La quantité ne fait pas foi de tout et certains marathons littéraires n’engendrent que lassitude. Chez Peter F. Hamilton, ampleur et effervescence conspirent au lieu de s’opposer, au grand plaisir du lecteur qui souhaiterait que jamais la mille et unième péripétie ne vienne fermer le récit.
Le titre qui coiffe l’immense aventure spatiale de cet auteur évoque d’ailleurs la boucle agréablement circulaire : L’aube de la nuit1, n’est-ce pas l’aveu que jamais la science-fiction n’entre dans le repos définitif et que tout peut toujours recommencer ?
Un seul récit
L’éditeur le précise à juste titre, les six tomes de L’aube de la nuit ont beau moduler l’importance de certains personnages, ils racontent pourtant un seul et même récit. Dans une épopée qui dépasse 3 600 pages, on ne va tout de même pas considérer comme un changement définitif de la garde le fait qu’un personnage auquel on venait de s’attacher se fait moins présent pendant quelques centaines de pages. Règle générale, Peter F. Hamilton se rappellera qu’il doit le ramener à l’avant-scène.
Cela n’entraîne pas comme conséquence que la saga soit d’un seul tenant. Répartie sur presque sept ans d’écriture, la rédaction n’a visiblement pas procédé à partir d’un plan inamovible. En cours de route, l’auteur a exercé pleinement son droit d’ajuster le tir et de renoncer à certaines orientations. Il est déjà impressionnant que le récit, qui se déploie sur six siècles tous à venir, garde malgré tout le cap sur certains enjeux circonscrits dès le départ.
Au lecteur de comprendre
Habilement, Peter F. Hamilton explique peu. Il réfère au fusiodollar ou au crédisque sans se perdre en notes infrapaginales. Il écrit, en somme, comme si chacun avait depuis longtemps compris de quoi il s’agit et comme si l’ignorant n’avait que lui à blâmer pour ses moments de distraction. Quand les gadgets semblent connus de tous, quel lecteur osera lever la main et demander des détails ? Les deux traducteurs ont joué le jeu en recourant à des équivalents délibérément plus évocateurs que précis. Dans l’ensemble, le résultat est une réussite : on entrevoit la réalité sans que l’auteur ait jamais couru le risque d’une trop grande minutie. Parler d’une planète « terracompatible » en dit assez. Référer à des êtres ou à des objets « bioteck » incite chacun à imaginer une jonction de la vie et d’un très ambitieux génie génétique. Au fil des pages et des interventions, le tau-zéro et le saut TTZ, malgré le laconisme des descriptions, projettent l’image, sans doute assez fidèle, l’un, d’une forme d’hibernation de durée contrôlable et l’autre, d’enjambées monstrueuses à travers les années-lumière. Pourquoi l’écrivain aurait-il perdu du temps à décrire ce qu’un lecteur prendra plaisir à imaginer ? Le rôle des holo-écrans se conçoit sans besoin d’un manuel d’instructions et chacun aura compris quelle distance (?) existe entre les terriens et les espèces xéno. Intelligent.
L’auteur ose même, à propos des astronefs et des missiles qui défendent ou attaquent les différentes cultures, recourir à un vocabulaire préexistant, mais entendu dans des acceptions inattendues. Faucons et gerfauts traversent l’espace, tandis que les « guêpes de combat » interviennent, selon toute probabilité, comme des projectiles presque intelligents. Façon audacieuse de confier à un terme connu une mission que ne soupçonnaient certes pas les classiques gerfauts de José Maria de Hérédia.
Habitats et regroupements
Peter F. Hamilton a vite fait, cependant, de dépasser le stade des termes et des engins étranges qui ont fait le renom, mais aussi la triste réputation d’une science-fiction simplement clinquante. Ses intuitions les plus intéressantes ont trait aux échanges radicalement différents qui, siècles aidant, se sont instaurés et généralisés entre les humains et leur environnement physique ou animal. La science qu’il imagine dote, en effet, les humains de « neurones d’affinité » grâce auxquels biotecks et animaux obéissent à la pensée. Chez les êtres pourvus dès la naissance de gênes d’affinité intégrés à l’ADN, une communication privilégiée et discrète s’établit qui décuple les possibilités du corps et de l’intelligence, un peu comme Marshall McLuhan demandait aux médias de prolonger les membres du corps humain. L’habitat lui-même devient pour les individus un interlocuteur durable et apaisant. Il ne s’agit pas d’une présence imaginée comme peut l’être une divinité issue des peurs humaines, mais d’une réalité aussi fiable qu’une référence collective et aussi immédiate qu’un compagnon de route. Ce n’est pas au chœur grecque que les humains de l’avenir demandent des lumières, mais à un habitat identifié à une planète et dépositaire de sa mémoire. L’habitat fait même don de l’immortalité à ceux qui viennent à lui.
Cultures, habitats, religions et espèces évoluent d’ailleurs sagement vers de sages regroupements. Les églises chrétiennes se sont réunifiées en 2044, l’unification séculière islamique s’est produite en 2064, le « gouvcentral » unifie l’ensemble des gouvernements terriens depuis 2103… Derrière cette tendance à la coordination, nul doute qu’on entrevoit un questionnement universel dont Peter F. Hamilton fait le fil conducteur de son immense saga. Il prélude aussi aux réflexions angoissées qui transcendent les écarts culturels : y a-t-il une vie après la vie, un au-delà auquel la mort donnerait accès ?
Cette préoccupation créera une parenté entre tous les êtres dotés d’intelligence, mais lancera des lignes de fracture entre les tenants des diverses réponses. Les Adamistes, terriens « de souche », rêvent d’un paradis auquel ils n’accéderont peut-être jamais. Les Édénistes, qui ont quitté la terre et peuplé une autre planète, sont plus sécurisés : « Le fait qu’une forme de survie après la mort leur soit assurée par l’intégration à la personnalité de l’habitat » exerce sur eux une influence stabilisatrice. Telle civilisation, terrifiée par l’insoutenable incertitude provoquée par la mort, a abdiqué et choisi le suicide collectif. Telle autre culture, comme celle des Kiint, mystérieuse et techniquement supérieure, a trouvé sa paix face à la mort, mais elle ne livre rien de son secret : à chaque culture d’élaborer sa réaction propre devant le mystère.
En quête de réponses
Étonnamment, l’effort le plus déterminé pour résoudre les énigmes que posent la mort, l’existence de Dieu, l’au-delà ou le sens de la vie, c’est l’imprévisible Joshua qui le consentira. Le personnage, aussi jeune que peuvent le souhaiter le jeune public de la science-fiction et, avec lui, les prévisibles producteurs cinématographiques, n’a pourtant pas comme première activité l’inquiétude métaphysique. Pilote génial, commerçant rusé, son charme le dispense des patiences de la séduction et il laisse ici et là dans les univers brièvement fréquentés des descendants vite confiés à d’autres soins. C’est pourtant lui qui, tardivement, proteste contre l’irrationalité de l’univers et décide de trouver rien de moins que la résidence de Dieu.
« – … Il y a forcément autre chose. Il ne nous aurait pas fait un coup pareil.
– Qui ça ?
– Dieu, lui ou elle, ou ça, peu importe. Ces tourments, c’est trop. Je ne sais pas. Personnel. Pourquoi créer un univers qui réserve un tel sort à ses habitants ? Quand on est tout-puissant, pourquoi ne pas faire de la mort une fin, ou pourquoi ne pas accorder l’immortalité à tous ? Pourquoi ça ? Nous devons le savoir, nous devons comprendre pourquoi ça marche comme ça. »
Les questions, avec ce qu’elles révèlent de l’impatience du héros, surviennent après de multiples approximations. Mise en contact avec un vieux sage, une jeune fille avait répondu à ses questions de façon moins fracassante.
« – … Et quel est le but de l’existence ?
– Apprendre.
– C’est exact, même si d’un point de vue personnel, j’ajouterais que l’existence devrait être aussi une progression vers la vérité et la pureté. Mais il est vrai que je reste au fond de moi un vieux bouddhiste intransigeant, même après toutes ces années. »
Ardentes ou blessées, les interrogations se rejoignent, qu’elles aient trouvé réponse et produit la sagesse, comme chez les Kiint, ou qu’elles alimentent à l’infini une inquiétude particulièrement vive chez ceux des humains qui demeurent, malgré l’exemple des Édénistes, des Adamistes.
Ce serait mal connaître Peter F. Hamilton que d’en faire un poussiéreux théologien. S’il pose pendant des milliers de pages les questions qui agitent depuis toujours les âmes humaines, il le fait non en recourant aux syllogismes, mais en inventant sans cesse de nouvelles situations. Ainsi, la première partie du récit intitulée à juste titre Rupture dans le réel imagine qu’un menaçant passage s’ouvre comme une fracture entre le monde des vivants et l’empire des morts. Surgis du passé, les morts s’attaquent aux vivants dont ils convoitent les corps qui sont, pour eux, promesse d’une nouvelle existence. Pourvus de pouvoirs meurtriers, capables de tous les maquillages, ils font courir aux vivants le risque de la « possession ». Contre elle, nulle défense n’est pleinement efficace. L’auteur rend le péril d’autant plus menaçant que certains des « possédés » endossent des identités tristement légendaires et en redécouvrent les capacités criminelles. Ainsi, un dénommé Al Capone refait surface et s’investit dans un vivant. Fort de son ancien sens de l’organisation, il a tôt fait de mettre au service d’ambitions décuplées les pouvoirs de l’enfer. Le « gouvcentral » en tremble sur ses bases. Ce qui risquait de tourner à l’exercice philosophique ou théologique retrouve un nouveau souffle chaque fois qu’un tel personnage force à voir ce qu’entraînerait le lancement de passerelles éternelles entre hier et demain.
Au passage, Hamilton, qui ne manque pas d’humour, négocie avec ses monstres ou ses héros de quoi régler de vieux comptes. Clin d’œil sympathique et qui ne fige pas l’action. Ainsi, en cours de route, il fait mine de prêter à la démocratie l’aptitude à de nouvelles performances. « Le Consensus général mit plusieurs minutes à se réunir ; il fallut réveiller des gens, d’autres durent interrompre leur travail. À travers tout le système solaire, les Édénistes fusionnèrent leur conscience avec celle de leurs habitats respectifs qui, à leur tour, s’unirent. C’était la forme suprême du gouvernement démocratique, où chacun non seulement votait mais aussi contribuait à la vie politique et influait sur elle. » Quand le parcours entrera dans sa phase finale, le même Hamilton mettra dans la bouche d’un des maîtres du monde de tout autres commentaires sur la même démocratie. « Tout ce que je vous demande, c’est de juger les moyens employés en fonction de la fin à laquelle ils ont permis de parvenir. La Terre a une population stable et relativement aisée, une classe moyenne planétaire, plus ou moins libre de vivre la vie qui lui plaît. Nous avons survécu à l’effondrement du climat et nous avons commencé à coloniser les étoiles. Rien de tout cela n’aurait été accompli sans une classe dirigeante forte, dont l’absence est la plaie des démocraties modernes souffrant d’une dépendance excessive vis-à-vis des médias. » On croirait entendre l’actuel discours du néolibéralisme !
Surabondance et vagabondages
Il aurait été vain (et vaniteux) de prétendre résumer l’œuvre de Peter F. Hamilton. L’éditeur lui-même, malgré l’ambitieux calendrier qu’il reproduit à la fin de chaque tome et les résumés offerts de tome en tome, ne parvient pas tout à fait à unifier cette gigantesque épopée. Cela importe assez peu, car tous y trouveront leur compte. Ceux et celles que préoccupent les questions lancinantes posées par la mort et le sens de la vie n’ont qu’à garder le cap. Elles trouveront ample nourriture pour leurs interrogations, même si le dernier tome semble enclin à donner à Dieu un ciel en forme de propriété foncière. Ceux et celles qui goûtent moins ces exigeantes supputations apprécieront davantage le constant changement des décors, les déferlements horribles et sanglants des hordes de « possédés », peut-être aussi l’agréable tolérance sexuelle qui laisse aux cosmonautes impénitents et à leurs multiples compagnes le loisir de chercher et d’apprécier les amours les plus diverses. Peu importe, dans un cas comme dans l’autre, que la surabondance des détours mette un peu à mal la pureté de la trajectoire.
1. Peter F. Hamilton, L’aube de la nuit, trad. de l’anglais par Jean-Daniel Brèque et Pierre K. Rey, Robert Laffont, Paris, première partie : Rupture dans le réel, t.1, Émergence, 1999, 622 p., 45,95 $ ; t.2, Expansion, 2000, 550 p., 45,95 $ ; deuxième partie : L’alchimiste du neutrinium, t.1, Consolidation, 2000, 621 p., 45,95 $ ; t..2, Conflit, 2001, 550 p., 45,95 $ ; troisième partie : Le dieu nu, t.1, Résistance, 2002, 670 p., 42,95 $ ; t.2, Révélation, 2002, 717 p., 43,95 $.