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Auteur/autrice : Alain Lessard
Colette Peignot, dite Laure (1903-1938)
Écrivaine française née à Meudon (Hauts-de-Seine) en 1903 et décédée de la tuberculose à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines) en 1938, Colette Peignot a laissé une série d’écrits à la prose torturée et exaltée, dont Histoire d’une petite fille, cri de révolte contre les valeurs bourgeoises. Elle fut, à compter de 1934, la compagne de Georges Bataille, qui la surnomma « Laure ».
Auteure de poèmes, de journaux, de lettres et de courts récits, Colette Peignot a fait son entrée dans le circuit de la lecture de façon posthume. De son vivant, elle n’a jamais émis le vœu de publier ses textes, bien qu’elle les ait soigneusement retravaillés. Il existe par exemple sept versions de l’Histoire d’une petite fille. Si l’ensemble de ses écrits ne fait pas beaucoup plus de deux cents pages, ces dernières sont « presque toutes de feu1 », selon Maurice Nadeau. Trois temps forts marquent la réception de son œuvre. Le premier se situe en 1939, soit un an après sa mort, quand Georges Bataille et Michel Leiris publient hors commerce Le sacré, suivi de Poèmes et de divers écrits. L’initiative a surtout une portée confidentielle. Le deuxième temps fort survient dans les années 1970. Le neveu de l’écrivaine, Jérôme Peignot, qui avait douze ans à la mort de sa tante, a réuni en 1971 une première édition complète des écrits de celle qu’il surnomme sa « mère diagonale ». L’éditeur pressenti est Gallimard, où sont réunies dès 1970 les œuvres complètes de Bataille et où Jérôme Peignot a lui-même publié quelques livres, dont Grandeur et misère d’un employé de bureau en 1965. Mais Gallimard refuse. Ce sera plutôt chez Pauvert que paraîtront les Écrits, fragments, lettres de Laure. Le succès est éclatant. Le livre est réédité en format poche en 1976 et une version augmentée paraît en 1977. Dans les mêmes années, l’Association des amis de Laure voit le jour. Présidée par Leiris, elle compte Marguerite Duras, Michel Foucault et Claude Mauriac parmi ses premiers membres, un parrainage prestigieux pour une « personnalité météorique des non-lettres françaises2 ». Un troisième temps fort dans la réception des Écrits de Laure pourrait bien avoir débuté en janvier 2013 avec l’inauguration des Cahiers Laure aux éditions Les Cahiers3. Ceux-ci, au lieu d’aborder la figure de Laure dans son rapport à Bataille, proposent d’approcher son œuvre « pour ce qu’elle est : une grande écriture4 ».
« Je vous salue ! Marie, merde, Dieu5. »
Colette Peignot appartient à une famille d’industriels. Son père est une figure importante de la typographie française. Il dirige la Fonderie G. Peignot & Fils, qui deviendra la Fonderie Deberny et Peignot en 1923. C’est grâce à cette entreprise familiale que Gustave Peignot, le grand-père de Colette, a fait fortune. La prospérité des Peignot ne les met toutefois pas à l’abri des épreuves que leur réserve bientôt le destin. Le père de Colette et trois de ses oncles meurent au service de la patrie entre 1914 et 1916. Ce quadruple sacrifice frappe les esprits, si bien qu’une rue du XVe arrondissement de Paris en a gardé la trace : la « Rue des Quatre-Frères-Peignot ». Hormis son frère Charles, c’est donc dans un environnement essentiellement féminin, conservateur et bigot que Colette grandit. Les conventions familiales sont strictes. Colette n’a pas le droit de parler aux autres enfants, ni de partager leurs jeux sans l’assentiment de sa mère. Elle ne peut dire « bonjour monsieur » aux ouvriers, ni, par un jour pluvieux, offrir son parapluie à des gens de condition inférieure. Trop jeune pour en saisir l’injustice, Colette se sent vite étouffée par cette codification du comportement. « À huit ans, écrit-elle, je n’étais déjà plus un être humain6. » Un drame la touche particulièrement. Christiane, la fille d’une femme de chambre prise à voler du charbon, se jette par la fenêtre. Le rigorisme de madame Peignot frise l’insensibilité : « On changerait de femme de ménage, c’est tout7 ». Après la disparition de son père et de ses oncles, Colette voit une figure d’autorité masculine faire son entrée chez les Peignot : l’abbé Pératé. Il est l’un des « prêtres bourgeois » que l’Église a introduits dans les bonnes familles parisiennes pour éviter que l’euphorie de la victoire ne fasse oublier les devoirs chrétiens. L’ecclésiastique viendra toutefois aviver l’irréligion de Colette. Ce « Raspoutine à la manque », ainsi qu’elle le surnomme, fait main basse sur l’argent de la famille et tente d’abuser de Colette et de sa sœur Madeleine : « Il avait l’habitude d’attirer ma sœur dans les coins, de lui presser la poitrine en disant ‘sois bien en paix’ et de lui toucher le derrière en rentrant sa jupe entre les deux fesses puis la retirant8. »
La vie à corps perdu
Cette éducation catholique et bourgeoise est insupportable à Colette, qui est résolue à s’en défaire. Elle se met à apprendre le russe aux Langues orientales et surveille avec intérêt les développements de la Révolution de 1917. Au début des années 1920, elle lit Barrès, Gide et D’Annunzio, maîtres émancipateurs qui pavent la voie aux futurs mentors que seront Nietzsche et Sade. En 1924, une cure thermale s’impose. Colette séjourne à Font-Romeu dans les Pyrénées-Orientales. Ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que la maladie montre les dents. À douze ans, Colette avait dû combattre le bacille tuberculeux. Un soir de juillet 1925, sa belle-sœur et amie Suz (Suzanne Rivière, mariée à son frère Charles) lui fait rencontrer lors d’un dîner mondain l’homme qui deviendra son premier amant : le journaliste anarchiste Jean Bernier. Alors âgé de 31 ans, celui-ci est l’auteur du roman aux forts accents autobiographiques La percée (1917), qui documente le massacre de l’infanterie française. Ami de Drieu la Rochelle, Bernier collabore à la revue Clarté, cofondée par Henri Barbusse. Pour Colette, c’est l’amour fou. Cette liaison – avec un communiste ! – consterne les siens. La tuberculose revient en force en 1926. En janvier 1927, se sentant délaissée par Jean, Colette tente de s’enlever la vie. On la retrouve, baignant dans son sang, un revolver à ses côtés. Elle visait le cœur, mais la balle a ricoché sur une côte. Dans les mois qui suivent, au lieu de se consumer comme une poitrinaire romantique, Colette adopte une attitude combattive : « […] je ne peux pas m’arrêter de vivre9 », clame-t-elle. Elle entreprend la reconquête de sa santé et de son indépendance. Mais la guérison se refuse à elle. En 1928, Colette séjourne à Leysin, dans les Alpes vaudoises, pour recevoir les meilleurs soins de l’époque. Entre les poèmes de Rimbaud et le Zarathoustra de Nietzsche, elle rêve de Moscou, « Jérusalem du prolétariat10 ! » En 1930, elle se rend en Union soviétique afin de partager la vie de moujiks dans un kolkhoze. À son retour, elle adhère au Cercle communiste démocratique, dont fait également partie Simone Weil, avec qui elle nouera une grande amitié. Le Cercle a été fondé par Boris Souvarine, un marxiste endurci qui deviendra son amant jusqu’en 1934.
L’ingénue débauchée
C’est Souvarine qui lui suggère son premier pseudonyme : celui de Claude Araxe, sous lequel elle publie en 1933 des articles pour La Critique sociale, une revue qu’elle finance partiellement et qui dénonce les dérives du stalinisme. « Araxe » est le nom d’un fleuve d’Azerbaïdjan, évoqué par Virgile dans l’Énéide ; un « fleuve torrentiel, explique Michel Surya, qui ne supportait pas qu’on lui imposât un pont pour le franchir11 ». Pour La Critique sociale, Colette se charge aussi de traduire des articles venant de Russie. Son esprit de révolte radicale s’affirme. Elle est prête à « tout oser, tout risquer », à « répondre aux appels les plus sombres, dire oui à tous les fantasmes…12 » Elle va de transgressions en souillures. À Berlin, quelques années plus tôt, elle avait mené une vie dissipée avec le médecin et poète expressionniste Edouard Trautner. Lecteur de Sade et de Sacher-Masoch, Trautner lui faisait porter un collier de chien et prenait plaisir à la battre et à l’humilier. Pour Colette, la liturgie masochiste était un moyen de pousser plus loin sa rébellion sociale. Sans le savoir, elle était fin prête à devenir l’amie du scandaleux auteur d’Histoire de l’œil.
Sa première rencontre avec Georges Bataille a lieu en 1931 à la brasserie Lipp de Saint-Germain-des-Prés. Bataille est frappé par la beauté de Colette, une beauté n’apparaissant « qu’à ceux qui savent voir13 ». Ils se côtoient souvent entre 1931 et 1934, années d’activité de La Critique sociale, puis entament leur célèbre liaison. À partir de 1936, Colette participe à l’expérience de la revue Acéphale menée par Bataille, Caillois, Klossowski et Rollin. Pour Bataille, elle n’est pas simplement une maîtresse ou une amie. Alors que, au moment de leur rencontre, il n’avait encore presque rien écrit à part Histoire de l’œil et L’anus solaire – textes à diffusion confidentielle et sous pseudonyme –, voilà qu’il trouve en elle une égérie. Le surnom « Laure » dont il l’affuble est l’un de ses prénoms de baptême (Colette Laure Lucienne Peignot). Le clin d’œil à Laure de Sade (1310-1348), muse de Pétrarque et aïeule du « divin marquis », n’a rien de fortuit.
Des mots, des éclats, des cris
« Ce qu’elle a écrit se situe au-delà de toute littérature14 », affirme Leiris. Comme l’explique Jérôme Peignot, « elle n’écrit pas de la littérature. Elle jette sur du papier des phrases, des mots, des éclats, des cris15. » Laure fait partie des « écrivains négatifs » en qui Patrick Tillard a vu des incarnations de Bartleby, le scribe dans une nouvelle de Melville qui a marqué la littérature par la fermeté de son refus : « Je préférerais pas16 », s’entêtait-il à répondre à ceux qui le sollicitaient. Malgré le retentissement provoqué par leur publication dans les années 1970, il est étonnant que les Écrits de Laure n’aient pas encore élargi leur audience. Comme chez Rimbaud, Artaud ou dans la Lettre de Lord Chandos (1902) de Hofmannsthal, on voit s’y exprimer quelque chose de fondamental qui transcende l’expérience de la littérature. La ressemblance des Écrits de Laure avec la prose d’Une saison en enfer est frappante. « Ainsi allais-je osciller entre l’infâme et le sublime au cours de longues années d’où la vraie vie serait toujours absente17 », affirme-t-elle. « Je crois que la vraie vie est absente au sens où j’entendrais la vraie vie si je croyais en conscience qu’elle peut exister quelque part au monde… sauf en des êtres inexistants18. »
À 35 ans, Laure quitte l’existence. Elle succombe à la tuberculose dans le lit de Bataille, qui tient le journal de son agonie dans « Le coupable ». Comme Heathcliff (Laurence Olivier) dans Les Hauts de Hurlevent (1939) de William Wyler, il sent qu’il vivra hanté par son fantôme. Quiconque lira les Écrits de Laure pourra comprendre. « Mieux la connaître, écrit Jérôme Peignot, c’est brûler du feu qui la dévora19. »
1. Maurice Nadeau, « Des mots qui brûlent », La Quinzaine littéraire, Paris, no 125, 16-30 septembre 1971.
2. Patrick Tillard, « L’authenticité de l’expérience », Cahiers Laure, Les Cahiers, Meurcourt, no 1, 2013, p. 33.
3. Cet éditeur consacre aussi des cahiers à Bataille, à Leiris et à Artaud.
4. Anne Roche, « Présentation », Cahiers Laure, no 1, p. 7.
5. Laure, « Histoire d’une petite fille », Écrits, fragments, lettres, Pauvert, Paris, 1985, p. 67.
6. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 63.
7. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 61.
8. Laure, « Histoire d’une petite fille », p. 68.
9. Laure, « Le sacré », Écrits, fragments, lettres, p. 95.
10. Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, Flammarion, Paris, 1997, p. 138.
11. Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, Gallimard, Paris, 2012, p. 615.
12. Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, p. 142.
13. Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, p. 229.
14. Cité par Jérôme Peignot, « Comme on met un pied devant l’autre on écrit », Cahiers Laure, no 1, p. 17.
15. Jérôme Peignot, « Comme on met un pied devant l’autre on écrit », p. 23.
16. Patrick Tillard, De Bartleby aux écrivains négatifs, Une approche de la négation, Le Quartanier, Montréal, 2011, p. 27.
17. Laure, Écrits, fragments, lettres, p. 60.
18. Laure, Écrits, fragments, lettres, p. 102.
19. Jérôme Peignot, « Laure est morte en beauté », Cahiers Laure, no 1, p. 27.Laure (Colette Peignot) a publié :
Écrits, fragments, lettres, Pauvert, 1977 et 1985 ; Écrits retrouvés, Les Cahiers des Brisants, 1987 ; Une rupture, 1934, correspondance avec Boris Souvarine, la famille Peignot, Georges Bataille, Pierre et Jenny Pascal, Simone Weil, Des Cendres, 1999.Écrits sur Colette Peignot : Jean Bernier, L’amour de Laure, Flammarion, 1978 ; Élisabeth Barillé, Laure, La sainte de l’abîme, Flammarion, 1997 ; Jean-Paul Enthoven, La dernière femme, Grasset, 2006 ; Patrick Tillard, De Bartleby aux écrivains négatifs, Une approche de la négation, Le Quartanier, 2011 ; Collectif, Cahiers Laure, no 1, Les Cahiers, 2013.
EXTRAITS
– Je n’habitais pas la vie mais la mort. Aussi loin que je me souvienne les cadavres se dressaient tout droit devant moi : – « Tu as beau te détourner, te cacher, renier… tu es bien de la famille et tu seras des nôtres ce soir ». – Ils discouraient tendres, aimables et sardoniques, ou bien à l’image de ce Christ l’éternel humilié, l’insane bourreau, ils me tendaient les bras.
Laure, « Histoire d’une petite fille », Écrits, fragments, lettres, p. 56.L’œuvre poétique est sacrée en ce qu’elle est création d’un événement topique, « communication » ressentie comme la nudité. – Elle est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui est raison de vivre, or cette raison de vivre se « déplace ».
Ce qui m’affirme assez fortement pour nier les autres.
Laure, « Le sacré », Écrits, fragments, lettres, p. 89.Dyane Léger : La volonté de se dire
Dyane Léger a fait une entrée remarquée dans les lettres acadiennes en novembre 1980 avec Graines de fées : il s’agissait de la première femme à faire paraître un recueil de poésie en Acadie, mais aussi du premier livre publié par les éditions Perce-Neige.
Cette suite en prose, cinglante et provocatrice, teintée de surréalisme et pimentée de mots-valises, un peu confuse, quelquefois opaque, entremêlée de pointes humoristiques, a amené un nouveau regard sur l’Acadie en même temps qu’une autre façon d’écrire. La naïveté s’y fond à la richesse de la pensée, formant un ensemble bigarré et vivant.
L’humour sous-jacent du texte n’avait pas échappé à Caroline Bayard dans la très sérieuse revue University of Toronto Quarterly (été 1982) : « Du côté de l’Acadie, il y a une voix dont les inflexions s’imposent très vite. Surtout parce qu’il s’agit d’un premier livre, on ne voudrait pas oublier le nom de l’imaginatrice drolatique qui choisit de proser en poème, de surréaliser sans vergogne et de décrocher pied de nez et pirouette avec humour, vertu rare dans cette profession-là ».
La dimension ludique de ses poèmes n’est pas sans évoquer ses tableaux. Après tout, elle est bachelière en arts visuels et a exposé très régulièrement ses toiles. Par contre, l’angoisse qui habite ses textes ne transparaît pas dans les tableaux. Habitées par la couleur, animées par une approche naïve qui les rapproche de l’enfance, caractérisées par un dessin figuratif sans être réaliste et des arrière-plans qui peuvent être baroques, ces toiles créent une atmosphère féerique. Parfois, on sent l’influence de Chagall.
Sorcière de vent (D’Acadie, 1983) tient moins à la poésie qu’à la prose, plus à la poésie qu’au récit. Joyeusement débridés, les cinq textes qui composent le recueil expriment l’urgence d’être de l’auteure. Plus facile d’accès que Graines de fées, plus près des sentiments aussi, Sorcière de vent se présente sans censure, sans entrave, il se rapproche du journal intime dans sa
tentative de donner sens à un monde qui bouscule l’auteure. Les textes communiquent entre eux autant par le thème que par l’appel direct, comme cette phrase qui clôt « Intrigue onirique » : « Comme il ne restait rien, rien après le feu et que le sablier avait vidé son temps et que le réveil matin sonnait, d’un soubresaut, le calendrier renversa hier et moi, moi qui redevenais aujourd’hui le commencement de mon deuxième chapitre », dont le titre, « Les ivrognes interdits », est aussi évocateur que son contenu.
En marge de sa poésie, le doux et songeur Visages de femmes (D’Acadie, 1987) réunit trois textes sur les trois âges de la femme et trois suites de portraits de la photographe Corinne Gallant qui leur correspondent. Une certaine douceur vient tamiser l’angoisse et cette crainte de la mort ou de la vie, je ne sais trop, qui se traduisaient dans les recueils précédents par une oppression des mots, comme si les phrases se densifiaient jusqu’à l’insoutenable. Dyane Léger se raconte, accompagnant les 25 photos sans pour autant chercher à les décrire. elle est femme, et là est le sujet dans son questionnement sur la vie et le temps,
Comme dans ses recueils précédents, Dyane Léger utilise dans Les anges du transit (Écrits des Forges/Perce-Neige, 1992) une prose poétique qui entraîne le poème vers le journal intime. Ce recueil est celui de l’ouverture, la prise en compte de ce monde qui n’est plus limité à l’étroit territoire de l’enfance, mais qui s’ouvre sur l’aventure planétaire : de Moscou à la Nouvelle-Orléans, deux univers, deux façons d’actualiser le destin, mais d’une façon de faire à soi-même dans ses douleurs et ses déchirements. L’auteure alterne les temps de tension et de détente dans une lente réflexion sur la vie et, par la mise en abyme de sa relation avec son père, exorcise ses démons intérieurs.
Après, c’est le silence. Elle continue à lire dans des événements, mais ne publie rien jusqu’à L’incendiaire (Du Marais) en 2008, un récit poétique épistolaire entre elle et Paul Savoie, un Franco-Manitibain qui vit en Ontario, Dans ses lettres, Dyane Léger cherche à résoudre la crise intérieure qui l,a conduit au silence :
« Mon écriture et moi sommes devenues pareilles à ces vieux couples qui sortent de moins en moins souvent, et qui finissent par prendre leurs vacances seuls ». Par son texte, elle apprivoise à nouveau l’écriture en remontant le fil du temps, ce temps de sa jeunesse, le temps de ce qu’elle appelle la beauté. Il lui faut apprendre à écrire à partir de l’âge qu’elle a et non en faisant appel à son passé ; c’est ce conflit qui anime son texte et lui donne force et pertinence. Il semblerait que la poète prépare un nouveau recueil…
Biographie
Née le 11 septembre 1954 à Notre-Dame-de-Kent, Dyane Léger étudie en arts visuels à l’Université de Moncton (1970-1973) puis quitte l’université pour y revenir en 1980 et obtenir un baccalauréat ès arts en 1982. Par la suite, elle suivra une formation en joaillerie au Collège communautaire du Nouveau-Brunswick à Dieppe (1991-1992). Elle travaille dans le domaine culturel et dans une pépinière.Dyane Léger a publié :
Graines de fées, Prix France-Acadie, Perce-Neige, 1980 ; Sorcière de vent, D’Acadie, 1983 ; Visages de femmes, en collaboration avec la photographe Corinne Gallant, D’Acadie, 1987 ; Les anges en transit, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1992 ; Comme un boxeur dans une cathédrale, Perce-Neige, 1996 ; Le dragon de la dernière heure, Perce-Neige, 1999 ; L’incendiaire, en collaboration avec Paul Savoie, Du Marais, 2008.EXTRAITS
Sur la pointe des pieds…
(Je sais : le soleil jaunit le papier et, laissées au soleil, les photographies s’effacent. Je sais ce mal d’aimer, de vivre. Ce tourment qu’est l’écriture lorsqu’on est moitié femme, moitié poète et que le remords est une torture telle qu’un jour, pour me venger contre mon destin, j’ai commencé à vivre ma vie en me disant que, de toute façon, elle était trop vieille pour produire une œuvre valable et que, peut-être, dans la prochaine, si je réussissais à contourner le quotidien, à dompter le sablier, à couler du ciment dans le vide qui m’a été laissé par ma mère…)
Les anges en transit, p. 41.Balafre
Je n’ai pas choisi d’être une femme. Je n’ai pas choisi de vivre à côté des hommes. Dans l’ombre. Je n’ai pas choisi d’être la gardienne de vos enfants. De vos rêves. De vos chiens. De vos maisons. Je n’ai pas choisi de mâcher les mots. De murer ce que je dois toute ma vie exprimer. Mon rêve le plus fou – le plus wild – n’était pas de domestiquer le quotidien. (Il est plus fort que moi ce besoin d’aller jusqu’au bout.)
Comme un boxeur dans une cathédrale, p. 140.Jean Cassou (1897-1986)
Né en 1897 à Deusto, près de Bilbao, d’un père d’origine béarnaise natif du Mexique, et d’une mère andalouse, Jean Cassou est mort à Paris en 1986. Personnage aux multiples facettes, il fut non seulement un homme de culture et un homme d’action engagé dans la lutte antifasciste et la Résistance, mais également un écrivain, un critique et un traducteur de l’espagnol et du polonais.
De son œuvre littéraire, saluée notamment par Max Jacob, Joë Bousquet et Louis Aragon, on tend aujourd’hui à ne retenir qu’un livre de po . . .
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Ulysse ou l’art de voyager dans sa tête
Les mots de l’orage si souvent prononcés
Haine et attachement se chevauchant nuit et jour
Dans la perversité incomprise
Joyce qui rit
Joyce qui pleure
Jekyll et Hyde enfin réunis
Qui réveillent les Dublinois
Nageant à la surface de leur Guinness
Le prince et le pauvre vivant dans la galère du feuJe suis née dans une famille où posséder une étagère avec des livres était la preuve irréfutable d’une grande vie intellectuelle.
Intellectuels, mes parents ne l’étaient pas . . .
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Aimer, enseigner d’Yvon Rivard
Véritable plaidoyer en faveur de l’enseignement, Aimer, enseigner1 d’Yvon Rivard ne pouvait mieux s’inscrire dans la nouvelle collection « Liberté grande » de Boréal, et dans le débat sur l’enseignement qui a présentement cours au Québec – ou plutôt l’absence de débat véritable – où, à force de tordre les concepts comme on hisse les bannières, ne flottent plus que la déception, la désillusion, la démission. Après 35 années d’enseignement de la littérature à l’Université McGill, Yvon Rivard s’interroge et réfléchit sur son parcours, ses motivations, sur le sens que revêt aujourd’hui l’enseignement, plus particulièrement de la littérature, et sur celui d’accepter la responsabilité d’accompagnateur, de passeur, d’accoucheur d’esprits, d’allumeur de réverbères.
L’exercice auquel Yvon Rivard se livre n’est pas sans risque, il le sait mieux que quiconque, lui qui énonce d’emblée ce que plusieurs préfèrent taire, voire railler tant le constat heurte : « Un bon professeur aujourd’hui, c’est quelqu’un qui est dispensé d’enseigner parce qu’il a obtenu tellement de subventions qu’il doit se consacrer à la recherche de ce qu’il a déjà trouvé et exposé, budget et bibliographie à l’appui, dans son projet soumis à des chercheurs qu’il a lui-même évalués dans un concours précédent ». Le constat est pour le moins sévère, mais il a le mérite de dire les choses clairement. Yvon Rivard ne cherche pas tant à avoir raison qu’à soulever les questions qui devraient prévaloir avant d’arrêter ce choix professionnel. Ce choix qu’en d’autres temps on nommait vocation, parce qu’il devait, croyait-on, résulter d’un appel, d’une force, d’une abnégation, d’un mouvement intérieur plus grand que soi ; et qui présumait, comme d’autres choix d’ailleurs, qu’on sache écouter, tendre la main, percevoir sa propre vulnérabilité dans le regard de l’élève ; et, enfin, qui exige de ne livrer quelque enseignement que par le filtre personnel. Yvon Rivard renoue avec une approche avant tout humaniste de l’enseignement, loin des diktats pédagogiques émanant de hautes tours. À ses yeux, la connaissance, et sa transmission, passent nécessairement par l’expérience. « Enseigner, aimer, c’est peut-être moins transmettre des connaissances qu’accompagner […] ceux qui entrent, terrifiés et fascinés, dans l’inconnu que devient l’univers dès que s’éveille en eux le désir de le connaître. »
Pour Rivard, le désir d’apprendre et le désir d’enseigner, et il n’est certes pas superflu de le souligner, sont les deux facettes d’une même expérience amoureuse. La connaissance, comme l’amour, que l’on a du monde ne peut être transmise que si l’on accepte de se dévoiler en la transmettant, de mettre à nu sa propre vulnérabilité. Enseigner, de surcroît la littérature, c’est révéler la beauté, le mystère, la complexité du monde dans lequel nous évoluons le plus souvent les yeux fermés. C’est, justement, dessiller les yeux de l’élève sans que soient confondus la connaissance et celui qui la livre, la beauté ainsi révélée et l’admiration qu’il porte à celui qui rend cela possible, qui rend l’éblouissement tangible, palpable. Pour ce faire, pour que la révélation opère, pour qu’elle puisse se reproduire librement et indéfiniment, la distance préexistante entre l’objet suscitant le désir, la connaissance, la beauté, et celui qui la révèle doit être protégée, autrement grand est le risque de rendre à jamais l’élève inapte à la découverte du monde, de le rendre aveugle à la beauté, de le détourner à jamais de l’idéal recherché.
Sur ce dernier point, le constat de Rivard, sur ce qu’il nomme la perversion théorisée, ne laisse place à aucune ambiguïté : « Des deux sortes de fautes qu’un professeur peut commettre [qu’il n’éveille pas chez l’élève le désir de lumière ou qu’il l’éveille et le détourne vers lui-même], je crois que la seconde est la plus grave, car dans le premier cas l’infini est sauf, l’élève pourra toujours trouver ailleurs l’occasion de le découvrir, de découvrir son âme (la partie de lui-même qui aspire à se dépasser, à ne pas mourir) alors que dans le second il risque de ne jamais pouvoir se détacher de celui qui s’est substitué à l’infini qu’il avait réussi à éveiller ». La faillite ainsi causée de l’enseignement par ces professeurs qui abusent sexuellement de leurs élèves (qu’il qualifie de piratage sexuel), est des plus révélatrices quant à l’importance de la responsabilité, de l’éthique, au sens moral et non corporatif, chez qui fait le choix de guider, d’ouvrir une voie, qui à ses élèves, qui à ses enfants, qui à ses patients qui acceptent de mettre à nu leur âme, de baisser leur garde. C’est tout autant l’importance du rôle de l’adulte, du guide, de l’accompagnateur, que la fragilité de la relation entre l’enfant et l’adulte, entre l’élève et le maître que cet essai dévoile en s’appuyant sur l’expérience de son auteur et sur les guides qui l’ont accompagné tout au long de ses 35 années d’enseignement, certes, mais bien au-delà. S’y profile également la constante recherche d’unité, d’honnêteté, d’intégrité.
L’intérêt de cet essai, ai-je été suffisamment explicite, ne se résume pas à sa seule dimension professorale, à l’importance de la relation maître-élève qui doit prévaloir, qui doit s’établir avant même que l’on définisse ce qui doit être enseigné. Loin de là. Le titre est d’ailleurs des plus évocateurs à cet égard, le premier terme annonçant l’idéal poursuivi, la virgule donnant à l’un et l’autre des verbes dans l’ordre d’apparition l’importance qu’ils doivent revêtir. Yvon Rivard puise tout à la fois dans son expérience d’enseignant, d’écrivain, de lecteur, voire d’élève, et non dans les préceptes qui contribuent à ses yeux à asseoir la fausse autorité de ceux qu’il qualifie de prédateurs sexuels et de fossoyeurs intellectuels. Les propos qu’il livre dans cet essai sont empreints d’un humanisme qui fait actuellement cruellement défaut aux débats qui ont cours au Québec. À l’utilitarisme des uns et à l’esclavagisme sexuel des autres, il oppose la responsabilité éthique, le sens moral, la générosité. Il nous rappelle avec force notre devoir premier de reconquérir la part d’humanité en chacun de nous, ce que permet, entre autres voies, la littérature : « La littérature sert à cela, à nous faire vivre un peu, davantage ou mieux, avant de mourir et malgré la mort ».
Aimer, enseigner est riche d’enseignements pluriels. Un livre lumineux à garder à portée de main.
*Henri Michaux, Les portes de la perception.
1. Yvon Rivard, Aimer, enseigner, Boréal, Montréal, 2012, 208 p. ; 22,95 $.
EXTRAITS
La confiance et non la suspicion, l’admiration et non la déception, la vérité et non l’erreur, sont les principes mêmes de tout enseignement, et c’est pourquoi on enseigne toujours par l’exemple, en proposant à l’élève (et en même temps à soi-même) ce qui le dépasse : les œuvres, les formes, les pensées les plus exigeantes, celles qui nous inspirent, nous aspirent vers la plus grande connaissance de l’être.
p. 84Avec cette notion de responsabilité, nous voici de retour au lien que Vadeboncœur établit entre conscience et morale, la dimension morale n’étant pas un attribut parmi d’autres de la conscience mais bien ce qui la constitue : être humain c’est être conscient, et être conscient c’est percevoir les liens qui unissent les hommes entre eux, et les hommes avec l’univers.
p. 46Qu’est-ce qu’enseigner, aimer, sinon s’appliquer à ne rien faire d’autre que laisser le monde et les mots, les êtres et les choses surprendre et élargir le regard et la pensée ? C’est pourquoi le cœur ne vieillit pas et qu’un professeur ne prend jamais vraiment sa retraite, qu’il se sent solidaire de cette communauté unique formée d’êtres que rassemble le désir de conquérir leur humanité.
p. 171L’instant du danger de Michel Peterson et Charles-Henri Debeur
Cette œuvre naît de quatre mains et de deux compétences distinctes, mais elle vibre d’une unique compréhension. Celle du drame qu’est l’exil forcé.
L’instant du danger1 affiche sans prétention à la neutralité le plus tonique engagement face aux plaies que la fuite devant la terreur ensanglante sous nos yeux. Intelligence et engagement sont ici lourds de lucidité, débordants d’une révolte réfléchie et d’un exigeant respect de l’Arrivant. Michel Peterson est psychanalyste et Charles-Henri Debeur photographe, mais la convergence de leurs vues débride . . .
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Hermann Hesse, les deux pôles
« Il ressemblait à un vieux sage », dit un témoin des dernières années. Mais les photos de l’octogénaire montrent un visage émacié, creusé, d’une raideur un peu distante et aux yeux sévères. Le visage d’un homme qui a beaucoup souffert.
Cependant son enfance a d’abord été relativement heureuse, protégée par des parents aimants, dans une vieille et tranquille bourgade de Souabe, à Calw où il est né en 1877. L’Allemagne qui s’est constituée sous l’hégémonie de la Prusse est en pleine mutation après sa . . .
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Incandescente Marguerite Duras
Pareillement à Marguerite Duras, connaître l’œuvre d’un artiste me suffit. Aussi bien, avant de lire La passion suspendue1, je ne connaissais rien ni de la vie ni de la pensée de l’auteure de L’amant, bien qu’elle ait, semble-t-il, multiplié ce genre d’entretiens et autres formes de confidences de soi.
Je viens donc de découvrir avec enchantement une femme exceptionnelle dont la vie, la pensée et l’œuvre sont tricotées serré avec les fils . . .
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Visages et perceptions du Québec (2013)
2013. Où en est le Québec ?
Ample question à laquelle une certaine littérature politique et sociologique, abondante, tente de répondre. Les échos du printemps érable résonnent encore un an plus tard, tout comme la voix de René Lévesque, figure ici surprenante, qui continue de hanter les consciences.Les dix essais commentés au fil des pages qui suivent expriment moins le ressassement amer des défaites référendaires qu’ils ne brossent un portait actuel de l’identité québécoise à laquelle est inévitablement rattachée la question de l’indépendance. Collectivement ou individuellement, la jeunesse québécoise promeut une réaffirmation identitaire forte qui n’en est encore qu’à ses balbutiements. Tout n’est, hélas, pas aussi rose. Certains auteurs soulignent l’éternelle hésitation des Québécois – incarnée en quelque sorte par Lévesque. Telle autre estime le nationalisme québécois « étriqué, nombriliste, paranoïaque »… Vision ici démontée.
Illustration des débuts d’une nouvelle ère pour le Québec ? Panorama, en tout cas, d’une société en pleine mutation et recherche d’autres valeurs.
Visages et perceptions du Québec
Malgré la fatigue politique dont parlait Hubert Aquin ou à cause d’elle, les livres qui scrutent ce demi-pays abondent. Tantôt pour célébrer ses mérites, tantôt pour en rappeler tel trait, tantôt pour souligner l’atteinte de tel palier.
Ce grand petit livre de Nicolas Lévesque s’ouvre sur une éclatante leçon d’humilité et d’intelligence : l’auteur se relit et se nuance. Le printemps érable a eu lieu ; l’avenir peut se lever. Lévesque ne renie pas les reproches qui lui montaient en bouche, mais il jouit du réveil. Déjà prêt à l’action, il demande, à propos des machines, de l’économie, du pays, des partis politiques, « comment les réinventer, forts que nous sommes des erreurs du passé ». Notre univers lui paraît encore adolescent, mais il le sait en gestation de maturité : « Je rêve de la possibilité d’un livre optimiste qui ne serait pas ‘à droite’ ».
Lévesque décode ce qui échappe à l’agité. À peine entend-il une banalité (« L’or est une valeur refuge ») que sa pensée malaxe le terme : « Enfin un mot pour le dire : nous vivons à l’époque des valeurs refuges (l’argent, le corps, les objets), ces repères par défaut sur lesquels nous pouvons prendre appui, en ces temps de transition vers l’imprévisible, d’attente d’un autre récit ».
À sa profession de psychanalyste, Lévesque demande beaucoup. Si, écrit-il, sa confrérie consentait à « confronter de manière solidaire les compagnies d’assurances et pharmaceutiques, le système de santé, les universités », le lien de confiance entre elle et le citoyen s’établirait ou renaîtrait. La conclusion tombe, audacieuse et militante : « L’avenir du clinicien est politique ».
Nicolas Lévesque, Le Québec vers l’âge adulte, Nota bene, Québec, 2012, 180 p. ; 13,95 $.
On associe souvent le fait de devenir adulte à se caser, à s’écraser dans le confort, alors que c’est précisément le contraire : c’est faire éclater les cases, déployer toute son énergie, vivre l’inconfort, la fatigue, le temps qui manque…
p. 64.Entre la première édition de 2009 et cette nouvelle version, il s’est passé quelque chose d’important, le début d’un changement social qui m’a forcé à changer le titre du livre, comme pour tracer une ligne, reconnaître la mutation, inscrire le printemps jusque dans l’écorce des mots.
p. 5.
René Lévesque, Homme de la parole et de l’écrit
L’ouvrage d’Alexandre Stefanescu et Éric Bédard se concentre sur la personnalité de René Lévesque. Plus encore, il n’observe qu’une facette du personnage : sa parole et ses écrits. On y apprend, car cette activité de Lévesque demeure méconnue, qu’il a écrit des tonnes de chroniques (Journal de Montréal, Le Jour, etc.). S’y constate la libre relation de Lévesque avec l’actualité turbulente. Un rien stimule sa verve, mais tel enjeu majeur, religion ou même projet d’indépendance, n’attire pas sa plume. En ce sens, il s’associe au peuple plus qu’aux pontifes. Autre surprise, ce journaliste épris de liberté admirait chez les journalistes anglophones leur soutien à l’unité canadienne et souffrait de la neutralité de leurs collègues francophones… Au passage, l’ouvrage souligne que Lévesque bénéficia, dans son apprentissage des communications, d’immersions dans d’autres cultures (France, Angleterre, États-Unis…). Ce qui n’enlève rien à son talent !
Sous la dir. d’Alexandre Stefanescu et Éric Bédard, René Lévesque, Homme de la parole et de l’écrit, VLB, Montréal, 2012, 176 p. ; 27,95 $.
De tous les premiers ministres québécois, René Lévesque est celui qui a le plus écrit. Ces textes forment non seulement un riche corpus donnant accès aux massifs de sa pensée mais constituent en soi un beau morceau de notre patrimoine politique.
p. 33Alors que ses mémoires comporteront plus tard de belles pages sur les premières années de sa vie, ses textes des années 1988-1976 ne sont ponctués de presque rien d’intime, de personnel, d’introspectif. […] Il n’y a presque rien, non plus, sur la foi ou la religion.
p. 42
Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois T. II, 1968-2012
À sa manière, ce bouquin, rédigé sous la direction de Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, continue l’Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois. Alors que le premier tome donnait à lire ceux qui, de 1834 à 1968, avaient modelé et infléchi l’idéologie indépendantiste, celui-ci présente 25 portraits d’hommes et de femmes (2 seulement) qui, de 1968 à nos jours, ont repris le flambeau. Souvent, ce sont des livres qui appellent l’analyse ; procédure défendable, mais dont pâtissent les auteurs dont la contribution déborde ce cadre, par exemple Marcel Rioux ou Pierre Falardeau. Sans ouvrir un débat fastidieux sur les mérites des cités et ceux des absents, on s’étonnera de lire François Marie Bachand et de voir Yves Michaud réduit au silence. Le lecteur obtiendra compensation lorsque apparaîtront des noms moins familiers, tel André Binette résumé et compris par Eugénie Brouillet. Parmi les textes d’une justesse insigne, j’ose choisir l’introduction à la deuxième partie (Robert Comeau), le texte de Jonathan Livernois sur Pierre Vadeboncœur, la lecture de Fernand Dumont par Jacques Beauchemin.
Sous la dir. de Robert Comeau, Charles-Philippe Courtois et Denis Monière, Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois, T. II, 1968-2012, VLB, Montréal, 2012, 373 p. ; 29,95 $.
Pour peu qu’on le situe dans une perspective assez large, Vers l’indépendance ? représente un moment assez singulier dans l’histoire de la pensée indépendantiste. Léger, on l’a dit, est une figure de transition dans l’histoire du nationalisme québécois, dans la mesure où il assume pleinement son vieil héritage groulxiste sans renier pour autant l’apport singulier du néonationalisme…
Mathieu Bock-Côté sur Jean-Marc Léger, p. 212.Cette mise en tutelle originelle n’a, selon Binette, jamais cessé. L’État canadien est aujourd’hui une fédération mononationale qui, au plan juridique, nie la dimension nationale de la société québécoise. Cette dépendance se manifeste, entre autres, dans la jurisprudence constitutionnelle.
André Binette par Eugénie Brouillet, p. 252.
Fin de cycle, Aux origines du malaise politique québécois
La voix est jeune, le ton péremptoire, la réflexion décapante, le parcours fascinant. L’orientation fait claquer des couleurs peu affichées dans le débat public, celles d’un conservatisme fringant. « Les clivages politiques hérités de la Révolution tranquille semblent désuets et ils paraissent ne subsister que par la difficulté qu’a ce courant conservateur à parvenir à la pleine maturité intellectuelle et politique. »
Mathieu Bock-Côté lit l’histoire d’un œil neuf. De la présence de Gilles Grégoire près de René Lévesque, il déduit la présence au Parti québécois d’un ADN conservateur. Dans le combat du Bloc québécois, il perçoit un nationalisme déformé : « Le Bloc a ainsi introduit une innovation radicale dans l’histoire du nationalisme québécois, dans la mesure où le peuple québécois tel qu’il a pris forme historiquement et culturellement y est désormais étranger ».
Qu’on n’aille pas imputer à Bock-Côté un désaveu de l’indépendantisme. Il le juge en déficit d’inspiration, mais il estime qu’un recours au potentiel conservateur lui serait tonique : à trop insister pour que l’indépendance soit technicienne, moderniste, oublieuse des racines québécoises, peut-être a-t-on freiné son essor.
Mathieu Bock-Côté, Fin de cycle, Aux origines du malaise politique québécois, Boréal, Montréal, 2012, 184 p. ; 22,50 $.
Il s’agit en fait de remettre le Québec en mouvement de façon qu’il rompe avec un consensus progressiste qui l’asphyxie dans la rectitude politique et qui l’empêche de se donner un nouvel élan collectif.
p. 46Le souverainisme entendu ici comme idéologie du PQ se présentait comme le parachèvement de la modernisation sociale et technocratique de la société québécoise.
p. 73
Notre indépendance, 28 Québécois s’expriment
Certains des témoignages de ce collectif proviennent de bouches connues : Françoise David, Louise Beaudoin, Pierre Curzi… Ce sont cependant les jeunes qui offrent les pages les plus percutantes : ceux et celles qui n’ont subi ni 1980 ni 1995 sont indemnes face à l’avenir.
Ainsi, Nic Payne écrit : « Faire l’indépendance, ce n’est pas s’inventer un pays, c’est rendre justice à celui que nous avons déjà ». Ainsi, Catherine Dorion exonère les humains de la déprime : « […] et si nous nous mettions à vivre comme des êtres humains, c’est-à-dire ensemble et vivant notre territoire plein d’eau, de français étrange, de sapins et de toute cette immense tendresse qui attend son heure ». Ressentiment, défaitisme, résignation, où ça ?
Le texte de Robert McKenzie demeure le plus dérangeant, tant il souligne le côté hésitant des Québécois et l’incarnation qu’en serait René Lévesque. Car Lévesque, écrit McKenzie, n’aura pas été un grand libérateur, faute d’avoir vaincu les démons qui l’incitaient à demeurer lié à l’autre Canada. « […] le Québec serait indépendant depuis longtemps, écrit-il, si les Québécois avaient la moindre idée de l’indifférence – quand ce n’est pas le pur mépris – que l’on nourrit à leur égard. »
Collectif, Notre indépendance, 28 Québécois s’expriment, Stanké, Montréal, 2012, 204 p. ; 24,95 $.
Mais on dit « Oui » à quoi ? À l’idéal ? À l’inconnu ? À une personne charismatique, à un messie ? Dire « Oui » est un acte de confiance, de foi. Pas surprenant que l’on cherche toujours cette personne ou ce mouvement à qui l’on pourra dire « Oui » ! Messie recherché pour libération immédiate.
Kathleen Gurrie, « Non », p. 43.J’ai passé presque toute ma vie à écrire sur la politique québécoise, et sur la vie au Québec, pour un public du Canada anglais. J’aurais été plus utile si j’avais eu la possibilité d’écrire sur le Canada anglais pour des lecteurs du Québec.
Robert McKenzie, « ‘Un peu’, Le drame du Québec », p. 165.
Ambitieux, structuré, critique, ce bouquin mérite le meilleur sort. Il démontre, comme le printemps érable, que la remise du témoin indépendantiste à la jeunesse peut s’effectuer de façon gaillarde, détendue, rassérénée.
Déterminé, Jocelyn Caron progresse à pas mesurés. Au nationalisme, que certains dessèchent jusqu’à la paille, il redonne substance : « Finalement, s’ils ne sont pas mutuellement exclusifs, les concepts d’ethnie, de culture et de politique ne peuvent pas être synonymes ». Au Québec de réussir son équilibre. Face à une stagnation qui afflige des secteurs névralgiques (agriculture, environnement, éducation…), Caron suggère de miser sur la nation, seule capable de provoquer le bond salvateur. Ses exemples ne sont pas tous concluants, mais son dynamisme en rachète les imprécisions. Le rapport Pronovost devrait être lu sans le prisme de l’Union des producteurs agricoles, la proportionnelle ouvre sur des lendemains que Caron sous-estime, le projet Rabaska n’est pas mort, il est suspendu jusqu’au retour des prix élevés, etc. Et alors ? L’important, c’est ce pari confiant sur la nation.
Jocelyn Caron, Choisir le progrès national, Druide, Montréal, 2013, 475 p. ; 27,95 $.
La déclaration de Jacques Parizeau, premier ministre et chef du camp du « oui » concernant « l’argent et le vote ethnique » au soir du référendum, bien qu’elle était mal avisée et, surtout, qu’elle dégageait une forme de mépris qui ne peut être tolérée en démocratie, était pourtant factuelle…
p. 57Aujourd’hui, l’indifférence envers les questions d’éducation, alors que c’est précisément l’éducation qui a propulsé les baby-boomers aux contrôles de l’économie québécoise, est stupéfiante.
p. 207
Arrivée au Québec en 1977, Régine Robin clame que jamais, elle ne s’est sentie chez elle en sol québécois. En pages fulminantes, dénonciations au poing, elle cherche et estime trouver mille preuves d’un nationalisme québécois étriqué, nombriliste, paranoïaque. « J’aurais aimé, écrit-elle, avoir un ou une amie intime, Québécois(e), bien sûr, avec lequel (ou laquelle) j’aurais pu parler du Québec tout à loisir… », « mais, conclut-elle, cette grâce ne me fut pas donnée ». On ne peut guère s’en étonner, tant cette universitaire de haut vol s’est depuis toujours emprisonnée comme à plaisir dans une cuirasse aux barbelés menaçants. Dans un vocabulaire apparenté à celui de Marc Angenot (ressentiment omniprésent), elle dénonce le « ressassement obsessionnel de la fixité mémorielle ». En matière sociale, elle croit trouver dans la paranoïa québécoise la source d’une inertie dont le Dominion tout entier ferait les frais : « Il y aurait tant de luttes sociales à mener à l’échelle canadienne, si le nationalisme québécois n’empêchait pas une gauche digne de ce nom d’exister ». Comme si le Canada attendait un signal du Québec pour virer à bâbord !
La charge est si globale qu’elle décourage toute discussion et rend futile tout espoir de nuance. Le « nous » québécois, pourtant scindé presque à parts égales entre fédéralistes et indépendantistes, constitue à ses yeux une orthodoxie vindicative, alors que le vote monolithique des bastions anglophones symboliserait la liberté. Des propos entendus devant la commission Bouchard-Taylor, elle soutire la preuve d’une « régression considérable » : « La religion – contre laquelle s’est faite en partie la Révolution tranquille – est appelée à la rescousse en tant que pilier identitaire de la majorité, fût-ce à titre de tradition, d’héritage culturel, de patrimoine à défaut de pratique ». À la décharge de Régine Robin, disons que d’autres, obnubilés comme elle par un pan d’âneries magistrales, ont aussi mal interprété le travail de la commission Bouchard-Taylor.
Qui veut tuer son chien prétend qu’il a la rage. En l’occurrence, le chien mérite mieux.
Régine Robin, Nous autres, les autres, Boréal, Montréal, 2011, 352 p. ; 27,95 $.
Les propos que je tiens sur le Canada ne sont en rien naïfs ou « jovialistes » comme on dit ici, et au moment où j’écris, c’est un gouvernement en tous points exécrable qui est installé à Ottawa. Mais cela n’aura qu’un temps.
p. 20La mémoire hystérisée, agressive, met en œuvre un antagonisme perpétuel, car elle ne sait pas creuser la distance historique entre le moment où les événements traumatiques se sont produits et aujourd’hui. Elle ne peut être que revancharde et l’expression d’un inextinguible ressentiment.
p. 21
Pierre Billotey (1886-1932)
« On a le plus grand tort de le ranger parmi les auteurs gais : son rire est amer », écrit Henri Martineau en 1922 à propos de celui qu’il qualifie de « romancier observateur très proche parent d’un Courteline1 ». Romancier gai, romancier moraliste, Pierre Billotey (1886-1932) a travaillé d’une plume légère et sensible l’art sérieux du roman.
Les quatres syllabes d’un bonheur impossible
L’œuvre de Pierre François Billotey est réapparue à la toute fin . . .
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Pirandello et l’instant propice
Pourquoi attendre ? Je pourrais bien avoir déjà lu ce livre qui s’empoussière dans ma bibliothèque, car je pressens qu’il sera important. Je l’ai justement commandé à mon libraire, je l’ai acheté pour cette raison. Ce livre, il modifiera le parcours de ma pensée, et qui sait, peut-être même le parcours d’un projet d’écriture. Je l’ai acquis précisément pour cette promesse qu’il me fait depuis longtemps. Il s’inscrira en moi. Ce qui est précieux. Car avouons-le, ils sont somme toute assez rares, les . . .
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Pierre Laporte de Jean-Charles Panneton
De Pierre Laporte, le biographe Jean-Charles Panneton et son préfacier Gilles Lesage sont tentés de dire : la vie de cet homme a été effacée par sa mort. Ils auraient raison. Les carrières de Laporte, celle du journaliste comme celle du politique, ont été voilées par son meurtre.
Il était donc temps de révéler le vivant qu’il fut et de ne plus faire d’une victime un être infréquentable. Cette biographie1 honore un journaliste fringant et un politique inventif, elle ne dissimule pourtant pas le côt . . .
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Robert Lalonde : Le grand désordre de vivre
Et puis l’immense oiseau repart
Gonflé de vent
Et blessé de quelques étoiles dans les ailes
Pierre ReverdyDéjà dans le titre, tout l’univers de Robert Lalonde est contenu, telle la chrysalide qui n’attend que son heure pour percer le mystère qui l’avait jusque-là retenue prisonnière, et enfin déployer ses ailes au grand jour. Un jour, promesse à venir qu’il faut espérer, déchiffrer… le vieux hangar, lieu clos par excellence qui, à l’image du cocon, renferme tout à la fois le . . .
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Jean-Pierre Guay : L’amour à recomposer
Il m’arrive d’être sobre. En tout. Partout. Surtout quand je marche avec, sur l’oreille, un gros crayon bien gras, avec, sous le bras, L’errance amoureuse1 de Jean-Pierre Guay qu’une vie affreuse vient d’assassiner. Aujourd’hui je marche avec un sac de piles à plat que je vais déposer au site de récupération où elles seront recyclées pour l’éternité. Ainsi va l’écologie. Nous retournons à la séparation des éléments avant de renaître idiots utiles à la nature dans toute son imposture.
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Serge Bouchard et Jean Désy : Objectif Nord, Le Québec au-delà du 49e
L’équipe réunie par et pour ce projet1 inspire d’emblée confiance. Les trois types de signatures ont, en effet, valeur d’endossements. Au départ, deux auteurs dont les œuvres traversent les décennies, Serge Bouchard et Jean Désy, garantissent la solidité et la générosité des perspectives.
Témoignent ensuite neuf personnalités liées au Nord par la chair ou l’adhésion : elles humanisent le plaidoyer à grands renforts d’observations issues de leur enracinement culturel ou professionnel. Enfin, trois photographes rompus à la majesté nordique captent de leurs pupilles alertes les démesures d’un Nord implacable et hallucinant de beauté : Mathieu Dupuis, dont on connaissait Le Québec au fil de l’eau (L’Homme, 2009), Heiko Wittenborn et Mario Faubert (Nunavik, Du Passage, 2010). L’album est au diapason.
Deux regards
Le duo s’imposait. Désy est médecin, Bouchard anthropologue, mais les deux vivent avec le Nord une relation de respect et d’amour, une amitié construite sur l’échange de gestes engageants. Médecin, Désy s’est d’abord mis au service de la Côte-Nord ; celle-ci s’est ouverte à ses expéditions hardies en motoneige ou en canot. Bouchard, dont l’adolescence a mémorisé la toponymie du Nord, en fréquente aujourd’hui le décor à bord de son camion dont « les paupières lourdes… clignent dans la noirceur ». Désy aime être « là où tous les azimuts se réunissent pour danser comme le fait une aurore boréale ». Bouchard, capable d’assembler un bestiaire aussi juste que littéraire, aborde le Nord avec humilité : « Le vrai routier, écrit-il, sait qu’il ne pourra jamais battre la distance et le temps ». À eux deux, Désy et Bouchard lisent le Nord comme un partenaire puissant et fragile, tendre et coléreux, serviable et susceptible. Peu de parenté entre leur Nord et les visions limitées aux retombées financières.
Chacun a sa voix. Poète au franc-parler et d’intuition pénétrante, Jean Désy reçoit du Nord un « éblouissement spirituel ». Quand il voit « un pays dans le pays », René Richard, Jacques Rousseau, Louis-Edmond Hamelin et combien d’autres épousent sa vision. Quand il invite à « aller au Nord », il s’explique : « On va au Nord pour s’inscrire dans les fibres les plus ancestrales de son humanité ».
Serge Bouchard a suivi une autre voie. « Je suis devenu anthropologue pour partir au Nord », écrit-il. Il y trouve « l’état de nature, là où l’ordre premier du monde n’a pas été enlaidi par les foules industrieuses ». Qu’on ignore le Nord le déconcerte : « Nous sommes un peuple nordique qui tourne le dos à sa nordicité. Le Nord est encore une colonie, là où on va pour travailler, avec boni pour l’ennui » ; avis à Georges Dor qui chantait : « Si tu savais comme on s’ennuie à la Manic ». Les titres de Bouchard donnent chair au Nord. Ainsi, « La société des nomades disparus », « La prière de l’épinette noire », « Le silence du Nord », « L’honneur des animaux sauvages »… Pourtant, Bouchard boude si peu la modernité qu’il vante « le courage du camion » et oppose la 138 à la célèbre 66 des États-Unis.
Chantre du Nord
À sa contribution personnelle, Jean Désy ajoute les témoignages de neuf personnes qui, de naissance ou par découverte, partagent son amour du Nord. La plupart appartiennent à l’univers de la culture.
Laure Morali, Bretonne d’origine, rend hommage à Shimun, « né et mort nomade ». Naomi Fontaine, qui a bénéficié du mentorat de Désy dès ses premiers écrits, avoue une douleur secrète : « Je viens d’un village que d’autres appellent réserve. Là où le gazon ne pousse pas naturellement ». Romeo Saganash, trilingue, juriste et poète, s’émeut devant les « charnelles épinettes ». Brigitte Lebrasseur, infirmière, musicienne et cinéaste, y va de ses « mots et images du Nunavik ». Le peintre Pierre Lussier accole à ses œuvres du Brésil et de l’Inde quelques portraits croqués dans le Nord. Isabelle Duval, enseignante et cinéaste, demande à l’Écriture sainte de situer le Nord au début du monde : « [A]u commencement était l’épinette noire et l’épinette noire était en moi / et l’épinette noire était moi ». Isabelle Billard, audiologiste qui se partage entre le Nord et l’Université de Montréal, confie son rêve à Thomas, l’enfant qu’une grand-mère lui a demandé d’adopter : « J’ai hâte de te ramener au Nord, là où nous sommes nés ». Rita Mestokosho, poétesse qui dialogue en langue poétique avec Désy, s’identifie corps et âme avec le Nord : « Je dis des pierres / qu’elles sont mes grands-pères / je dis de l’eau / qu’elle est ma vie ». Venu d’Italie, Maurizio Gatti, qui recherche et publie les traces des métisseries nordiques, parodie le « O sole mio » : « Nord amore mio ! » Quant au médecin François Prévost, c’est devant le bel entêtement des peuples du Nord qu’il s’incline. Depuis sa collaboration avec Hugo Latulippe dans Ce qu’il reste de nous, cette admiration n’a fait que croître. Au passage, Désy se joint à ce réseau en évoquant deux réalités indissociables du Nord : le canot et l’épinette. « Quand ton canot file sur l’eau […] / Tu ne montres plus le poing / Tu ne cries pas contre la mort ». Puis : « Épinette noire, ma semblable / ma tête de force mon clocher penché ma balise en solitude ».
Riche et fragile
S’ajoutant aux photographies parlantes et aux ruminations de Désy et de Bouchard, ces témoignages décrivent un Nord riche et menacé. Il doit, face aux voracités qui le parasitent, préserver son âme. François Prévost circonscrit le défi en évoquant une « famille-rivière » reliant six générations vivantes toutes meurtries : « […] six suicides, deux noyés, un jeune décédé dans un accident d’avion, une autre d’une rupture d’anévrisme cérébral et dont le frère, jeune chasseur, avait été avalé par la toundra l’hiver dernier ».
« Oui, écrit Bouchard, il y a des mines et des richesses. Oui, il y a du travail et des gros salaires, de l’eau en masse à barrer et à harnacher. Mais ne pourrions-nous pas, travail faisant, donner sa part à la grandeur, rendre son dû à la beauté ? »
Merci !
1. Serge Bouchard et Jean Désy, Objectif Nord, Le Québec au-delà du 49e, Sylvain Harvey, Québec, 2013, 200 p. ; 39,95 $.
EXTRAITS
Nous avons beau courir le monde, nous divertir sans relâches, le Nord nous rappellera toujours à l’ordre de notre fragile petitesse.
Serge Bouchard, « Le silence du Nord », p. 117.La banquise arctique disparaît peu à peu, ce qui fait que les gens du Nord doivent composer avec un climat de moins en moins rigoureux. Il faut avouer que la plupart des gens ne pleurent pas cet état de fait.
Jean Désy, « Quand fond la banquise », p. 137.Épinette moire givrée dans l’attente, vois cette bête qui gronde, essoufflée. Regarde ce navire immobile, ce vaisseau qui dort, une heure, dans le silence froid de la terre éternelle. Épinette noire aux aiguilles figées, épinette raide, pétrifiée, épinette du lac Cosmos dans la forêt sidérale, regarde mon camion apeuré, qui ramasse sa force.
Serge Bouchard, « Le courage du camion », p. 155.2013 : Les dix ans du Prix littéraire des collégiens
Des centaines d’étudiants, chaque année depuis dix ans, délibèrent puis votent pour leur œuvre de fiction préférée parmi une présélection de cinq titres. Pour la cuvée anniversaire 2013, des lecteurs de 56 collèges et cégeps devront choisir entre Qui de nous deux ?, récit autobiographique de Gilles Archambault, le dérangeant roman Et au pire, on se mariera de Sophie Bienvenu, la saga La fiancée américaine d’Eric Dupont, Mayonnaise, une fiction exploratoire signée Éric Plamondon, et Le Christ obèse du dramaturge connu Larry Tremblay. Cinq livres que vous présentent cinq collaborateurs de Nuit blanche en attendant que soit dévoilé le nom du lauréat au Salon international du livre de Québec, le 12 avril 2013.
Le « Prix de la décennie » sera décerné en novembre à l’un des lauréats des éditions 2004 à 2013.
2004 : Ook Chung, Contes butô, Boréal, 2003
2005 : Pan Bouyoucas, Anna pourquoi, Les Allusifs, 2004
2006 : Nicolas Dickner, Nikolski, Alto, 2005
2007 : Myriam Beaudoin, Hadassa, Leméac, 2006
2008 : Pierre Samson, Catastrophes, Les herbes rouges, 2007
2009 : Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City, Héliotrope, 2008
2010 : Marc Séguin, La foi du braconnier, Leméac, 2009
2011 : Louis Hamelin, La constellation du Lynx, Boréal, 2010
2012 : Jocelyne Saucier, Il pleuvait des oiseaux, XYZ, 2011
2013 : Eric Dupont, La fiancée américaine, Marchand de feuilles, 2012
L’autobiographie imaginaire selon Daniel Poliquin ou les obsessions d’un romancier
En souvenir de Robert Yergeau
Après un trop long silence de six ans, Daniel Poliquin nous donne un nouvel ouvrage de fiction, dont le titre — une véritable trouvaille — convient parfaitement à l’écrivain mécréant qu’il est : L’historien de rien1. Et c’est admirable.
Cet historien, c’est bien sûr celui des existences sans grand éclat, des tranches de vie parfois douloureuses, toujours ordinaires au sens où elles sont courantes, mais jamais médiocres ni spectaculaires. Ici se démarquent l’ingéniosité de la composition narrative . . .
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Daniel Poliquin : La fiction du héros de François Ouellet
Depuis toujours à l’écoute de Daniel Poliquin, François Ouellet est, plus que quiconque, en mesure de porter un jugement juste, pénétrant et audacieux sur l’œuvre frémissante de Daniel Poliquin.
Non seulement il sait tout de la production de l’auteur, mais encore il scrute avec la délicatesse requise le lien entre Daniel et son père, Jean-Marc Poliquin. L’analyse de Ouellet dans La fiction du héros1 connaîtra ainsi deux registres : d’une part, le rôle du parricide dans la littérature ; d’autre part, la place de cette constante . . .
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La mesure de l’homme de Daniel D. Jacques
De livre en livre, Daniel D. Jacques approfondit sa lecture de l’aventure humaine. Sans effet de manche, avec rigueur et sérénité, sources à l’appui sans congestion des bas de page, il reconstitue les visions qui, des présocratiques à Sloterdijk, caractérisent les jugements de l’homme sur l’humanité. La table des matières et un index minutieux soutiennent dans sa lecture celui qui, aussi peu versé que moi en ces matières, tient quand même à identifier ses valeurs et ses questionnements ; l’effort est amplement récompensé.
Plusieurs tenaces paradoxes traversent le volume1. Ainsi, divers . . .
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Une singulière singularité, telle est l’œuvre de Marie-Claire Blais
Une œuvre d’approche difficile par son style exceptionnel, pour ne pas dire unique, un style déroutant qui, depuis Soifs, repose sur le pari d’une construction du récit par la juxtaposition, sans coupure, d’idées et de mots, d’une combinaison inextricable de changements de situation, de faits, d’actions, d’émotions et de sentiments, sur le pari que l’ensemble de ce flot verbal ininterrompu où chaque mot est irremplaçable, parfaitement adéquat à toutes les subtilités du récit, composera une unité donnant à voir et à comprendre la réalité ainsi saisie et exposée.
Et le pari est une fois de plus gagné avec Le jeune homme sans avenir1, roman de 302 pages tenant dans un seul paragraphe sans un point pour en ponctuer le déroulement, le déboulement.
Une œuvre profondément engagée qui brosse, sans le retoucher, le portrait d’un monde sinistrement désengagé. Avec Le jeune homme sans avenir, Marie-Claire Blais ajoute un élément d’envergure à son grand projet de raconter au présent le temps de notre époque, temps de l’immédiateté, temps de l’individualisme, de l’esseulement, de l’indifférence, de l’agitation inutile, la dépression d’un siècle, le XXe, qui n’en finit pas de finir.
Œuvre contestataire non par une critique soutenue de la société telle qu’elle va, encore moins par un appel à la transformer, mais par la seule puissance d’une mise en scène des effets mortifères de son fonctionnement, notamment de ses répercussions destructrices sur ses individus les plus fragiles.
Œuvre noire qui pour autant n’est pas dure, baignant tout entière dans la compassion, à l’inverse de celle de Victor-Lévy Beaulieu, qui est implacable sans être noire puisqu’elle appelle le bouleversement des choses.
Commencée avec Soifs (1995), poursuivie avec Augustino et le chœur de la destruction (2006), Naissance de Rebecca à l’ère des tourments (2008) et Mai au bal des prédateurs (2010), la fresque amplifie la description du vide tragique de notre époque avec Le jeune homme sans avenir, ce contemporain qui est non seulement sans avenir,
mais sans passé autre que le sien immédiat ; non seulement est-
il sans espoir, mais il est sans révolte, il est isolé sans jouir des bienfaits de la solitude. Il voyage mais ne va nulle part. Sans implication sociale, ni engagement politique, il n’agit pas avec ses proches, il pâtit avec eux. C’est un quark tourbillonnant dans le monde comme six milliards d’autres, chacun dans son particularisme, à sa place et dans son rôle, sans velléité de le révolutionner.Tout cela s’incarne dans d’innombrables personnages, tous plus ou moins marginaux, mis en présence les uns des autres dans des circonstances improbables, dont les principaux nous sont déjà connus : l’écrivain Daniel, Fleur le musicien de rue, autrefois jeune prodige, et le travesti Petites Cendres. Chacun à leur manière, ils sont une métaphore de l’impuissance de l’homme d’aujourd’hui à agir sur son existence, tant il la confine dans
l’espace réduit de sa vie personnelle. Les récits de leur vie se superposent dans un emmêlement où néanmoins ils ne se confondent pas.Petites Cendres nous est familier. Il a vieilli, ne fréquente plus les autres travestis avec qui il a jadis fait la fête. Plus
rien ne l’intéresse, il est reclus sur son lit, refuse d’en sortir même pour assister au spectacle grandiose où son ami Robby sera couronné la reine des nuits. Alors que Robby tente de le convaincre, Petites Cendres prend conscience que pendant tout ce temps où il vivait dans ses retranchements, les autres eux continuaient de vivre : « Petites Cendres eut peur soudain que s’achève aujourd’hui, avant l’heure du soleil couchant sur la mer, que s’achève son existence, comme on dit bonsoir, bonne nuit ».On retrouve le plus souvent Fleur dans la rue, se mourant de faim en compagnie de son chien. Cet enfant doué pour la musique a vu son désir de devenir un grand artiste de concert brimé par ses parents riches, égoïstes et
surprotecteurs, qui se sont opposés aux éloignements qu’une telle carrière supposait. Maintenant il joue de la flûte traversière dans les rues, se rappelant les jours où il aurait pu partir, mais n’avait éprouvé aucun courage : « […] oui, ses partitions sous le bras, il aurait pu s’enfuir vers un train, un avion, s’enfuir il aurait pu, car c’est bien à onze ans, douze ans que se décidait pour lui son destin, partir ou l’étiolement, la fin de tout ».Daniel ouvre et clôt le récit. Son vol retardé sans qu’il cherche à en connaître la cause, Daniel sera retenu prisonnier à l’aéroport pendant sept heures. Temps qu’il emploie à revenir sur lui-même, sur ses relations avec ses enfants, son petit-fils, sa femme, ses amis. Il se pose en vrac des questions existentielles sur la vie, la mort, l’amour, la paternité, sur la pertinence dans notre monde de donner naissance à des enfants. Quand une passagère lui annonce que l’avion est prêt à décoller, Daniel sort de ses pensées, regarde autour de lui et voit un jeune homme encadré de deux policiers. Il croit le reconnaître mais n’en est pas certain et cela l’entraîne ailleurs, amenant avec lui et sans transition le lecteur sur les traces d’autres personnages où « chacun irait seul dans la nuit ».
« Ce dont je parle est universel », a déclaré Marie-Claire Blais, en entrevue avec Josée Lapointe, de La Presse. C’est absolument vrai. D’où vient alors que j’ai eu le sentiment de pénétrer dans un monde fermé et enfermant ? D’où vient que je ne me suis pas attachée à ses personnages ?
1. Marie-Claire Blais, Le jeune homme sans avenir, Boréal, Montréal, 2012, 302 p. ; 26,95 $.
EXTRAITS
[…] et tout en jouant de sa flûte traversière, Fleur pensait qu’il fallait l’écrire, cet opéra, ou bien cette Nouvelle Symphonie, ou bien, ou bien, étrange mission, pensait Fleur, que d’être parmi les arrière-petits-enfants du Grand Docteur de la Mort, […] que de se retrouver dans cette même famille accueillant l’ère du crime, car soudain, grâce à la science du physicien poète, ne serait-ce pas une normalité de tuer la vie […] l’artiste Oppenheimer partageait avec Fleur son ambiguïté dans le mal, car comme Fleur, sans cette idée empoisonnée de la bombe, il n’eût jamais fait de mal à une mouche…
p. 110[…] il ne faut pas qu’ils apprennent, non, je dirai à ma mère, nous vivons dans la démolition […], tout est implosion, démolition, et même l’air que je respire est saturé, ne le sais-tu pas, m’man, ne le sais-tu pas, le violon, le chant du violon, tel le violon de Clara sera la note de pureté, d’espérance…
p. 274Haruki Murakami : Passerelles et possibles
J’étais au Japon. Je ne sais plus exactement où, de toute façon la scène s’est déroulée à plus d’une reprise.
Tout content de rencontrer un amateur de littérature, il a fallu que je lâche le nom de mon inspiration du moment (j’en étais à finaliser La pureté1). Et c’est alors qu’on m’a fait une étrange petite moue. « Murakami ? Il n’est pas tout à fait japonais… » Ça m’a laissé coi.Remarquez, ce . . .
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Les mille automnes de Jacob de Zoet de David Mitchell
C’est un bien curieux objet littéraire que viennent de faire paraître en traduction les éditions Alto. En effet, le roman, de confection fort jolie, nous arrive en reliure rigide, au papier grossièrement tranché, conférant à l’ouvrage un caractère vieillot résolument charmant.
Entreprendre la lecture du magistral roman de David Mitchell Les mille automnes de Jacob de Zoet1, c’est accepter, quelque sept cents passionnantes pages plus tard, de devoir ultimement renoncer à un imaginaire dont on est à la fin positivement imprégné. Plonger dans ce projet ambitieux, c’est accepter de porter désormais . . .
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Je ne l’ai pas lu, mais…
J’ai lu. J’ai beaucoup lu. D’une certaine manière j’ai bien trop lu. Il fut un temps où j’apprenais la vie dans les livres. Le virtuel ne remplace pas le réel, ou du moins ce qui passe pour tel – une autre histoire que nous nous racontons, collectivement, mais avec des conséquences parfois plus graves que celle de la lecture. Pas toujours : certains livres ont changé ma vie.
J’ai lu par plaisir, j’ai lu par devoir. Ma chance . . .
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Fredric Gary Comeau : La musique de la poésie
La poésie de Fredric Gary Comeau tient dans sa capacité à créer des atmosphères : une émotion, un souvenir, un fait, un désir et, de là, le texte se construit. Ses poèmes se nourrissent de sa vie affective, que ce soit l’amour, l’amitié, la relation avec l’autre, et même avec ce que l’on pourrait appeler le monde puisque plusieurs des textes rappellent ses nombreux voyages. Une brume enveloppe les poèmes, ce qui leur donne paradoxalement une luminosité, une transparence émotive qui nous permet de saisir ce qu’ils cherchent à nous faire partager.
La sonorité des vers sert le propos, à croire que tout est affaire de sons avant que d’en être une de sens : les poèmes demandent à être lus à haute voix, et c’est alors qu’ils nous rejoignent, qu’ils se dévoilent. L’enchaînement des images, des impressions, les contrastes qu’ils tracent dépassent le réalisme, le descriptif se mêlant à l’intériorité. Ainsi dans Aubes (2006) : « [D]ehors novembre avance / ici l’aveu tarde à venir » ; d’un côté le temps, la saison à qui Comeau prête une action, de l’autre l’« ici » qui ne peut être que l’intérieur opposé au « dehors ». Un intérieur qui est à la fois celui de la maison et celui de son être.
Il module ses poèmes en quelques vers, rarement plus de vingt, fixant son attention sur un mot ou sur une image. Le vocabulaire demeure simple, et chaque recueil tourne autour de quelques mots, inlassablement repris, que ce soit d’un poème à l’autre ou à l’intérieur d’un même poème. Une douce uniformité musicale, presque sensuelle se dégage de l’ensemble, comme s’il ne s’agissait que d’un seul poème composé d’une série d’images, de flashs, de vidéoclips poétiques.
Premieres mélodies
Comeau est avant toute chose un musicien et tout ce qu’il écrit repose sur une ligne mélodique sous-jacente. C’est cette musicalité qui définit le mieux les atmosphères qui se dégagent de ses vers. Dans son premier recueil, Stratagèmes de mon impatience (1991), la musique occupe déjà une grande place : « [D]ans cette / nuit de / jazz infinie / je tombe / dans le creux / d’une contrebasse ». Le titre, « 7/4 », fait appel au « Money » de Pink Floyd, dont le poème suit le rythme.
Ce recueil paraît l’année même où l’auteur s’éloigne de l’Acadie. Le poète Gérald Leblanc trouvait son titre très acadien parce qu’en Acadie, m’a-t-il dit, « on n’éclate pas nous, on fait une stratégie ; on travaille des stratagèmes ». Le poète lance ses images et ses angoisses dans le détour de ses pages, laissant les mots couler les uns à côté des autres dans des vers qui, devenant un simple enchaînement de mots, tendent vers le silence : « Homme / fige / au / milieu / de / nos / mondes / dans / l’abcès / du / chaos ». Ce chaos dont il continue l’exploration dans Intouchable (1992), vainquant le silence par la rythmique musicale des sonorités suggérées par les mots.
Musique qui hante en sourdine Ravages (1994), finaliste au prix Émile-Nelligan : écho du jazz dans « Appartement », du rock dans « Cendres », quand ce n’est pas le country de Hank Snow dans « Route ».
Ce recueil s’ouvre sur un rêve qui limite le mouvement du poète et qui le contraint à faire face à « toujours ces barreaux / dans [s]a fenêtre ». « Je suis assis au milieu du manque », constate-t-il avant d’amorcer « aveuglément » sa quête. Dès lors, quelques constantes serviront de balises à son exploration. Puisqu’il est au centre de l’inconfort, il en définira les contours, cherchant à se cerner. Le recueil abonde en vers débutant par « entre » et mettant en relation des émotions, des espaces et bien d’autres éléments dans une tentative de faire surgir l’inédit. Le poète se retrouve entre « le pays mythique et l’appartenance », hésitant peut-être « entre l’instinct de l’autobiographie et le désir d’errer dans l’irréel ». À ce désir d’errance, s’ajoute la notion de désolation, de destruction que suggère le titre et qui revient comme un leitmotiv dans la seconde partie du recueil. L’inconfort du poète l’incite à vouloir quitter sa province natale pour voyager, tout en étant conscient qu’il devra affronter les « ravages de ce travail / qui consiste à faire surgir / le côté lumineux de la fragilité ».
Voyages
Les recueils qui suivent continuent la démarche thématique amorcée dans Ravages. Trajets (1996) se développe autour du désir de s’évader, désir de trouver un autre lieu, ou encore désir comme absolu puisqu’il est « entre les ruines et le désir ». Le dernier poème de Routes (1997), « Vengeance », reprend les mots clés qui traversent le recueil : route, repère, rêve, tracer, déserts, dérive, exil, cicatriser, errance. « Il n’y aura aucune vengeance », conclut l’auteur, seulement une quête de soi : « La route sera ma seule religion ». Fuites (2000) s’articule autour du manque qui empoisonne la vie du poète. Ce recueil est un court voyage dans lequel sa mémoire se heurte au constat qu’« il n’y a plus de paysage / qui puisse [l]e faire chanter ». On a l’impression que Comeau chemine vers le silence comme si les mots étaient de plus en plus difficiles à faire naître. Il s’écoulera quatre ans avant son prochain recueil, Vagues/Oleajes (2004), une édition française-espagnole, dont les poèmes datent de la même période (1996-1997) que les trois recueils précédents et explorent les mêmes thèmes. D’une certaine façon, Naufrages, publié en 2005, mais écrit en 2001, clôt ce cycle.
Musiques évabescentes
À partir de 1998, la chanson prend davantage d’importance. Après deux excellents albums en anglais, Another Broken Lullaby (1999) et
Hungry Ghosts (2002), Comeau passe au français. Recueils et disques (chez Tacca Musique) se construisent en résonance : Aubes (2007) avec Ève rêve (2006) et Vérités (2009) avec Effeuiller les vertiges (2009).
Aubes nous invite à un voyage temporel (les textes ont été écrits entre 1995 et 2006), sans que l’on puisse réellement percevoir le passage du temps. L’ensemble traite d’un espoir qui semble inatteignable : « [Q]uand l’aube sera devenue autre chose / qu’un simple appel / une musique me menant / vers le sommeil / jusque-là j’errerai ». C’est la même démarche que l’on retrouve dans les chansons d’Ève rêve. Par contre, Comeau a choisi de n’y traiter que de la relation amoureuse. Débutant avec l’amour désir, il termine le disque d’une façon ambiguë, sans que l’on sache trop ce qu’il entend faire face à l’absence de l’être aimé. Entre-temps, il aura abordé la passion, la séparation et l’attente.
Si le thème des chansons est plus précis que celui des poèmes, on y retrouve le même type d’écriture. La mélodie vient appuyer le texte que la voix, douce comme dans une confidence, relaie. On pourrait parler d’une musique évanescente : elle ne s’impose pas, elle se fond au paysage, toute en délicatesse, en finesse. Ce n’est pas tant la mélodie qui est marquante que l’arrangement, habile fusion des éléments qui composent l’enregistrement. On a une impression de fluidité, de simplicité presque de facilité : tout coule harmonieusement tant dans les poèmes que dans les chansons.
Dans Effeuiller les vertiges et Vérités, Fredric Gary Comeau évoque celles qu’il a aimées et qui ont disparu de sa vie de même que son nouvel amour. Un parcours complexe, parfois douloureux, dans les mouvements du cœur. La structure des deux œuvres est différente, mais la démarche est identique. Chantée ou non, la poésie de Comeau est reliée à ses angoisses, à sa difficulté de faire face à ses démons :
« J’ai mes démons / toujours besoin de tout foutre en l’air / juste pour voir de quoi j’ai l’air / quand la poussière retombe », chante-t-il dans la pièce « Dans ma tombe » sur un rythme très appuyé aux couleurs d’une guitare électrique incisive. Ce à quoi le vers « et mes démons embryonnaires / annonçaient déjà ma chute » (Vérités) semble faire écho.Comme toujours, les poèmes de Fredric Gary Comeau sont musicaux, doux à lire tout en exprimant sa difficulté d’être. Cette poésie de l’intime, habitée par le vertige qui naît de l’amour, hantée par la crainte de dévoiler les aspects troubles nés des souffrances passées, repose sur la simplicité et l’honnêteté de la démarche.
Souffles (2011) continue ce qui semble être, depuis le premier recueil, un journal intime écrit sous la forme de poèmes. Si les voyages sont tout aussi présents, l’amour semble porteur d’une harmonie enfin trouvée.
Biographie
Fredric Gary Comeau est né le 6 février 1970 à Robertville, un village d’environ 800 habitants du Nouveau-Brunswick à proximité de la Baie-des-Chaleurs, également le lieu de naissance des poètes Martin Pître, Jean-Mari Pître (deux frères), Éric Cormier et Christian Roy. Dès l’âge de sept ans, il apprend la guitare et il fonde à dix-sept ans son premier groupe de musique, The Informed, dont il est le chanteur et le compositeur.Après un bref séjour à l’université, il quitte l’Acadie en 1991 pour une longue suite de voyages qui le mènent en Europe et en Amérique centrale. Il vit tour à tour à Montréal, à Québec, à Halifax, à Moncton, à Fredericton, puis finit par s’installer à Montréal, payant ses voyages par des petits boulots ou encore des bourses d’écriture. Entre-temps, il aura suivi des formations en cinéma et en arts visuels.
Fredric Gary Comeau a publié :
Stratagèmes de mon impatience, Perce-Neige, 1991 ; Intouchable, Perce-Neige, 1992 ; Ravages, Perce-Neige/Écrits des Forges, 1994 ; Trajets, Perce-Neige, 1996 ; Routes, Écrits des Forges, 1997 ; Fuites, Écrits des Forges, 2000 ; Oleajes/Vagues, édition bilingue française-espagnole, Écrits des Forges/Mantis, 2004 ; Naufrages, Perce-Neige, 2005 ; Aubes, Perce-Neige, 2007 ; Vérités, Perce-Neige, 2009 ; Souffles, Écrits des Forges, 2011.
Albums : Another Broken Lullaby, indépendant, 1999 ; Hungry Ghosts, Audiogram, 2002 ; Ève rêve, Tacca musique, 2006 ; Effeuiller les vertiges, Tacca musique, 2009.EXTRAITS
ma gorge veut se purger
de tous les mots inutiles
de tous les noms de villes
où j’ai fait semblant de vivre
où j’ai crié jusqu’au jour
en suivant trop de chiens
où j’ai chuchoté ton nom
en évitant la clarté
où j’ai prié un dieu
impossible à cerner
Naufrages, p. 57.Encore un ciel de cendres
une voûte rappelant l’arc
de paroles maternelles
soir lourd d’été
où je me perds dans cette ville
impatiente et humide
alors que mon peuple
prépare son chant
Souffles, p. 15.alors que s’écroulent mes ombres
je cherche un vent nouveau
sans attendre l’océan si loin
tentant en vain de rapiécer
cette voile tissée d’impossibles
que m’avait léguée ma mère
juste avant son dernier voyage
Souffles, p. 16.La fin du monde est à 7 h… dans 5 milliards d’années
200 ans après l’humanité (série Life After People). Source : http://www.history.com/shows/life-after-people/photos/ life-after-people-season-one (23/09/2012).
Croyez-vous à la fin du monde ? Vous le devriez.
Elle est programmée dans notre système planétaire depuis son apparition dans la Galaxie. Le Soleil, né il y a 4,5 milliards d’années, s’éteindra dans 5 milliards d’années. Il explosera et deviendra une naine blanche, de moins en moins lumineuse. Toute vie va disparaître avec lui. La Terre ne sera plus qu’une poussière dans l’univers.
Quand les futurologues parlent de fin du monde, ils font évidemment allusion à un événement qui surviendrait un peu plus tôt, à l’échelle de notre propre existence de Terriens – quelle malchance tout de même ! Il y a eu d’innombrables prédictions, le plus souvent venues de devins, d’astrologues ou d’autres amateurs de pseudo-science. La plus récente est une interprétation hautement discutable du calendrier maya. Elle prédit la fin du monde le 12 décembre 2012. En 2009, Columbia Pictures en a fait un film : 2012, de Roland Emmerich. Tout s’écroule, les continents sont inondés, la statue de la Liberté se noie ; c’est l’apocalypse. Cette date circule depuis plus de 20 ans dans la littérature nouvel âge. Or, les astronomes ne voient rien d’inhabituel en 2012. « Cette idée semble avoir pour origine les écrits de l’astrologue John Major Jenkins, qui a parlé d’un alignement de la Terre et du Soleil avec le centre de la Galaxie. Mais un tel alignement survient deux fois par année, soit à chaque solstice ! Nous avons par ailleurs connu un alignement planétaire le 5 mai 2000 et… il ne s’est rien passé », écrit l’anthropologue Daniel Baril1.
L’alarmisme de l’interprétation hollywoodienne frappe à ce point l’imagination que la NASA a cru nécessaire d’appeler la population à garder un œil critique sur de telles trames de science-fiction.
Avec des scénarios qui s’appuient sur les connaissances les plus avancées actuellement, la science prévoit la fin du monde par des hypothèses bien étayées. Deux possibilités sont évoquées : un événement graduel, où les organismes vivants disparaissent peu à peu jusqu’à une extinction massive, ou un événement subit, cataclysmique.
Dans le premier cas, la biodiversité s’étiole graduellement au point de compromettre la reproduction des mammifères, dont nous sommes. On appelle ce phénomène extinction massive. Elle est provoquée par la pollution atmosphérique, l’épuisement des ressources, le réchauffement climatique et d’autres événements mortels pour des millions d’organismes. « Le taux d’extinction d’espèces à l’heure actuelle est estimé entre 100 et 1000 fois plus élevé que le taux moyen d’extinction qu’a connu jusqu’ici l’histoire de l’évolution de la vie sur Terre, et est estimé à 10 à 100 fois plus rapide que n’importe quelle extinction de masse précédente », déclarent les spécialistes anglais J. H. Lawton et R. M. May.
Dans ce scénario, il y a fort à parier que certains mollusques, insectes, méduses, plus résistants, subsisteraient. Sans parler des végétaux, des champignons. Même sans humains, la vie ne serait pas complètement rayée de la carte du monde. Les biologistes savent que certaines espèces n’ont presque pas changé de forme depuis qu’elles sont apparues il y a des millions d’années. Elles sont ce qu’on appelle des espèces fossiles. On peut s’attendre à ce qu’elles survivent facilement aux derniers humains.
Même les discours les plus alarmistes sur les effets de l’activité humaine ne prévoient pas une fin du monde rapide si on retient ce scénario. Plusieurs générations d’hommes et de femmes ont le temps de procréer encore. N’annulez pas votre abonnement au théâtre.
La fin du monde cataclysmique serait plus spectaculaire. Elle serait provoquée par un événement à l’extérieur ou à l’intérieur de la Terre. Une attaque extraterrestre ou un anéantissement autogéré, en somme.
La collision d’un objet extraterrestre n’est pas exclue par les scientifiques. L’astéroïde 99942 Apophis, découvert en 2004, mesure environ 270 mètres de diamètre et pèse 27 millions de tonnes. Selon les premiers calculs, l’objet pourrait croiser l’orbite de la Terre en avril 2029. Même si la collision était jugée « peu probable », la NASA a alerté son réseau de détection au sol. D’autres calculs effectués en 2005 ont repoussé la date de croisement des deux orbites au mois d’avril 2036. Également connu sous le nom d’Apep, le Destructeur, Apophis est le dieu égyptien du mal et de la destruction qui habitait dans les ténèbres éternelles. De nouveaux calculs datés de 2008 ont écarté un peu plus le risque de collision avec une possibilité sur 45 000 que l’objet entre en contact avec la Terre le 13 avril 20362.
La Terre est-elle un « Titanic spatial » pouvant percuter fatalement un astéroïde errant, comme le craint Anatoli Zaïtsev, directeur général du Centre russe de défense planétaire ? « Nous savons les conséquences d’une telle collision, mais à la différence du Titanic, nous n’avons pas de canots de sauvetage », déclarait M. Zaïtsev à une sous-commission du Comité des Nations Unies pour l’utilisation pacifique de l’espace extra-atmosphérique, en février 2010. Selon lui, pour éviter la catastrophe, il faut créer sans tarder un bouclier anti-astéroïde mondial.
La guerre nucléaire est une autre possibilité réelle. Les arsenaux militaires ne sont pas désamorcés et on peut croire qu’une crise politique pourrait encore dégénérer en conflit mondial.
On connaît le scénario d’une guerre atomique : en plus de l’effet immédiat (onde de choc, brûlures, effondrements d’immeubles, raz de marée, tsunamis, etc.), il y a l’effet à long terme, dont l’hiver nucléaire. Comment vivre dans un espace qui subit l’absence de soleil, par exemple ? Il y a aussi des effets sur la population irradiée : l’altération des cellules germinales provenant de l’irradiation externe, ou interne, c’est-à-dire provoquée par les éléments radioactifs incorporés au corps. Mutations ou lésions chromosomiques délétères qui menacent la filiation.
La fin du monde pourrait aussi provenir du centre de la Terre. Si on connaît bien les conséquences planétaires de l’éruption de certains volcans majeurs (parlez-en aux voyageurs bloqués au printemps 2010 par les nuées grises du volcan islandais Eyjafjöll), celles d’un supervolcan sont plutôt méconnues. Un supervolcan produit des éruptions si importantes qu’elles peuvent avoir des effets cataclysmiques sur le climat et la vie sur Terre. La plus récente explosion d’un supervolcan répertoriée date d’environ 26 500 ans. C’était au lac Taupo en Nouvelle-Zélande. Si une éruption se produisait aujourd’hui, elle pourrait avoir raison de l’humanité…
Les supervolcans ne font pas consensus chez les spécialistes, mais les géologues définissent ainsi les explosions exceptionnelles en violence et en volume. L’US Geological Survey l’applique aux éruptions qui rejettent plus de 1000 km³ de débris en une seule explosion – 50 fois le volume de l’éruption de 1883 du Krakatoa, en Indonésie, qui tua plus de 36 000 personnes. « Les volcans forment des montagnes ; les supervolcans les détruisent. Les volcans tuent plantes et animaux à des kilomètres à la ronde ; les supervolcans menacent d’extinction des espèces entières en provoquant des changements climatiques à l’échelle planétaire. »
Un documentaire sur le sujet, Supervolcano, a été diffusé sur la BBC en mars 2005 en Grande-Bretagne puis dans d’autres pays. Le film comportant un volet fictif voulait démontrer les effets qu’aurait l’explosion du supervolcan de Yellowstone. Selon ce reportage, l’éruption pourrait recouvrir l’ensemble des États-Unis d’un centimètre de cendres volcaniques, causant des destructions massives à proximité et détruisant végétation et faune aux quatre coins du continent.
Une autre possibilité théorique est ce qu’on appelle l’inversion des pôles, un phénomène qui aurait lieu régulièrement durant des périodes allant de la dizaine de milliers à de nombreux millions d’années. En moyenne, les pôles s’inversent tous de 250 000 ans environ.
Le champ magnétique terrestre, qui nous protège du vent solaire, est actuellement affecté. Certains pensent qu’il s’agit du début de l’inversion des pôles. Mais il n’y a pas consensus là non plus.
Il est vrai que, si les pôles s’inversaient rapidement, il y aurait des conséquences immédiates : les espèces vivantes subiraient un bouleversement thermique fatal pour des millions d’entre elles : chaleur étouffante, hausse de pression. La vie elle-même serait menacée.
Mais on sait que, durant l’histoire, au moins une fois, le champ magnétique a gardé une direction constante pendant 30 millions d’années. Par contre, cette inversion pourrait survenir dès demain. Chaque hypothèse vaut l’autre…
La Bible évoque la fin du monde dans son chapitre sur l’Apocalypse : « Les hommes rendront l’âme, de peur ». Épître de Paul : « [L]es cieux passeront avec un bruit sifflant, et les éléments embrasés seront dissous, et la terre et les œuvres qui sont en elle seront brûlées entièrement ».
Scientific American a publié en 2010 un numéro spécial sur les douze événements qui vont changer le monde. Parmi les possibilités, certaines mèneront à la fin du monde : pandémie mondiale, collision météoritique, guerre nucléaire, fonte des pôles. Mais d’autres amélioreront notre sort ou notre niveau de vie : découverte d’une quatrième dimension, robotique, vie artificielle, nouveaux superconducteurs, etc.
Le pire n’est pas nécessairement à venir…
1. Voir aussi Daniel Baril, « Fin du monde en 2012 : les Mayas l’avaient prédit ! », Forum, 12 novembre 2009.2. Sur le site de Notre planète-info : http://www.notre-planete.info/actualites/actu_479_asteroide_2036_Terre.php