« Ce qui est grand dans l’homme c’est qu’il est un pont et non un but : ce que l’on peut aimer dans l’homme, c’est qu’il est une transition et qu’il est un déclin. »
Nietzsche
Pascal pouvait encore écrire, à son époque, que l’homme se situe entre l’ange et la bête.
Depuis, s’il nous est toujours donné de nous comparer aux autres animaux, notamment à nos frères dans l’évolution que sont les singes, nous ne savons plus très bien, à tout le moins d’une connaissance qui puisse être certaine, si l’ange est toujours à nos côtés. Il semble plutôt que le robot a pris place dans l’espace laissé vacant par la disparition de ces gracieux messagers. Cette grande mutation de notre imaginaire comporte bien plus qu’un simple échange de ces figures d’altérité puisque le robot, comme l’illustre abondamment l’œuvre d’Asimov, représente non seulement une espérance, tout comme l’ange, mais aussi une menace, à la différence de ce dernier. Qui sait si le robot ne nous remplacera pas un jour au sommet de la longue chaîne des êtres, marquant ainsi le début de notre fin ?

Notes d’un philosophe pour un graveur.
Ces quelques remarques nous permettent d’aborder une très ancienne question concernant cette littérature si particulière qu’est la science-fiction. Nul doute que ce genre littéraire n’ait joué un rôle considérable dans la culture du XXe siècle, siècle si prolifique en utopies de toute sorte. Ainsi, pour plusieurs d’entre nous, c’est à la lecture de bandes dessinées racontant l’histoire de super-héros, de romans de science-fiction décrivant des mondes dévastés et au visionnement d’émissions de télé ouvrant nos esprits à des espaces infinis que nous avons fait face, en un premier temps, aux questions de l’anthropologie. C’est devant des défilés de robots, des armées d’extraterrestres ou bien encore d’intrépides mutants que nos jeunes esprits ont été conduits à s’interroger sur ce qui constitue la spécificité de la réalité humaine. L’image de nous-mêmes qui nous en restée, imprégnée de cette scientificité incertaine et vagabonde, a constitué les bases d’une précompréhension partagée : un préjugé, en somme, quant à la nature de notre être ! Par la suite, de ce préjugé, certains useront à l’encontre de la religion et des anciennes philosophies ; d’autres chercheront à se délivrer ; d’autres, enfin, en assureront le plein déploiement dans de nouvelles doctrines comme la posthumanité. Dans le jeu de ces imaginaires qui nous emportent, quel est le rôle attribué à la science-fiction : s’agit-il d’un discours précurseur qui nous amène à entrevoir l’avenir avant même qu’il ne se réalise, ou bien n’est-ce que l’expression tardive d’un savoir demeuré jusque-là l’apanage des élites savantes ? L’œuvre d’Asimov permet d’éclairer cette problématique sous un jour particulier.
En effet, Asimov témoigne d’une évolution de la culture contemporaine, à bien des égards surprenante. Il s’agit là, pour ramasser notre intuition dans une formule, d’une littérature de la déconstruction puisqu’elle procède à un rassemblement de l’homme et de la machine en un seul corps d’humanité. Asimov, dans ses projections futuristes, reconduit le long travail de désagrégation qui s’est déployé dans les dernières phases de la modernité, c’est-à-dire après la Révolution française. Si la modernité, dans un premier temps, a pu donner naissance à l’humanisme, cette même modernité a aussi conduit à l’effacement des frontières métaphysiques établies par la religion et par la philosophie autour de la demeure symbolique de l’homme1. Il s’est agi, armé des découvertes de la science, de montrer, d’un côté, que la frontière qui nous sépare de l’animal est bien poreuse et évanescente ; de l’autre, de faire voir que nous sommes, à notre manière, une variante de la machine par le fonctionnement de notre corps tout comme par celui de notre esprit. Ce faisant, notre humanité se trouve ainsi dispersée dans le vaste domaine des machines-organes décrites par Deleuze et Guattari2.
En regard de ces représentations, devenues courantes depuis, toute l’œuvre d’Asimov est bien sûr des plus significatives, mais elle l’est plus encore dans ce qu’il est convenu de nommer désormais Le cycle des robots. Rappelons que Le cycle des robots est formé d’un ensemble considérable de nouvelles, regroupées sous le titre du Grand livre des robots (1950-1986), et de plusieurs romans dont Les robots de l’aube (1984) et Les robots et l’Empire (1986). Les êtres décrits par Asimov sont des « robots positroniques », c’est-à-dire dotés d’une intelligence artificielle, comme on pouvait la concevoir alors sous l’influence de la cybernétique, soumise aux trois célèbres lois formulées par l’auteur au début du Cycle :
PREMIÈRE LOI : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger » ;
DEUXIÈME LOI : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première loi » ;
TROISIÈME LOI : « Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième loi » (Le cycle des robots, Les robots, J’ai lu, 2002 [1967]).
Les robots décrits dans ces nouvelles ont tous en commun une certaine expérience du monde matériel, puisqu’ils sont dotés de sens comparables aux nôtres, ils sont aussi susceptibles, à des degrés divers, de manifester une conscience de soi et, enfin, ils obéissent, de manière indéfectible, au sens moral défini par l’application des trois lois. Toute la richesse spéculative du Cycle provient de la diversité des situations engendrées par l’application de ce que nous pourrions nommer ici, en reprenant un concept de Kant, un « impératif moral ». Précisons qu’Asimov a cru bon, afin de complexifier le jeu des possibles, d’ajouter, dans une œuvre tardive, une quatrième loi, la Loi zéro, spécifiant que nul robot de ne peut porter atteinte à l’humanité3.
Parmi toutes les nouvelles créées par Asimov à partir de ce jeu de règles relativement limité, il en est une qui nous intéresse tout particulièrement en raison de notre questionnement initial. Il s’agit de « Raison », la troisième nouvelle dans Les robots4. Elle met en scène le robot « Cutie », ou Q-T, censé prendre en charge une station spatiale qui a pour fonction de dériver un rayon d’énergie vers la Terre. Or, incident imprévu, le robot redécouvre par lui-même la célèbre formule de Descartes : « Je pense donc je suis », et reconstruit à sa suite la déduction offerte dans les Méditations. Il est amené, dans l’enchaînement de ces thèses, à affirmer la supériorité de son espèce sur celle des hommes et l’impossibilité que ceux-ci soient, en raison précisément d’un argument formulé par Descartes, le principe de perfection, leur créateur5. Puisque le robot est supérieur à l’homme, sur les plans physique, intellectuel et moral, et que rien de plus parfait ne peut naître du plus imparfait, il s’ensuit que le robot ne peut être engendré par l’humain.
Il y a bien sûr un certain plaisir à voir un robot assumer le rôle de Descartes en affirmant bien haut sa primauté du fait de la découverte en lui-même de ce cogito positronique. Toutefois, par-delà la réjouissance intellectuelle que suscite le déploiement d’un tel imaginaire scientiste, cette nouvelle offre une réponse à la question de notre humanité qui brouille considérablement les catégories établies par la tradition. En effet, le robot inventé par Asimov reproduit en lui-même l’acte, la réflexivité sur soi-même, au nom duquel furent proclamées l’unicité et la supériorité de l’homme. Dès lors, l’homme n’est plus le seul être fini doté d’une telle conscience de soi. En ce sens précis, la nouvelle d’Asimov contient une proposition que nous pourrions qualifier d’anti-humaniste.
Ce n’est toutefois pas le seul aspect anti-humaniste de la nouvelle en question. En effet, comme tous les robots du Cycle, la pensée de Cutie est soumise aux trois lois qui constituent les aspects divers d’un impératif moral. En conséquence, ce robot est, au sens kantien de la formule, un être libre, c’est-à-dire autonome, puisqu’il n’obéit ultimement qu’à la loi formulée par son propre esprit. Davantage, du fait qu’il ne lui est pas donné de déroger à la Loi morale, en raison de sa programmation, il est toujours vertueux et n’a aucune expérience du mal radical qui loge au cœur de l’expérience humaine. Les robots d’Asimov, s’ils font parfois des erreurs, surtout au commencement de leur développement, ne prennent jamais le mal pour projet, ils sont donc des saints ou des anges de métal. Par le récit de ces histoires fantastiques, peuplées d’hommes et de robots, Asimov nous entraîne dans un monde imaginaire où l’homme laisse place à un être qui lui est supérieur moralement, c’est-à-dire d’une « bonté », au sens défini par Kant, qui nous échappe depuis la nuit des temps.
Que la littérature de science-fiction ait contribué à la diffusion d’une anthropologie toujours plus matérialiste dans la culture contemporaine, de cela plusieurs conviennent, si bien que l’assimilation de l’homme à la bête et à la machine, un objet de réflexion autrefois réservé aux plus audacieux des philosophes, est aujourd’hui envisagée par les adultes et les enfants de tout âge comme une évidence. Ce qui nous intéresse toutefois dans la nouvelle examinée précédemment, et dans tout Le cycle des robots, c’est le fait insigne qu’une telle littérature nous prédispose, sur le plan moral, à accepter notre disparition prochaine, ou notre replacement, comme étant un événement souhaitable. Un tel pli de l’imagination contient en lui-même une certaine disposition anti-humaniste qui me semble sur le point de prédominer dans la culture de notre temps. Le discours de la posthumanité, dont les prémices furent énoncées par Julian Huxley à l’époque où Asimov écrivait ses premières nouvelles, témoigne du fait qu’un tel dépassement de l’homme ne constitue plus pour nous une hérésie qu’il y aurait lieu de dénoncer au nom de la religion chrétienne, voire de critiquer en se référant à la philosophie la plus ancienne6. Des auteurs, qui occupent des chaires de recherche dans de prestigieuses universités, comme Ray Kurzweil, Hans Moravec et bien d’autres, envisagent aujourd’hui notre surpassement prochain comme une heureuse occasion d’évolution7. Si les projets de la posthumanité peuvent recevoir un accueil si favorable au sein de la culture de notre temps, c’est parce qu’ils peuvent emprunter les chemins tracés dans notre imaginaire par une littérature anti-humaniste. Nous voilà ainsi mieux disposés à accepter notre fin avec, pourrions-nous dire, bonne volonté.
1. Je me permets de renvoyer le lecteur à mon dernier ouvrage, La mesure de l’homme, Boréal, Montréal, 2012, pour un exposé complet de cette problématique.
2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, « Critique », Minuit, Paris, 1994.
3. Isaac Asimov, Les robots et l’Empire, J’ai lu, Paris, 1986, chapitre LXIII.
4. Isaac Asimov, Les robots, J’ai lu, 1967, Paris, p. 80-108.
5. René Descartes, Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1953 (Troisième méditation).
6. Julian Huxley, Religion sans révélation, Stock, Paris, 1968, chapitre VIII.
7. Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, Penguin Books, New York, 1999, et Hans Moravec, Robot, Oxford University Press, New York, 1999.