n’ont pas le temps, requis par leurs travaux et leurs trafics avec un constant souci d’efficacité. Ils sont toujours dans l’action et dans le moment. Un érudit qui a étudié les mythes anciens y fait figure de professeur Tournesol. Et cependant Asimov avoue que lui-même aurait aimé être historien…
Totalitarisme pas mort !
Ce monde fonctionnel organisé rationnellement a encore une religion. Elle est étrange : un culte de la science qui a conservé les caractères – et les tares – des anciennes religions, leurs dogmes, leurs rituels et interdits. Elle suscite le fanatisme entretenu par une classe cléricale assoiffée de domination. Asimov insiste : elle est une imposture. Il s’attache avec délectation à ces mécanismes et à ceux qui tirent les ficelles dans les hautes sphères du pouvoir, en particulier dans le cycle de Fondation. La politique y tient autant de place que la technologie, l’une servant l’autre. Quand il décrit le règne impitoyable de l’Empire sur les nations qui coexistent dans la galaxie, libre au lecteur de le mettre en parallèle avec celui d’une superpuissance de notre siècle.
Dans un lointain futur des hommes ont quitté la Terre, se sont installés sur des planètes de notre galaxie, y ont créé des civilisations nouvelles. Le thème de la migration cosmique est peut-être chez Asimov, lecteur de la Bible, l’écho plus ou moins inconscient de l’histoire du peuple juif. Les migrants de l’espace, cependant, ont oublié la Terre première à un point tel qu’ils doutent de sa réalité et qu’elle est devenue objet de légende. Dans Terre et Fondation, un cosmonaute habité par une nostalgie insolite essaye de la retrouver dans la galaxie et de comprendre pourquoi son souvenir a été occulté : belle et féconde trouvaille d’intrigue.
Mais les robots ? Mais les hommes ?
En regard du repère central qu’est Fondation s’édifie celui des robots qu’Asimov a voulu opposé et complémentaire. Lieu commun de la science-fiction, il est aussi un point nodal de réflexion et d’ambivalence puisque s’y ouvre la problématique du rapport de l’homme avec la technique. Qui dicte sa loi à l’autre ? L’homme ne risque-t-il pas d’être évincé par sa création, du moins de se confondre avec elle ? La question est alors moins de savoir en quoi les robots sont différents de nous que de comprendre en quoi nous sommes différents d’eux… En d’autres termes : qu’est-ce qui fait la spécificité de l’être humain? Certes ces humanoïdes n’ont d’autre destin que celui des machines, ils se dégradent et « meurent », mais leur psychisme est parvenu à un tel degré de perfectionnement qu’il les rend capables de sentiments et leur intelligence peut devancer celle des hommes.
Leur manque-t-il une âme, ce qui supposerait une transcendance qu’Asimov refuse ? Quand il emploie (rarement) ce mot, il lui donne plutôt le sens d’activité mentale qu’il croit possible d’accroître bien au-delà de ce qu’elle est aujourd’hui. Y compris avec la capacité d’agir sur les autres, de les manipuler à des fins négatives, ce qui donne dans les récits l’occasion d’effleurer par la bande le problème de la responsabilité morale et celui du mal.
Où est le progrès ?
Dans l’esprit d’Asimov cette humanité future capable de tous les exploits et de tous les raffinements dans son habitat, son outillage, ses moyens de transport, son environnement quotidien, ses connaissances scientifiques, n’est pas foncièrement différente de ce qu’elle est aujourd’hui : menée par les mêmes impulsions, la cupidité et le cynisme, la soif de conquête et de pouvoir, le même égoïsme personnel et collectif. Il n’y a pas plus d’amour dans cet univers cosmique guetté par la solitude et l’ennui.
Le futur très lointain n’annonce ici ni utopie – dans le sens d’une possibilité plus grande de bonheur pour tous – ni catastrophe où l’univers s’effondrerait dans le chaos et le néant définitif. Plutôt la prolongation de ce que nous vivons par cycles de paix et de conflits. Et son extension à peine imaginable puisque l’humanité s’est multipliée dans d’innombrables mondes.
Un ingénieur qui voit grand
Ne demandons pas à l’œuvre ce qu’elle ne peut offrir dans les limites de son rationalisme. À coup sûr pas une vision eschatologique de l’humanité : il n’y a pas de projet divin. L’existence de l’univers est un fait à prendre comme tel. Inutile de s’interroger sur ses fins dernières, ni sur ses origines. Ce questionnement est à chercher chez d’autres écrivains qui ont pratiqué le roman d’anticipation – domaine qui englobe la science-fiction, par exemple chez Werfel (L’étoile de ceux qui ne sont pas nés) ou Döblin (Montagnes, mers et géants). Faut-il voir en Asimov un novateur ? Il ne l’est pas dans la forme de ses récits qui reprennent des procédés éprouvés sans se démarquer vraiment de ceux de Theodore Sturgeon ou de Philip K. Dick, mais il leur donne une ampleur exceptionnelle, une organisation et une structuration solides. Dans les divers cycles il pratique d’abondance le dialogue serré, l’appareillage ingénieux de l’intrigue avec ses relances et, comme dans le roman policier, l’art du suspense à travers des confrontations en forme de parties d’échecs dont l’issue est décisive. On ne peut guère parler non plus d’innovation dans le choix des thèmes, qui, en gros, sont traditionnels dans le genre, traités notamment par Sturgeon ou Arthur C. Clarke, que ce soit le voyage spatial, les robots ou les capacités supramentales.
Asimov prophète et visionnaire ? Sans doute l’œuvre est-elle plus le produit d’une construction que d’une vision spontanée. Asimov est dans son genre un étonnant bâtisseur, aux larges vues à la fois dans le monde qu’il imagine et dans sa mise en œuvre littéraire. Elle s’ouvre cependant sur des perspectives possibles, voire vraisemblables, non seulement dans l’exploration de l’espace à partir de nos sauts de puce et dans le développement de pouvoirs psychiques reconnus aujourd’hui encore avec réticence, mais dans une projection de la connaissance. À preuve cette science nouvelle sur laquelle est bâti le cycle de Fondation : la « psychohistoire », qui emprunte aux mathématiques et à la psychologie des masses pour interroger, voire déterminer le futur.
L’œuvre dans son ensemble constitue un vaste roman d’aventures qui bourgeonne en épisodes et personnages multiples. Parlons (en forçant un peu…) d’épopée cosmique avec ses inspirateurs, ses héros et ses félons, ses luttes, ses chocs de civilisations. Mais une épopée que n’emporte pas le lyrisme : son mouvement est d’un autre ordre. Pour trouver aux aventures spatiales du futur une « aura » poétique, un sentiment d’inquiétante étrangeté, il faut regarder du côté de Bradbury, de C. S. Lewis, de Stanislas Lem. L’œuvre d’Asimov étonne et tient en haleine plus qu’elle n’émeut ou fait rêver, et elle alerte. Face aux abîmes de l’espace et du temps, elle s’interroge sur la maîtrise à laquelle peut parvenir l’homme, sur sa propre évolution, les formes que prendra l’humanité, ses progrès et l’éthique qui en est inséparable, sur son aptitude à résister, à innover et à se rajeunir.
Asimov : L’homme qui savait compter
Isaac Asimov était l’homme des superlatifs. Quand on publie plus de 450 livres dans sa vie, on a un rapport à l’excès assez singulier. Disons que l’excès faisait partie de lui.
Et l’écrivain n’hésitait pas à user de formules hyperboliques pour parler de lui-même et de son génie. Avec humour souvent, parce qu’il connaissait l’auto-ironie. Là encore, Asimov avait intégré la démesure au personnage qu’il avait construit au fil des années. Il existe pourtant un domaine où il . . .
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Régis Messac (1893-1945)
Le nom de Régis Messac évoque le théoricien de la conjecture rationnelle et de la littérature utopique depuis l’article que Pierre Versins lui a consacré dans son Encyclopédie de l’utopie, de la science-fiction et des voyages extraordinaires (1972).
Avant la réhabilitation de son œuvre entreprise par les éditions Ex Nihilo, Régis Messac était surtout connu comme romancier d’œuvres d’anticipation, telles Quinzinzinzili, La cité des asphyxiés ou Valcrétin. L’auteur mena aussi des activités professionnelles parallèles : il fut chercheur précurseur du roman policier ou detective . . .
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À propos de ces livres qu’il faut lire
« AS-TU DÉJÀ LU ASIMOV ? »
Combien de fois, pendant mon enfance, ai-je entendu mon grand-père formuler cette question ? À combien de reprises ai-je eu droit à « Asimov dit ceci… », « Asimov dit cela… » ? Si souvent que j’en suis venue à considérer l’auteur de science-fiction comme le petit frère que les parents obligent leur aîné à traîner avec lui quand il sort avec ses amis ou comme le premier de classe qui, parce qu’il a réponse à tout, devient le favori de l’enseignant et la cible des piques de ses . . .
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Rose Després : Une poésie de l’intime
Les poèmes de Rose Després ne se donnent pas. Il faut du temps pour les apprivoiser, pour en découvrir les contours comme l’intérieur. La forme prend souvent la teinte de la colère, le fond laisse transparaître une fragilité, une angoisse, une difficulté à non seulement comprendre, mais surtout à accepter ce que la vie propose.
Une poésie de luttes, de retraites, d’avancées. Une poésie de combat avec elle-même, contre elle-même. En septembre 2012, Prise de parole rééditait en un volume ses quatre premiers recueils.
Fièvre de nos mains
Le premier recueil de Rose Després, Fièvre de nos mains (1982), est le quatrième ouvrage publié aux éditions Perce-Neige et le second par une femme, la première étant Dyane Léger avec Graines de fées en 1980. Ces deux femmes sont les premières poètes acadiennes à faire œuvre.
Les poèmes en prose de Després posent le problème de l’affirmation, interrogent l’identité, la relation entre le collectif et l’individu dans une langue dense, parfois opaque, comme un cri qu’elle ne contrôle pas toujours et qui jaillit presque malgré elle. Recueil sombre, mais en même temps radieux. La fièvre est un excès, mais de l’excès peut naître la lumière : « Reviens à la côte des domaines imprévus où une chaîne s’enfile grinçant les liens brûlés par les jours de forge. Le rythme, c’est une valse de goélands qui planent dans le ciel anémique. Et nous garderons la fièvre toujours ».
La poète utilise plusieurs images surréalistes comme s’il lui fallait dépasser le concret pour exprimer ce qu’elle ressent. Mais en cherchant l’image qui rend compte de ce qu’elle vit, elle se perd quelquefois dans un verbe abstrait qui l’éloigne de son propos.
D’autre part, en s’en prenant à l’histoire, Després apporte une vision que n’exploitaient pas les Raymond Guy LeBlanc et Herménégilde Chiasson. Elle se fonde sur elle et sur son désir d’être comme femme dans un désir de liberté qui lui permettrait de dépasser ses peurs. Elle ne veut plus baiser « la peur et la bague de l’évêque ».
Requiem en saule pleureur
Dans Requiem en saule pleureur (1986), elle approfondira sa démarche, y dévoilant un peu plus d’elle-même. En 1977, sa fille Sarah est mort-née, et en 1978, son mari David se suicide. Le deuil sera long.
Le recueil s’organise autour du poème éponyme dont la facture est différente des autres ; ce poème est le seul à parler directement du drame qu’elle a vécu : « J’ai devancé le cortège qui te portait trop lentement. Mon sang coule encore vers ton océan, ta souffrance me navigue sur une vague de perles tumultueuses. Ta rancœur laisse des cicatrices sur mon cou pendant que toi, le pendu, tu te fixes une place dans le cinéma réincarné ». Un chant qui se termine par la résilience : « Replaçant l’espoir au centre de notre furie, je transcenderai enfin ta mort ».
Le pays cède le pas à la nécessité de se faire face : « On marchande avec l’avenir qui débouchera d’un cauchemar oublié à l’aube incertaine ». La douleur de la perte est vive et plusieurs des poèmes révèlent cet état affectif : « Revenue d’ailleurs, errante, j’hermétise la parole qui ne m’habite plus. La répression, l’insomnie me figent dans un état larvaire. Dans mes bousculades nocturnes, je suis une convulsive qui bannit les fusions et qui meurt de faim. Tordue de dérision ». Elle a l’impression d’être impuissante : « Je rédige la mienne [sa vie], retournant les épisodes comme des mégots ». Les mots claquent, les sentiments explosent, le requiem se transforme en une libération toute relative.
Gymnastique pour un soir d’anguilles
Un long silence suit la publication de Requiem. Cette « retraite » littéraire, moitié fortuite, moitié désirée, va lui permettre de renouveler son écriture. Les poèmes en prose cèdent la place à des vers et si l’auteure fait encore appel à des images surréalistes, ce ne sera plus le fondement de son style.
Gymnastique pour un soir d’anguilles (1996) s’ouvre et se ferme sur le rappel de la mémoire de David. Si Fièvre était le recueil de la colère, Requiem celui de l’acceptation de la mort de l’autre, Gymnastique est celui du début de la libération du deuil. Rien n’est encore assuré, l’angoisse et le tragique de l’existence demeurent. On sent la fragilité de l’être et en même temps sa détermination à faire face à ses démons.
Les images sont lourdes, l’atmosphère suffocante. Les phrases se heurtent comme se heurtent les vies, comme se fracassent les émotions. Le vocabulaire exprime cet univers en proie à la lutte que se livrent espoir et désespoir, les mots de la désespérance l’emportant en nombre, mais ceux de l’espérance orientant le sens de la démarche. Car, malgré tout, la vie renaîtra de cette mort : « On a tellement joué avec la mort qu’on ne savait plus vivre », écrit l’auteure. Il lui faut donc réapprendre à vivre.
La vie prodigieuse
La vie prodigieuse (2000) continue la démarche de Gymnastique. Le recueil s’ouvre sur une question : « Nous pourrions peut-être vivre sans poésie, mais pourquoi le ferions-nous ? » Et se termine par une affirmation : « Le réveil si palpable / si proche / est possible ». Entre les deux, une réflexion sur le sens de la vie et sur le rôle nécessaire de l’écriture poétique qui permet cette recherche de sens.
Le recueil se divise en trois temps, dont les sous-titres sont, peut-être, empruntés au langage cinématographique : « Prise 1 », « Prise 2 » et « Prise 3 ». Ces trois « prises » représentent autant de tentatives d’atteindre une harmonie intérieure, la troisième étant la bonne. « Prise 1 » s’articule autour du rapport à l’autre et en particulier cet autre qui fut l’être aimé. « Prise 2 » nous mène quant à elle au cœur de l’imaginaire de Rose Després, dans cette « ruelle cachée » qu’est son être. Il s’agit de déloger les souvenirs, d’affirmer son intégrité, de « découvrir l’aube étonnante », de se plaire, de redécouvrir l’amour, de ressentir la passion, de « reprendre la route » et de l’habiter d’une routine qui « ne sera plus banale ou cynique ». Enfin, « Prise 3 » est porteur d’un nouvel espoir dans lequel « [l]a fière dignité de notre passion tenace / la justesse de nos paroles / transformera plus que le papier ». L’écriture devient la façon de rendre compte de la vie. La poète sort du cocon qu’est son passé, « les ailes de l’été / déployées ».
Un autre long silence suit. Si longtemps déjà, dont le titre est évocateur de ce silence, paraît en 2009.
On peut percevoir trois parties dans le recueil. Dans la première, la poète exprime sa souffrance et d’une certaine façon son impuissance face aux forces qui la subjuguent. Les vers cinglent, les images sont fortes : « Nous sommes / ces étalons sauvages / ivres forts / et nos cris de mort / violentés violets / restent gravés farouches / sur vos oreillers ». La deuxième partie est celle de la résistance. L’auteure doit trouver dans son passé la force pour créer son avenir, même si ce passé a été celui de la perte, car « rien n’est jamais perdu ». L’espoir peut alors surgir, si faible soit-il. La troisième évoque sa capacité de se prendre en main, de se faire confiance pour « inventer le bonheur / qui attend / lui aussi ».
Ainsi la quête de Rose Després se poursuit et la vie prodigieuse est toujours à venir. La richesse de sa poésie repose sur son besoin fondamental de résoudre l’énigme de la vie, de sa vie. Si la douleur traverse toute son œuvre, c’est la poursuite de l’harmonie qui la pousse à l’écriture. Sa poésie est entièrement centrée sur elle, sans détour ni cachette : « En relisant les textes je m’aperçois qu’on se dévoile, on se déshabille complètement devant les gens. Si on fait autre chose, je ne pense pas qu’on écrit réellement », déclare-t-elle à la journaliste Sylvie Mousseau de L’Acadie Nouvelle à l’occasion du lancement de La vie prodigieuse.
Et l’étrange beauté de ses textes naît de cette absence de pudeur, de cette volonté de faire face à ce qu’elle est.
Biographie
Rose Després est née en 1950 à Cocagne, un petit village côtier de l’Acadie. Étudiante, elle a fait partie du groupe de contestataires qui occupèrent le campus de l’Université de Moncton à l’automne 1968. En 1973, elle a obtenu son baccalauréat en lettres à l’Université de Moncton. Elle a travaillé dans différents domaines reliés à l’enseignement et aux arts : recherchiste, consultante, enseignante de français langue seconde au secondaire, traductrice, et chargée de cours à l’Université de Moncton. Rose Després a participé à de nombreuses manifestations culturelles comme poète invitée au Nouveau-Brunswick, dans différentes provinces canadiennes, en Louisiane, au Zaïre, en Belgique, en France, au Mexique et en Allemagne, et a publié dans différentes revues.Rose Després a publié :
Fièvre de nos mains, dessins de Louise Després-Jones, Perce-Neige, 1982 ; Requiem en saule pleureur, Éditions d’Acadie, 1986 ; Gymnastique pour un soir d’anguilles, Perce-Neige, 1996 ; La vie prodigieuse, Prix Antonine-Maillet – Acadie Vie, Perce-Neige, 2000 ; Si longtemps déjà, Prise de parole, 2009 ; Fièvre de nos mains, Requiem en saule pleureur, Gymnastique pour un soir d’anguilles, La vie prodigieuse, Prise de parole, 2012.EXTRAIT
Valises à la main
Il reste accroché aux fils téléphoniques, sa cruelle harangue
pourchasse mes matins tranquilles.
La télévision envahit, éteint la musique dans ma caboche,
ma petite planète sérieuse et drôle.
Le frigidaire râle, secoue le sommeil fragile.
Si bientôt l’élan s’écrase, je ramasserai les pièces du décor,
débarrasserai mon champ de vision. Un autre cercle vicieux
s’estompera, étourdi, ses griffes molles impuissantes,
et la sciure recouvrira tout.
Il chavire mes meilleures intentions, paranoïaque mon plus simple plaisir, questionne toutes mes réalités.
L’amour ne guette pas, n’attend pas non plus.
Reprenons vite ce moment parce que le temps n’habite plus de
lieux veloutés.
Lorsque nous ne rirons plus ensemble, nous aurons maudit
notre vie et notre amour.
Frôlant le meurtre et le vide.
Gymnastique pour un soir d’anguilles, p. 30.Manuscrits de guerre de Julien Gracq
Rare aubaine que des inédits de Julien Gracq ! Voici, tirés des archives qu’il a léguées à la Bibliothèque nationale de France, deux cahiers de plus d’une centaine de pages, complémentaires ou, plus exactement, deux versions des souvenirs du jeune officier que fut Gracq embarqué dans la « drôle de guerre ».
Pendant longtemps Gracq s’est abstenu de toute « confession » un peu personnelle, hormis des indications sur son enfance villageoise et ses études de géographie interrompues par la guerre. Les Carnets du grand chemin sont plus explicites mais pour la première fois . . .
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À Saint-Florent-le-Vieil, Julien Gracq toujours présent
Si l’œuvre de Julien Gracq n’a jamais connu le succès populaire de son contemporain angevin Hervé Bazin, dont il n’avait pas la présence médiatique, elle la précède dans la prestigieuse collection « La Pléiade ». Et, à Saint-Florent-le-Vieil, en Anjou, on entretient très soigneusement son souvenir.
Chaque automne, depuis cinq ans, se tiennent les « Journées Julien Gracq », rencontres littéraires consacrées aux divers aspects de son œuvre, avec conférences, débats, tables rondes et ateliers d’écriture. Le thème de cette année sera « Julien Gracq dans son siècle » et l’on attend sa traductrice en japonais.
Après une carrière d’enseignant essentiellement parisienne, Julien Gracq s’était retiré dans la maison familiale de Saint-Florent, rue du Grenier-à-Sel, où il a passé une trentaine d’années, refusant les médias mais non les rencontres autour de ses livres.
Surplombant la Loire au niveau de l’île Batailleuse que l’auteur évoque à plusieurs reprises dans son œuvre, cette maison laisse apercevoir l’église abbatiale et la basse ville, qui ont inspiré certains paysages du Rivage des Syrtes ou du Roi pêcheur.
Lui, qui affirmait que c’était à l’œuvre et non à l’homme qu’il fallait accorder de l’importance, ne voulait pas que sa demeure, dont il avait par testament fait don à la commune, devienne un musée à sa gloire mais plutôt un lieu d’accueil pour écrivains et créateurs. Un projet d’aménagement de trois studios, d’espaces d’écriture et de création ainsi que d’un lieu de rencontre devrait commencer à être réalisé dès cette année avec le soutien de la commune et de la région des Pays de la Loire. Ce projet a reçu du ministère de la Culture le label « Maison des illustres », accordé à des lieux où ont vécu des gens qui ont marqué l’esprit français.
On peut déjà, en contrebas, suivre le chemin de halage longeant la Loire, sur lequel l’auteur faisait quotidiennement « son tour ». L’itinéraire a été baptisé « Promenade Julien Gracq » et l’on a confié à l’écrivain Jacques Boislève le balisage de neuf panneaux agrémentés de textes en rapport avec des lieux comme la plate de Loire (barque locale au « nez tronqué »), le Parthénon vert de l’île Batailleuse que Gracq avait « devant les yeux depuis l’enfance ». Tous ont également une dimension culturelle, comme le Pont de Vallée, qui évoque un décor de Marquet.
Si tous ses manuscrits sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, la bibliothèque d’Angers dispose d’un fonds Julien Gracq, comprenant une copie des manuscrits ainsi qu’un grand nombre d’études et de thèses, et c’est bien à Saint-Florent, là où il avait vécu, que Julien Gracq est toujours présent.
La guerre encore et toujours
Six auteurs et un photographe scrutent les conflits d’hier et d’aujourd’hui.
La nuit d’Ostende de Paule Noyart
L’art français de la guerre d’Alexis Jenni
J’ai vécu en ces temps d’Olivier Todd
Les brouillards de la guerre d’Anne Nivat
Génocide et propagande d’Edward S. Herman et David Peterson
La guerre sans l’aimer de Bernard-Henri Lévy
Onze femmes face à la guerre de Nick Danziger
La nuit d’Ostende
de Paule Noyart
Leméac, Montréal, 2011, 640 p. ; 39,95 $
Revenant sur la guerre de 1939-1945, ce roman insiste sur les horreurs quotidiennes qu’oublient ou occultent les médias. Paule Noyart y investit une impeccable recherche et une vision qui va de l’enracinement belge à l’ample certitude que la guerre broie tout le monde, vainqueurs compris.
La famille qui remplit ce récit appartient biens et âmes à une Belgique stratifiée. L’industrie y prospère au prix d’inégalités sociales têtues ; Verhaeren chante « Le vent », mais aussi la dureté des ports. Le fils de l’industriel y engrosse l’ouvrière et, jetant une obole, oublie la mère et le rejeton. La mère, diva frustrée, parque sa fille dans un pensionnat prodigue des savoirs sociaux qui ouvrent au mariage cossu. Paule Noyart connaît ceux qui vont résister à l’Occupation allemande.
La résistance belge en devient intelligible. Des compromissions s’offrent ; beaucoup les évitent. L’une sauve des Juifs, l’autre accueille deux soldats allemands dont l’homosexualité explique la désertion. Tout se crispe quand frappe la contre-offensive allemande des Ardennes (décembre 1944). Quand, en plus de percer le front allié, les Allemands recourent à des agents infiltrés, on ne sait plus qui est qui : « Malheur à qui ne peut pas donner le nom de la capitale du Kansas, celui du dernier mari de Mae West ou le total des coups de circuit de Babe Ruth ». Le Dictionnaire de la Seconde Guerre mondiale (Larousse, 1979) impute l’astuce à « la 150e brigade de Skorzeny, constituée par quelques centaines d’aventuriers […]. Leur entraînement avait porté surtout sur la façon d’ouvrir un paquet de Camel, de siffler au lieu d’applaudir, de conduire une jeep avec désinvolture… » Le roman use de ce vécu.
Chez Paule Noyart, l’humanité l’emporte sur la cruauté. Non que manquent les tortionnaires, mais la compassion survit chez les résistants comme chez tel Allemand. Quand Delphine fait face au colonel Schröder, elle croit triompher : « Vous n’avez pas de réponse, n’est-ce pas ? » À quoi répond le vieux soldat : « Si. Hier, j’ai appris que ma femme et mes petites filles sont mortes, à Postdam, sous les décombres de notre maison ». Delphine pleure encore, mais avec lui : « Moi j’ai mes enfants, mon père, ceux que j’aime, Charles… Lui n’a plus rien ».
L’art français de la guerre
d’Alexis Jenni
Gallimard, Paris, 2011, 638 p. ; 29,95 $
Ce roman repose sur un troc : un personnage enseigne à l’autre la peinture et celui-ci donne style et vie aux mémoires du premier. Dès lors, l’alternance s’impose : le narrateur livre ses commentaires, puis passe à la biographie de son maître de dessin qui, après un tour de piste, lui redonne la parole. Malgré la distance entre les deux univers, l’ouvrage trouve son unité dans son assaut contre les séquelles du colonialisme français.
Au départ, le narrateur consomme comme chacun l’inepte information de la télévision : « […] on savait juste qu’elle [l’armée irakienne] était la quatrième armée du monde, on le savait parce qu’on le répétait ». Ce piètre citoyen résiste mal au racisme des commerçants qu’il fréquente. C’est pourtant lui qui transmet les terribles souvenirs de guerre de Victorien Salagnon, baroudeur de profession et peintre par besoin vital. De l’Indochine, du maquis français, mais surtout de l’Algérie, Salagnon a tout connu. Pour survivre, il apprit à obéir et à voiler les questions. Quand, au terme de la reconstitution, le narrateur demande s’il a torturé, il répond :
« – Ce n’est pas le pire que nous ayons fait.
– Mais alors, quoi ? quoi le pire ?
– Nous avons manqué à l’humanité. Nous l’avons séparée, alors qu’elle n’a aucune raison de l’être. […] Ce monde […], il n’y a pas de saloperie que nous n’ayons faite pour le maintenir ».Cette hiérarchisation des humains, elle sourd d’un racisme latent et le tonifie. Elle conforte les armées assez riches pour tuer à distance : « Le pilote qui a fait ça n’a rien vu ». De l’armée coloniale encouragée aux ségrégations, le mépris passe à la police. « Les Arabes sont contrôlés huit fois plus, les Noirs quatre fois plus. Sans que personne ne soit arrêté d’ailleurs. Il ne s’agit que de contrôle. »
Le plaidoyer est mordant, d’autant plus qu’il provient d’un guerrier qui a cru en sa mission jusqu’à la tragédie algérienne : « La colonie est un ver qui ronge la République. Le ver nous ronge de ce côté-ci de la mer, et quand nous rentrerons, quand tous ceux qui ont vu ce qui s’est passé ici rentreront, la pourriture coloniale passera la mer avec eux. Il faut amputer ». Au sortir de ce réquisitoire, qui oserait chanter encore « Au temps béni des colonies » ?
J’ai vécu en ces temps
d’Olivier Todd
Grasset, Paris, 2011, 383 p. ; 34,95 $
Que les genres littéraires, s’ils y tiennent, se disputent ce fascinant retour en arrière, mais qu’ils se sachent d’avance condamnés au compromis. Olivier Todd intervient si intensément dans le récit que l’autobiographie aurait de valables raisons de revendiquer le livre comme sien. L’histoire pourrait en dire autant : les années de la guerre 1939-1945 occupent si nettement le cœur de l’ouvrage que contemporains et publics nés par la suite reconnaîtront ici, dans ses privations et sa douleur, le Paris de l’Occupation allemande, celui de la collaboration croisant celui de la résistance. L’essai peut, lui aussi, réclamer sa part tant Todd suscite et alimente la réflexion sur l’aptitude des mémoires humaines à choisir, à élaguer, à absoudre ou à condamner au gré de l’éducation, des affections et des connivences. Le couple incertain dont Todd retrace la brève existence n’aura existé comme tel que quelques jours et surtout quelques nuits. L’officier allemand et la résistante juive retournent ensuite à des trajectoires autonomes. Le travail de Todd consiste à reconstituer cette double suite des choses. Par leur abondance et les doutes qu’elles expriment, les notes de l’officier allemand reçoivent et méritent l’attention et le respect plus que les laconiques dénégations et les esquives de l’héroïne. Peut-être parce qu’elle s’est heurtée à un machisme qui fleurit dans les mouvements révolutionnaires comme dans les conseils d’administration, la fringante résistante se montre rebelle à toute évocation de sa relation avec son ancien amant. Le passé est bien où il est, semble-t-elle signifier. La mémoire de l’officier allemand accepte de s’interroger. De quel droit l’invasion avait-elle asservi Paris ? La politesse et la culture des occupants rachetaient-elles les brimades négligemment assenées aux autochtones ? Invoquer comme une gloire le nombre de bouquins publiés en France pendant la guerre, n’était-ce pas masquer la censure, les maquignonnages, les faveurs accordées aux collabos plutôt qu’aux résistants ? Ces années, Todd les situe dans un arrondissement parisien imprégné d’histoire, de beauté, de présence institutionnelle. Le jardin du Luxembourg invite aux marches amicales et aux conversations discrètes. Les auteurs s’y confient projets et déceptions. Les fontaines y feutrent les critiques qui, autrement, rejoindraient des oreilles susceptibles. Par ses souvenirs copieux et racés, par la sérénité dont il enveloppe le rappel des temps guerriers et soupçonneux, Olivier Todd fait œuvre d’humaniste : l’homme est émouvant quand il se reconnaît fragile, mal renseigné, grégaire et pourtant capable de compassion tardive.
Les brouillards de la guerre
Dernière mission en Afghanistan
d’Anne Nivat
Fayard, Paris, 2011, 444 p. ; 34,95 $Son courage est connu, sa crédibilité établie. On a entendu ses reportages sur la Tchétchénie, l’Irak ou l’Afghanistan. Qu’elle intègre au récit de sa « dernière mission en Afghanistan » un compte rendu de ses contacts avec l’armée canadienne intéressera quiconque se demande ce que réussit là-bas le Canada.
Le grand bénéfice à retirer de ce compte rendu, ce sera le nettoyage qu’il effectue dans l’information de consommation courante. « […] l’amalgame entre humanitaire et militaire » crée la confusion. Les soldats ignorent les beaux discours : « Nous autres soldats,… ce qu’on veut, c’est du combat, de l’engagement… Mais il n’y en a pas » ; « Grâce aux 88 000 dollars canadiens annuels (primes comprises), sa femme et ses trois enfants sont à l’abri du besoin ». Le responsable de la Commission indépendante pour les droits de l’homme à Kandahar « récite des réponses toutes faites dans le cadre de ce qu’il pense pouvoir divulguer, c’est-à-dire rien » Devant le reportage de CNN sur l’évasion de 40 talibans, Nivat écrit : « […] je suis moi-même choquée par la façon dont est traité [sic] l’annonce de la récente évasion des prisonniers, volontairement va-t’en-guerre et sensationnaliste ». Le plus triste ? Les ONG dépeuplent les écoles ! « […] la plupart des jeunes Afghans parlant correctement l’anglais sont presque aussitôt recrutés par les ONG et les structures humanitaires qui leur proposent salaires et plans de carrière inexistants dans le système afghan. » Au bout d’une enquête dite sérieuse, « il fallait annuler la licence de fonctionnement de 1935 organisations non gouvernementales internationales ». Simples exemples…
Cela dit, que pense Anne Nivat du travail canadien en Afghanistan ? Elle sait gré à l’armée de son accueil, mais elle n’est pas dupe de ses relationnistes. « J’ai la confuse impression que les individus de ce camp, certes coupés de leurs familles et loins [sic] de leurs [sic] pays (ils l’ont choisi), ne sont pas vraiment ici pour ‘apporter la démocratie’ au peuple afghan […]. Jeunes pour la plupart (40 ans maximum), non seulement leur connaissance de la société afghane, qu’ils sont censés aider à promouvoir une – meilleure gouvernance – et protéger des bad guys, est à peu près nulle, mais, surtout, elle ne les intéresse pas. » À retenir.
Martin hausse les épaules. Ce n’est pas si grave pour lui, de ne pas avoir tiré (il l’aurait fait si l’occasion s’en était présentée), en revanche il se pose des questions sur la nature de cette guerre : « Moi, j’suis pas ici par conviction, tu peux le dire dans ton bouquin ; j’suis ici parce que c’est mon tour, c’est tout », grommelle-t-il…
Les brouillards de la guerre, p. 347.
Génocide et propagande
L’instrumentalisation politique des massacres
d’Edward S. Herman et David Peterson
Trad. de l’anglais par Dominique Arias, Lux, Montréal, 2012, 180 p. ; 18,95 $
Ce tandem offre une belle complémentarité de compétences. L’un des auteurs est professeur émérite de finance au palier universitaire, tandis que l’autre mène depuis des lunes une carrière de pénétrant journaliste d’enquête. À eux deux, ils démolissent nombre de mensonges au sujet des conflits modernes. Derrière le verbeux « devoir d’ingérence », ils débusquent les appétits coloniaux de l’hémisphère Nord. À travers la « responsabilité de protéger », ils lisent l’impériale volonté de dominer. Seul le Nord a le devoir d’intervenir et il ne s’acquitte de ce devoir que lorsque ses intérêts l’y invitent.Pour mieux démasquer les objectifs réels des interventions militaires, les auteurs y vont d’exemples concrets. En Libye, les gentils protecteurs ont « collectivement offert aux puissances de l’OTAN alliées des États-Unis la possibilité de déclencher une guerre qui n’a jamais eu d’autre objectif que le renversement du gouvernement légitime d’un membre souverain des Nations Unies ». Pourquoi la Libye et pas l’Irak ? Parce que, selon le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno-Ocampo, les exactions commises par les Américains en Irak « ne semblent pas avoir jamais atteint le seuil de gravité du Statut ». Pourtant, soulignent Herman et Peterson, les chiffres disent le contraire. Pourquoi tant de références au génocide dans tel décor et si peu dans un autre ? « […] le terme de ‘génocide’ fut utilisé 90 fois plus fréquemment dans la presse pour décrire l’attitude de Khartoum au Darfour (soit à l’intérieur des frontières du Soudan) que pour décrire celle des États-Unis en Irak, pays souverain annexé par la force au moyen d’une guerre d’agression qui fit trois fois plus de morts ». Pourquoi aucune « responsabilité de protéger » lors des massacres de Sabra et de Shatila sous l’œil sec d’Israël ? Pourquoi tant de références au génocide perpétré contre les Tutsis alors que les victimes sont plutôt les Hutus ? Pourquoi les tribunaux internationaux, après des années d’enquêtes, n’ont-ils encore condamné que des Africains et même pas les pires coupables de ce continent ? Serait-ce que les protecteurs contrôlent aussi la propagande ? Le plus scandaleux constat, c’est probablement celui-ci : le crime suprême, qui est celui d’agression, n’est pas défini ! Kofi Annan l’a reconnu, la CPI n’exercera sa compétence à l’égard du crime d’agression que si une disposition est adoptée qui définit ce crime. « Depuis, aucune définition n’a vu le jour. » Et même si une définition venait à surgir, les pays qui ne reconnaissent pas la CPI ne pourraient pas être accusés d’agression. Comme les protecteurs tiennent à ce que l’agression soit perçue comme un secours désintéressé, le crime n’est pas défini. On peut donc le commettre à volonté.
La guerre sans l’aimer
Journal d’un écrivain au cœur du printemps libyen
de Bernard-Henry Lévy
Grasset, Paris, 2011, 648 p. ; 34,95 $Le style ? Éblouissant. Le genre : journalisme, essai ? Tous et aucun. Le sens critique ? Carnassier pour autrui, inexistant pour le justicier. La vanité ? Océanique. La lucidité ? 20 sur 20 s’il s’agit d’aider les fabricants d’armes à brouiller les pistes, rongée de myopie devant les dommages collatéraux, l’ONU ou le choix des gouvernants. L’objectif ? Il est double : tisonner le conflit libyen et rappeler l’héroïsme personnel de l’auteur. En sus, une chronique axée sur les accointances entre un abonné du spectacle et un président français en mal de réélection.
N’attendons pas de ce livre une analyse du cas Kadhafi. Bernard-Henri Lévy s’est rendu en Libye avec, bétonnés d’avance, un verdict de culpabilité et une sentence de déboulonnage du régime. Deux ou trois jours en sol libyen ont servi non à vérifier quoi que ce soit, mais à choisir l’angle d’attaque. Cette majestueuse ignorance des faits, loin de gêner l’auteur, le comble de fierté : « Cette aventure, écrit-il, ce furent aussi des hommes et, avec ces hommes, des compagnonnages improbables […]. / Des Libyens au premier chef. / Des personnages dont, lorsque cette guerre commence, j’ignore jusqu’à l’existence ». Voilà pour le côté cour. Le côté jardin ne vaut pas mieux : « Et puis enfin, non moins improbable, une figure qui, par la force des choses, traverse ces pages : le président de la République française, promoteur et acteur de ce droit d’ingérence politique appliqué, Nicolas Sarkozy ». Le printemps libyen peut s’épanouir, puisque Bernard-Henri Lévy s’est employé à le susciter.
Que de questions escamotées ! Le droit d’ingérence ? Il est parfois invocable, mais jamais sans double examen et caution désintéressée. Précautions ici absentes. Respect des conventions ? Sarkozy dira aux Libyens cornaqués par Bernard-Henri Lévy : « […] pour pouvoir frapper, […] il a fallu prendre des libertés – que cela reste entre nous – avec la loi internationale ». Voilà donc le philosophe-journaliste-diplomate devenu le tolérant confesseur du prince. De quoi s’éloigner de certaines guerres.
Onze femmes face à la guerre
de Nick Danziger
Du Passage, Outremont, 2011, 192 p. ; 59,95 $
L’éloquence atroce de cet album fait mal. Non que l’appareil photo nous fasse passer du charnier à la boucherie, mais parce que les regards, les postures, les habitations de ces femmes et de leurs enfants témoignent avec une tristesse infinie des horreurs dues à la guerre. Ce n’est pas le monde des guerriers qui tentent de rendre coup pour coup, ni celui des gouvernants et des maquignons qui rentabilisent chaque mésentente, mais celui des mères privées de leurs enfants, des veuves esseulées à jamais, des infirmes dont la vie a été asséchée sous la machette ou la mine anonyme. Les mains tranchées ne repoussent pas… C’est à la demande de la Croix-Rouge (et du Croissant rouge) que Danziger a photographié ces vies tronquées. Il l’a fait en deux temps : en 2001, pour mettre une chair émouvante sur les chiffres d’une enquête consacrée au sort fait aux femmes par la guerre, puis, dix ans plus tard, pour mesurer les changements apportés aux conditions de vie de ces victimes. Dans la plupart des cas, Danziger a pu retracer ces femmes, mais aucun bilan global n’est possible. Les photographies de la seconde série ont beau opposer leurs couleurs au sobre noir et blanc du premier contact, les séquelles de la guerre demeurent visibles, perpétuelles, scandaleuses. Les mains tranchées ne repoussent pas, les fillettes réduites à l’esclavage sexuel ne rêvent même plus d’un mari, les morts ne dispensent aucune affection aux survivantes. Le lecteur confronté aux regards lourds de désespoirs refoulés ne peut éviter les sempiternelles questions barbelées : « Pourquoi la guerre ? » « Comment un humain a-t-il pu perpétrer cette barbarie ? » Est-il une réponse ? Danziger se montre d’une discrétion de confesseur sourd et amnésique quant aux difficultés rencontrées au cours de ses deux cueillettes d’images. Ces difficultés ont forcément été considérables : on ne circule pas aisément en Colombie et personne ne pénètre dans tel secteur de Gaza sans l’aval israélien. On peut comprendre que la Croix-Rouge, dont la mission exige discrétion et doigté, exige ce laconisme ; chacun, au vu des choix du photographe, se formera une opinion. On s’interrogera pourtant sur le propos attribué à une « cheffe » de famille de Gaza : « Zakiya est fatiguée de cette guerre, espère la réconciliation entre Fatah et Hamas qui conduirait à terme à la fin de l’occupation israélienne » (p. 171). Inexplicable supputation, à moins que… Mieux vaut méditer sur les photographies.
Aucune nouvelle ne vint pendant six ans. « Les hommes » de Dzidza étaient portés disparus. Pas morts, « portés disparus ». […] En juillet 2010, Dzidza a tenu à ce que Nick [Danziger] soit là pour photographier la restitution et l’inhumation des trois corps dans le vaste cimetière mémorial ; quinze ans, jour pour jour, après le massacre de Srebrenica.
Onze femmes face à la guerre, p. 48-49.
Connaissance de Gabrielle Roy
La collection « Cahiers Gabrielle Roy » est publiée par les éditions du Boréal depuis maintenant quinze ans et son objectif est de « rassemble[r] des ouvrages consacrés à [l’écrivaine], textes inédits, études, commentaires critiques et autres documents susceptibles de mieux faire connaître et comprendre l’œuvre, l’art et la pensée de la romancière ». Retour sur deux volumes de cette précieuse collection : Heureux les nomades et autres reportages 1940-19451 et Rencontres et entretiens avec Gabrielle Roy 1947-19792.
La présentation et l’annotation des deux publications s’éclairent mutuellement par plusieurs . . .
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Sept oiseaux, mon père et moi
Sept oiseaux comme les sept jours qui ont vu à la création du monde, à la découverte et à la promesse de l’aube sans cesse renouvelée. Sept oiseaux comme autant de leçons de vie, de moments d’apprentissage où, immobile et aux aguets, un jeune homme cherche à débusquer, à comprendre, à saisir ce qui sourd des forces telluriques qui l’entourent, de l’instant qui appartient à notre condition de mortel tout autant qu’à notre désir d’immortalité, de ces forces obscures qui sont à la fois plus grandes que nous et qui tiennent au cœur de la main, qui irradient la pupille frémissante. Sept oiseaux comme autant d’envolées et de désir de liberté, de moments d’intensité, de communion partagés avec le père, image ici plus grande que nature, tout entière taillée dans la robustesse et la chaleur d’une présence pérenne, dans la fierté qui se reflète dans le regard ébahi du fils. « Mon père n’est pas un homme, mais un grand échassier buveur de nuit, soûl de savoirs multiples, qui invente la vie, parfumant l’air d’un grisant effluve de tabac et de foin coupé. » Sept oiseaux comme un bestiaire offert en toute simplicité, où chacun livre son secret avant que de disparaître dans de grands cris d’épouvante afin que le charme et l’enchantement puissent se produire de nouveau, tantôt dans une baie crépusculaire, tantôt dans le grand pré au pied de la montagne, tantôt dans le hangar ou dans les fougères, dans la talle de roseaux ou dans ce ciel inquiétant qui menace à tout moment d’éclater au-dessus de nos têtes.
Accompagné d’illustrations de René Derouin, dont les tons de rouille, de sépia et de noir épousent au plus près le corps du texte de Robert Lalonde, dont l’unité chromatique s’accorde à merveille au « haut fait surnaturel surgi comme un coup de vent », ce bestiaire à quatre mains nous plonge au cœur de la vie qui bat. La forme et le matériau ici utilisé de papier collé en prolongent tout à la fois la profondeur et la légèreté. Sept oiseaux, mon père et moi1 se révèle un véritable hymne à l’enfance, l’enfance telle qu’on la souhaiterait pour tous : libre de toute contrainte, tout entière dédiée à la découverte de soi et du monde, à l’exploration de l’un et de l’autre qu’une vie ne parviendra pas à épuiser. Hymne également au père, gardien et révélateur des mystères du monde, passeur d’une sagesse qui ne s’apprend qu’avec les yeux, qu’avec le cœur. Hymne enfin à la vie et à ce qu’elle recèle d’inépuisable : « Énigme encore, qui me lance aussitôt, aveugle, dans le lointain printemps de mon avenir, où m’attendent une confusion de mots et de gestes et surtout l’autre, l’espéré, l’inattendue, qui un jour va m’encercler, soupirer, se taire et me défier ».
Il faut ici saluer le travail soigné des éditons d’art Le Sabord qui ont su réunir deux créateurs dont chacun nourrit et prolonge la quête de l’autre, dont l’amalgame produit un chant de haut vol.
1. Sept oiseaux, mon père et moi, illustrations de René Derouin, Éditions d’art Le Sabord, Trois-Rivières, 2012, 44 p. ; 10 $.
Pierre Benoit : Voyage au bout de l’oubli
« Pierre Benoit n’a pas écrit pour les snobs ni même pour la critique littéraire ; il écrivait pour les lecteurs, sans autre but, sans autre prétention que de leur raconter de belles histoires. […] Certains critiques lui ont reproché d’écrire trop vite et même très mal. C’étaient sans doute des gens qui écrivaient bien, sans que personne ne l’eût jamais remarqué… »
Marcel PagnolÀ quoi tient qu’un des auteurs français les plus lus de son temps ait sombré de nos jours . . .
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Valentine de Saint-Point (1875-1953)
Valentine de Saint-Point est une figure oubliée de l’avant-garde parisienne des années 1910 : « femme futuriste » aux côtés de F. T. Marinetti, inventrice d’une danse, la Métachorie, elle est une expérimentatrice de formes artistiques et l’auteure de plusieurs romans inclassables sur l’amour et l’inceste – jugés sulfureux et amoraux – qui interrogent les relations familiales dans une perspective genrée.
En 1924, après s’être convertie à l’islam, elle s’installe en Égypte où elle cesse toute écriture romanesque, se consacrant à une prose critique engagée contre le colonialisme occidental en Orient.
Une (re)découverte progressive
En 2005, les Mille et une nuits ont réédité plusieurs manifestes que Valentine de Saint-Point avait écrits et déclamés en 1912 et 1913 : le Manifeste de la femme futuriste, le Manifeste de la luxure, ainsi qu’une conférence sur la littérature italienne1. En 2009, une exposition à l’Italian Cultural Institute de New York a présenté des performances de Valentine de Saint-Point, ce qui a donné lieu à la publication d’un ouvrage qui vient de paraître sous la direction d’Adrien Sina : Feminine futures : Valentine de Saint-Point, Performance, danse, guerre, politique et érotisme2. Ces ouvrages contribuent à faire revivre cette figure oubliée de la littérature française que Faouzia Zouari et Véronique Richard de la Fuente ont été les premières à redécouvrir3.
Du vivant de Valentine de Saint-Point, deux études lui avaient déjà été consacrées : en 1912, Jacques Reboul publie Notes sur la morale d’une « annonciatrice », Valentine de Saint-Point, chez l’éditeur Eugène Figuière (le même qui publie à cette époque deux recueils de poèmes de l’auteure : L’orbe pâle et La soif et les mirages) ; en 1923, Henri Le Bret publie aux éditions Aloes un Essai sur Valentine de Saint-Point. Ces deux études critiques témoignent de l’intérêt porté à cette écrivaine qualifiée d’annonciatrice, d’avant-gardiste ou de pionnière, dont tous soulignent l’incroyable créativité, l’audace et le génie, mais aussi le caractère atypique et inclassable.
Belle Époque et avant-garde parisienne
Née en 1875 à Lyon, Valentine de Saint-Point est l’arrière-petite-nièce de Lamartine, à qui elle voue une véritable admiration. En 1904, libérée de plusieurs histoires conjugales compliquées, elle devient une figure artistique de la Belle Époque : elle s’initie à la peinture avec Micha, pose pour Rodin, avec qui elle entretient une correspondance suivie, côtoie Rachilde et Maurice Ravel, et devient la compagne de Ricciotto Canudo. Cet artiste italien installé en France, théoricien du cinéma (il est l’auteur de l’expression « septième art »), fonde la revue Montjoie !, « organe de l’impérialisme artistique français, gazette bimensuelle illustrée » défendant la conception d’un art « cérébriste ». C’est dans ce milieu intellectuel et artistique de l’avant-garde qu’évolue Valentine de Saint-Point. En 1912, dans son atelier gothique tapissé de vieux ornements sacrés, elle organise des soirées apolloniennes où elle présente des spectacles, entre autres des représentations de Rachilde, de la musique de Moussorgski, de Claude Debussy ou de Maurice Ravel. Son atelier est un foyer d’activités artistiques et draine le passage de personnalités de cercles littéraires connus : celui de l’Abbaye de Créteil ou celui de Paul Fort. On y voit Apollinaire, Jean Cocteau et Marinetti, qu’elle est l’une des premières à accueillir dans son atelier de la rue de Tourville après l’avoir rencontré chez son éditeur Albert Messein. Cette rencontre est décisive pour Valentine de Saint-Point, qui devient la « femme futuriste » : le 27 juin 1912, salle Gavaud, elle déclame son Manifeste en présence des futuristes et proclame le nécessaire avènement d’une femme nouvelle et virile : la « Surfemme ».
De la guerre de 1914 à l’Égypte : un trajet en vent contraire
Le déclenchement de la guerre en 1914 allait déstructurer le champ culturel parisien. Valentine de Saint-Point voit ses amis artistes partir dans les tranchées : elle décide d’entamer une série de voyages. Aux États-Unis d’abord, afin de diffuser ses idées sur la Métachorie, une danse idéiste et cérébrale qu’elle a créée quelques années auparavant ; en Espagne et au Maroc ensuite, où elle se convertit à l’islam (dans des circonstances qui restent relativement mystérieuses) ; en Égypte, enfin, où elle s’installe finalement de façon définitive et s’engage dans une lutte pour le nationalisme égyptien et syrien contre les intérêts de la Grande-Bretagne et de la France. Jusqu’à sa mort en 1953, elle ne publie que des textes politiques ou journalistiques (elle crée Le Phœnix, Revue de renaissance orientale qui paraît de 1925 à 1927, et publie La vérité sur la Syrie, un essai dénonçant le mandat français au Moyen-Orient. Le seul recueil poétique qu’elle publie en Égypte est La caravane des chimères en 1934). En mettant le pied sur le sol égyptien, Valentine de Saint-Point renonce donc à la fiction au profit d’une réflexion sur la renaissance de l’Orient et son apport spirituel à un Occident jugé trop rationnel. Elle avait compris ce que Samuel Huntington appela plus tard le « choc des civilisations4 ».
Valentine de Saint-Point, romancière sulfureuse de l’amour ?
Valentine de Saint-Point est l’auteure de la Trilogie de l’amour et de la mort, composée de trois romans parus entre 1906 et 1911, soit pendant sa période « parisienne », qu’Henri Le Bret qualifie d’« individualiste ». Chaque texte correspond en effet à un stade de prise de conscience de l’individualité : « le stade animal, où l’être est une simple force de la nature ; le stade humain, où il prend conscience de son orgueil ; le stade surhumain, où il se réalise jusqu’à se croire un Dieu. Cet individualisme est total : il a paru excessif. Ne dépasse-t-il pas toutes les normes ? Ne renverse-t-il pas toutes les morales et toutes les religions5 ? » Les romans de Valentine de Saint-Point mettent en effet en cause l’ordre établi et la morale bourgeoise et judéo-chrétienne en abordant plusieurs tabous. Ces trois textes en prose forment un ensemble cohérent, tant sur le plan de la forme que sur celui des problématiques abordées, particulièrement ancrées dans une réflexion genrée sur l’amour, les relations filiales et la féminité. Ces œuvres sont plutôt bien accueillies par la critique d’avant-garde et la critique la plus progressiste6 – comme celle d’Henri Duvernois qui appelait à cesser de considérer le sexe de l’auteure pour juger de la qualité d’un ouvrage. Elles renouvellent l’étude de la psychologie et des comportements féminins en fonction d’un idéal de « Surfemme » à l’allure nietzschéenne.
Selon Valentine de Saint-Point, la femme doit avoir volonté, orgueil et énergie pour dépasser ce rôle auquel la société l’a assignée, celui de la bonne mère de famille mièvre et sentimentale. La femme que Valentine de Saint-Point célèbre doit être virile, capable de s’engager – fût-ce dans des batailles guerrières – et de déclarer à ses ennemis, à l’instar de Caterina Sforza à propos de son propre fils : « Tuez-le ! j’ai encore le moule pour en faire d’autres7 ! » Femme futuriste, elle va plus loin encore que Marinetti dans le rejet du sexe faible, comme l’indique une lettre qu’elle adresse au maître italien : « […] moi, femme que vous dépréciez tant, je suis d’accord avec vous, Futuristes, sur bien des points. Je suis aussi pour la guerre et les idées fortes qui tuent, je hais la morale et le féminisme socialisants. Les femmes ont mieux à faire que de s’échiner dans des usines ! Le problème, Marinetti, c’est que la société contraint les femmes à se transformer d’êtres supérieurs en personnages languissants et sentimentaux que je déteste autant que vous, tout comme je déteste ces rôles d’ouvrières anonymes que les féministes tiennent tant à promouvoir8 ».
Le personnage féminin de la Trilogie, nommée Divine dans le premier volume, puis Unique dans les deux autres, représente à bien des égards cet idéal féminin prôné par l’auteure dans ses écrits théoriques. Dans Un amour, elle expose dès les premières pages sa particularité : « […] je ne suis pas une femme semblable à celles qui m’entourent : je n’ai pas le goût du monde, des visites, des thés, des essayages. Les flirts se heurtent à mon ironie, à ma sauvagerie, à mon dédain » et, à son amant qui lui demande pourquoi elle n’est jamais tendre avec lui, c’est avec aplomb qu’elle répond : « Non, mon Aimé, je ne suis pas tendre et je ne veux pas être autre que je suis. Je suis brutale et voluptueuse, volontaire et orgueilleuse, je suis une sauvage ». Étonnant, ce personnage féminin de la littérature des années 1910 qui s’affirme avec autant de rage et de détermination face à un amant perplexe.
Un amour, 1906
Un amour est un roman épistolaire composé de lettres entre un « passant » et une « passante », qui deviennent vite « l’ému » et « l’émue » puis « l’amant » et « l’amante ». Sont ainsi dévoilés deux visions, masculine et féminine, du désir et de l’amour9, mais aussi l’esprit et le sens de la répartie de Divine dont l’écriture incisive et ironique rabroue sans cesse l’amoureux. Ainsi, lorsqu’elle évoque leurs premiers ébats, c’est pour désacraliser la victoire de l’homme : « […] j’ai livré à vos préférences maladroites un corps immobile, calme et attentif. Donc, Monsieur, il n’y a pour vous aucune gloire à vous être gauchement égaré dans mes dentelles. Je vous dois une mesquine distraction, qu’au hasard des minutes, je juge égayante ou méprisable ». Un amour est la constitution parallèle de deux personnalités : celle d’une femme qui apprend à devenir rebelle contre la prétention de l’amant à plaire ou à se pavaner de ses exploits, celle d’un homme dont on lit entre les lignes la terreur d’être abandonné. Valentine de Saint-Point livre quelques bonnes pages où elle tourne en dérision le type de l’amant jaloux dans une rhétorique parodique.
Cependant, l’œuvre n’est pas entièrement tournée vers la dérision. Cette tendance à railler les relations amoureuses porte un nouvel idéal du désir que Valentine de Saint-Point théorisera en 1913 dans son Manifeste de la luxure : « Qu’on cesse de bafouer le Désir, en le déguisant sous la défroque lamentable et pitoyable des vieilles et stériles sentimentalités. Ce n’est pas la luxure qui désagrège et dissout et annihile, ce sont les hypnotisantes complications de la sentimentalité, les jalousies artificielles, les mots qui grisent et trompent, le pathétique des séparations et des fidélités éternelles, les nostalgies littéraires ; tout le cabotinage de l’amour. Détruisons les sinistres guenilles romantiques, marguerites effeuillées, duos sous la lune, fausses pudeurs hypocrites ! ». Un amour est la complète remise en cause de ce « cabotinage » romantique au profit d’une réflexion profonde sur l’amour. Le journaliste socialiste Louis Lumet ne s’y trompe pas : « […] ses deux héros aiment et souffrent en dehors de la commune humanité, comme des géants. [L’auteure] a trouvé d’admirables cris de joie et des accents profonds de douleur. Le corps tourmenté de ses amants ressemble aux beaux marbres frénétiques du grand statutaire Auguste Rodin10 ».
La fin de l’œuvre voit Divine devenir enceinte de Siegfried, conçu dans une atmosphère wagnérienne toute fin-de-siècle : « […] si Schopenhauer a dit vrai, si le couple ne tend qu’à l’enfant, si Nietzsche a dit vrai, si la joie de l’enfantement n’est que la satisfaction de la grande dette payée à l’avenir, je suis, et nous sommes heureux, Divine. […] L’épanouissement superbe de notre orgueil dans une naissance nouvelle de nos êtres réunis, est au-delà de tout bonheur ». La conception d’un enfant dépasse toute considération amoureuse pour atteindre une perfection divine. Pourtant, l’amant meurt avant la naissance de l’enfant : elle finit de le porter dans une absolue solitude uniquement baignée de musique et d’œuvres picturales. Le roman s’achève ainsi : « Enfant de l’amour, de l’ardente volupté, des émotions, de la mort, de notre joie, de ma tristesse exaspérée ; né de l’amour, droit sous le faix de l’art étouffé dans le Couple créateur, et de l’art réalisé dans les Maîtres, il est trois, il est la synthèse glorieuse. Il ne peut être qu’un Génie ou un Fou ».
Un inceste, 1907
En effet : c’est ainsi que Divine (appelée « Unique » par son fils), élève Siegfried, en enfant surprotégé, « sensitif », dont la créativité géniale confine à la folie. Siegfried voit et comprend le monde comme il lirait une partition musicale, ou par synesthésie : « […] sa pensée lui arrivait en notes et en rythmes, sa pensée était à l’infini vibrante et sonore ».
Un inceste commence dix-huit ans après la naissance de Siegfried, sur une scène qui se déroule dans un salon mondain. Cette première rencontre du jeune éphèbe fiévreux et dolent avec le monde est un choc, restitué par une focalisation interne qui rend compte d’un trouble poussé à l’extrême. Un blanc clôt cette scène dramatique et oppressante : c’est l’évanouissement puis la prise de conscience du monde. Siegfried veut désormais voyager pour renaître, retourner à l’origine et s’émanciper d’une mère qui refuse catégoriquement de mettre fin à cette « œuvre » qu’elle n’a pas achevée. C’est ainsi que la relation fusionnelle entre cette mère et son fils franchit le pas de l’inceste, envisagé, dès l’épigraphe de l’œuvre, comme une métaphore de la nature : « […] des mères douloureuses et orgueilleuses, sans oser le déchiffrer, ont dû faire ce rêve : ne point abandonner au hasard de leur œuvre incomplète, ne pas, après l’éclosion de la fleur de leur sang fécond et de leur volonté ardente, jeter sa fragilité juvénile aux souffles inconscients et impassibles de la tempête, achever et parfaire leur œuvre, dans la joie et la douleur après avoir créé l’enfant, créer l’Homme. L’arbre ne rejette point la fleur, il la mûrit jusqu’au fruit ».
Le texte de Valentine de Saint-Point s’inscrit dans la volonté nietzschéenne d’oser déchiffrer le désir prétendument inconscient des femmes. Un inceste interroge le lien des femmes à la perversité et aux déviances en abordant sans détour le tabou d’une mère amoureuse de son fils. L’initiation sexuelle fait l’objet de plusieurs pages : face au désir d’émancipation de son fils, les forces de la mère sont décuplées. Elle l’étreint au point qu’« un cri surhumain raya le silence, vibra longuement sur les cordes sonores et inertes, coutumières de la joie et de la détresse, et se subtilisa jusqu’au soleil triomphant. Dix-huit années étaient effacées. Un homme était né. Un reflet lumineux accusait la splendeur d’un vieil ivoire : le Christ. Celui qui dit ‘à ceux qui auront beaucoup aimé, il sera beaucoup pardonné’ ». Un inceste abolit la honte des sentiments et s’inscrit clairement contre une tradition judéo-chrétienne moralisatrice, mais inspire aussi, paradoxalement, une réflexion sur la possibilité d’un amour chaste et pur, dénué d’intérêt.
On imagine aisément qu’un tel ouvrage ait été traité d’« ordure », mais certaines critiques furent plus élogieuses. Celle parue dans Le Mercure de France du 15 décembre 1908 salue l’audace de Valentine de Saint-Point, tant dans le sujet abordé que dans la modernité lyrique du style : « […] ce livre pose ardemment et de façon neuve le problème douloureux de la maternité jalouse de son œuvre jusqu’à l’amour. […] La thèse était hardie, la voici traitée avec tant de chaleur, de noblesse, de lyrisme, que l’audace du sujet disparaît et l’on n’entend plus que le chant vibrant ou inquiet de deux âmes qui ont voulu connaître jusqu’à l’extrême l’effusion et l’amour des êtres. […] C’est l’épopée lyrique de la douloureuse et orgueilleuse modernité11 ».
Une mort, 1911
Unique finit par se suicider pour permettre à Siegfried d’avoir assez de douleur pour créer en musique. Pourtant, c’est un échec : il épouse une femme médiocre, a un enfant ordinaire, et n’écrit qu’une seule composition. Le roman Une mort est conçu comme une rétrospection. Siegfried se voit, comme extérieur à lui-même, et ne cesse de ricaner, portant un regard ironique sur lui-même : au lendemain de la mort d’Unique, et malgré son mariage, il reste un homme profondément seul. Le roman s’achève sur une scène à la fois cruelle, pathétique et ironique : alors que, mort à l’intérieur, Siegfried a décidé de mettre fin à toute activité artistique et joue ses dernières notes au piano, sa fille vient lui parler : « ‘– Maman a dit qu’il était ridicule qu’on paie un professeur de piano tandis que tu pourrais, au moins, me donner ces leçons. Moi, tu sais, cela ne m’amuse pas le piano, pas plus que le dessin et la lecture, mais il paraît que les jeunes filles comme il faut doivent savoir toutes ces choses, alors…’ Elle était même résignée ! » C’est un double triomphe du mode de vie bourgeois qui signe la faillite de l’idéal de Divine et Siegfried : l’épouse est prête à tout pour économiser quelques sous, la fillette déjà résignée n’éprouve aucun goût pour l’art.
L’itinéraire de Siegfried constitue à bien des égards un contre-modèle qu’on peut envisager en regard de celui d’Aude, le personnage féminin d’Une femme et le désir, l’un des deux autres romans de Valentine de Saint-Point. Aude est une vieille dame mais elle a su rester solitaire et belle toute sa vie, et c’est ivre d’orgueil qu’elle relit toutes les lettres des amants auxquels elle n’a pas cédé. Après avoir vidé le coffre qui contenait sa correspondance, elle dresse un bilan. La partie finale de l’œuvre est ainsi une longue réflexion de la narratrice qui entend redéfinir l’amour, la sexualité et la sensualité, en tenant compte des complexités de l’âme et du corps humain.
De ses manifestes parisiens à ses textes écrits en Égypte, sur la Syrie et l’Orient, en passant par ses romans, Valentine de Saint-Point manie une écriture incisive, à la fois ironique et lyrique, virile et sensible. Son écriture est un engagement pour une pensée nouvelle de la femme – orgueilleuse et émancipée, contrôlant et assumant ses désirs.
* Valentine de Saint-Point, négatif sur plaque de verre, Bain Collection, Bibliothèque du Congrès des États-Unis.
1. Valentine de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste, suivi de Manifeste futuriste de la luxure, Amour et luxure, Le théâtre de la femme, Mes débuts chorégraphiques et La Métachorie (textes réunis, annotés et postfacés par Jean-Paul Morel), Mille et une nuits, Paris, 2005.
2. Feminine futures : Valentine de Saint-Point, Performance, danse, guerre, politique et érotisme, Les Presses du Réel, Dijon, 2011.
3. En 1983, c’est Faouzia Zouari qui a ouvert la voie des recherches sur cette auteure par une thèse de littérature comparée consacrée à cet « itinéraire de l’Occident à l’Orient » (Université Sorbonne Nouvelle) et une biographie romancée, La caravane des chimères, publiée en 1990 chez Olivier Orban. Véronique Richard de la Fuente est quant à elle l’auteure d’un ouvrage riche et documenté : Valentine de Saint Point, Une poétesse dans l’avant-garde futuriste et méditerranéiste, Des Albères, Céret, 2003.
4. Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Odile Jacob, Paris, 2007 [1993].
5. Henri Le Bret, Essai sur Valentine de Saint-Point, Aloes, Nice, 1923, p. 28.
6. Une mort fut même un succès de vente pour les éditions Figuière.
7. Valentine de Saint-Point, Manifeste de la femme futuriste, op.cit., p. 11.
8. Correspondance entre Valentine de Saint-Point et Marinetti, collection particulière. Cité par Véronique Richard de la Fuente, op. cit., p. 125.
9. Dans le roman semi-épistolaire Une femme et le désir (Vanier-Messein, Paris, 1910), on ne lit au contraire que les lettres des amants successifs du personnage féminin.
10. « Les Jeunes » dans La Petite République, 18 juin 1906.
11. « L’Inceste », dans Le Mercure de France, rubrique « Les Livres », 15 décembre 1908.Valentine de Saint-Point a publié, entre autres :
Poèmes de la mer et du soleil, Vanier-Messein, 1905 ; Un amour, Vanier-Messein, 1906 ; Un inceste, Vanier-Messein, 1907 ; Poèmes d’orgueil, De l’Abbaye & Figuière, 1908 ; Une femme et le désir, Vanier-Messein, 1910 ; L’orbe pâle, Figuière, 1911 ; Une mort, Vanier-Messein, 1911 ; La guerre, poème héroïque, Figuière, 1912 ; La soif et les mirages, Figuière, 1912 ; Le secret des inquiétudes, Vanier-Messein, 1924 ; Manifeste de la femme futuriste, suivi de Manifeste futuriste de la luxure, Amour et luxure, Le théâtre de la femme, Mes débuts chorégraphiques et La Métachorie (textes réunis, annotés et postfacés par Jean-Paul Morel), Mille et une nuits, 2005.« Anna Karénine » ou ma guerre froide
Je connais le premier des dix commandements du lecteur édictés par Daniel Pennac. Le droit de ne pas lire me paraît aller de soi, comme celui de ne pas apprécier Picasso ou de ne pas acheter de topinambours. Après tout, on peut bien utiliser son temps à sa guise.
Cependant, je ne me pardonne pas de n’avoir pas lu le grand roman de Léon Tolstoï. Depuis presque vingt ans, ma bibliothèque abrite les tomes un et deux d’une édition de poche de ce chef-d’œuvre largement encensé et je n’ai jamais . . .
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