On sait presque tout de la carrière d’Isaac Asimov. Parce que, partout autour du monde, ses admirateurs se sont intéressés autant à l’homme qu’à l’œuvre. Parce qu’Asimov a constamment veillé à ce que nul ne doute de son génie.
Parce qu’Asimov s’immisce lourdement dans le moindre de ses textes pour nous rappeler ses exploits ; là où Hitchcock se satisfait d’apparaître le temps d’un clin d’œil dans la majorité de ses films, Asimov insiste pour vanter sa personne. Parce que sa phénoménale production littéraire renseigne et éduque. Parce que plusieurs des thèmes qui lui sont chers – les lois de la robotique et la psychohistoire – projettent à l’avant-scène certaines des plus fondamentales questions que puisse aborder l’humain moderne. Mort depuis vingt ans, Isaac Asimov (1920-1992) occupe toujours le présent, peut-être aussi le futur.
L’homme et l’auteur
Les paradoxes foisonnent chez Asimov. Cet auteur dont les héros vagabondent de planète en planète n’a pris l’avion qu’à deux ou trois reprises. Le temps que l’écrivain Asimov bouscule et auquel il inflige La fin de l’éternité (Denoël, 1967 [1955]) après l’avoir patrouillé jusqu’au tréfonds du 111 394e siècle (sic), l’humain Asimov le redoute et le jalonne frileusement de repères héréditaires timorés. Puisque son père a éprouvé tel malaise à tel âge, il se doit, par respect des mânes ancestraux, d’en éprouver le ressac au même âge. Presque jusqu’à la fin de sa course, il négligera d’évoquer le sexe là où la littérature moderne l’étale et le rentabilise en surabondance. Plus que plusieurs de ses pairs, il s’abstiendra de tabac, d’alcool. Il demeurera si longtemps fidèle à sa vétuste machine à écrire qu’il ne saura jamais à propos de l’ordinateur domestique ce que l’enfant contemporain a assimilé avant ses dix ans. Son œuvre elle-même suscitera quelques surprises : bien que les planètes soient peuplées de dizaines de milliards d’humains, les blocages linguistiques redoutés par le biblique récit de la tour de Babel n’existent à peu près pas dans ses romans. Alors que ses nouvelles plaident éloquemment en faveur d’une libérale coexistence des cultures, Asimov oppose souvent avec un simplisme digne de Rocky les méchants Soviétiques aux bons Occidentaux ; à cet égard, Destination cerveau (Presses de la Cité, 1988 [1987]) aurait plu à McCarthy. Heureusement, quelques exceptions assouplissent ces intransigeances. Ainsi, la nouvelle éponyme qui couronne L’amour, vous connaissez ? (Denoël, 1970 [1969]) montre que, malgré tout, Asimov sait fort bien de quoi parle (?) Playboy.
Les grands legs d’Asimov
Pleinement conscient de l’influence de ses lois de la robotique sur des pans entiers de la science-fiction, Asimov fait pourtant mine d’avoir souhaité autre chose. « En fait, je me suis laissé dire que si dans les années futures on se souvient encore de moi, ce sera à cause de ces trois lois de la robotique, écrit-il en préface d’Un défilé de robots » (J’ai lu, 1967 [1964]). « D’une certaine manière, poursuit-il, ce fait ne laisse pas de me préoccuper ; j’ai en effet pris l’habitude de me considérer comme un homme de science, et laisser un nom pour avoir établi les bases inexistantes d’une science inexistante me cause, je l’avoue, quelque embarras, sinon de la déception. » Ne versons pas de larmes : il n’y a ici ni embarras ni déception, tant les lois édictées par Asimov ont fécondé et fécondent toujours l’analyse des avatars de la technologie moderne, y compris, au premier chef, la robotique. Ces lois, par leur simplicité, forcent nos sociétés à s’interroger sur les frontières entre l’humain et l’artificiel, tout comme elles nourrissent la réflexion sur ce qu’on peut (ou non) attendre d’une loi. Il était inespéré et indispensable que de telles préoccupations quittent la stratosphère universitaire et deviennent des éléments de conversation courante ; Asimov, n’en doutons pas, se félicite d’avoir été le génie responsable de cet atterrissage.
Les trois lois de la robotique
« Les robots étaient très fortement conditionnés par ce qu’on appelle les trois lois de la robotique, lois qui remontent à la préhistoire. Il existe plusieurs versions de ce qu’auraient pu être ces trois lois. Dans la version orthodoxe, elles sont formulées ainsi :
Première loi : Un robot ne peut blesser un être humain ou, par son inaction, permettre qu’un être humain soit blessé ;
Deuxième loi : Un robot doit obéir aux ordres qui lui sont donnés par des êtres humains sauf quand de tels ordres s’opposent à la Première loi ;
Troisième loi : Un robot doit protéger sa vie aussi longtemps qu’une telle protection ne s’oppose pas à la Première ou à la Deuxième loi » (Fondation foudroyée, Denoël, 1983 [1982]).
Preuve que les dangers qui menacent les humains doivent aux seuls humains leur nocivité, le code Asimov protège efficacement les humains contre les robots, mais ne peut rien contre les périls imputables aux humains eux-mêmes. La prolifération des robots qui caractérise Solaria, telle que l’imagine Asimov, n’aurait donc rien d’inquiétant :
« – C’est-à-dire, en superficie ?
– Environ quatre-vingts millions de kilomètres carrés, y compris les surfaces marginales.
– Et cela pour vingt mille personnes seulement !
– Il y a aussi quelque deux cents millions de robots positroniques en activité, Elijah.
– Jehoshaphat ! Mais… Mais c’est une proportion de dix mille robots par personne »
(Face aux feux du soleil, J’ai lu, 1970 [1956]).
Rien d’inquiétant à cette disproportion tant que résistent les lois régissant les robots. Le problème, tel que l’évoquent d’innombrables textes d’Asimov, viendra non des robots, mais des humains. Quand, par exemple, un dictateur, sous les yeux d’un robot respectueux de ses lois, devient une menace pour l’humanité entière, que peut faire le robot écartelé entre l’exigence de la Première loi et l’intérêt de toute l’humanité ? Asimov ose envisager l’impensable : ce sont les robots les plus évolués qui ressentent la nécessité d’un code réinterprétant les trois lois initiales. C’est un robot qui, au risque de faire éclater sa programmation, propose un dépassement : « Il existe une loi plus importante que la Première loi : ‘Un robot ne doit causer aucun mal à l’humanité ou, faute d’intervenir, de permettre que l’humanité souffre d’un mal’. Je la considère maintenant comme la Loi zéro de la robotique. La Première loi devrait être formulée de la manière suivante : ‘Un robot ne doit causer aucun mal à un être humain ou, faute d’intervenir, de permettre qu’un être humain souffre d’un mal, sauf en cas de violation de la Loi zéro de la Robotique’ » (Les robots et l’empire, T. 2, J’ai lu, 1986 [1985]).
Quant à eux, les humains, y compris les plus vertueux, se félicitent de ne pas subir un tel carcan. « Oui, je crois que, nous aussi, nous aurions bien besoin de trois lois dans ce domaine, répondit Baley, mais je suis bien content que nous ne les ayons pas ! » (Face aux feux du soleil). De fait, non seulement les humains préfèrent leur arbitraire aux encadrements légaux, mais ils provoquent la délinquance des robots : pour qu’un robot attaque un humain, il suffit, en effet, d’amender sa programmation pour qu’elle range parmi les non-humains (et donc parmi les attaquables) ceux qui parlent une langue étrangère. Asimov n’a pas à regretter d’être « seulement » le père d’une éthique des robots.
La psychohistoire
La psychohistoire est un autre des legs majeurs d’Asimov à la science-fiction et par ricochet à la réflexion humaine. Son objectif ? Recueillir et interpréter rigoureusement les faits jusqu’à rendre possibles la prédiction et la gestion de l’avenir. Pareille science, décrète Asimov, dépend de deux conditions. « La première requiert que le nombre d’êtres humains impliqués soit assez grand pour rendre valide un traitement statistique. La seconde est que les hommes n’aient pas connaissance des prédictions de la psychohistoire, pour éviter que cette connaissance ne gauchisse leurs réactions » (Terre et Fondation, Denoël, 1987 [1986]).
Le cycle ouvert par Fondation (Denoël, 1966 [1951]) racontera les tâtonnements et l’application de la psychohistoire. Son créateur, Hari Seldon, prédira la dégénérescence du gouvernement galactique, indiquera comment réduire la période de reconstruction et jettera les bases de la renaissance. Asimov, qui avait d’abord enclos la trajectoire psychohistorique dans une trilogie, rouvrira plus tard ce chantier et lui fera subir une double mutation : il convaincra ses éditeurs de révéler la genèse de Fondation et de laisser fusionner les thèmes de la robotique et de la psychohistoire. On verra donc paraître, après Fondation, Prélude à Fondation (Presses de la Cité, 1989 [1988]), L’aube de Fondation (Presses de la Cité, 1993 [1992]), etc. Remonter le cours du temps ne posait aucune difficulté à Asimov ! La participation des robots à la psychohistoire allait, de son côté, accorder une importance croissante aux manipulations des cerveaux ou, dans le vocabulaire d’Asimov, à la mentalique.
Quiconque affiche un tel bilan subit la tentation de la vanité. Asimov y succombera voluptueusement. « Mégalomanie, dites-vous ? Non. Simplement, j’avais conscience de mes capacités et de mes talents, avec la ferme conviction d’en faire profiter le monde. À mesure que mes résultats en chimie baissaient (car hélas ! c’était le cas), mes textes remportaient un succès inversement proportionnel, ce qui établit encore plus solidement (et peut-être, plus rationnellement) ma conviction d’être exceptionnel. » Comment nier l’évidence ?
* Isaac Asimov, Moi, Asimov, trad. de l’américain par Hélène Collon, Denoël, Paris, 2000, 610 p. ; 15,95 $.
EXTRAITS
À l’armée par exemple, j’ai passé une espèce de test d’intelligence appelé A.G.C.T. – je ne sais plus ce que signifie le sigle. Je m’en suis sorti avec un quotient de 160, chiffre qu’aucun évaluateur militaire n’avait encore rencontré et qui devait approcher de très près le score maximum.
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Je commençais à me rendre compte que je n’étais pas de la race des spécialistes ; dans tous les domaines du savoir, il y aurait toujours des tas de gens beaucoup plus compétents que moi, qui gagneraient leur vie et atteindraient à la gloire tandis que j’en serais incapable. J’étais, moi, un généraliste ; je savais une foule de choses sur une foule de sujets. Il y avait des spécialistes dans mille matières mais il n’y aurait qu’un seul Isaac Asimov.
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En me condamnant moi-même à exercer une activité qui ne me plaisait pas, exclusivement pour l’argent qu’elle pouvait me rapporter, j’avais atteint le point le plus bas de toute ma carrière de chimiste, passée et à venir. À l’âge de vingt-neuf ans, après toutes mes fanfaronnades et la certitude d’être promis à un destin glorieux qui stupéfierait le monde entier, je me retrouvais en situation d’échec total. C’est alors que j’ai connu un des aspects les plus déplaisants du milieu universitaire d’après-guerre.
p. 159