Deux romans récents, Paradis conjugal d’Alice Ferney1 et La femme promise de Jean Rouaud2, évoquent irrésistiblement par leur titre des expressions consacrées, bien enracinées dans notre culture : paradis terrestre et terre promise. Ces lieux de toutes les utopies sont-ils images d’espoir ou miroirs aux alouettes ? Bien avant de réaliser que cette substitution d’un terme dans les titres créait un lien thématique et sémantique étroit entre les récits, j’en avais apprécié les propos respectifs, qui se rejoignent en faisant jouer à l’art un rôle cathartique.
Chacun à sa façon, en insistant qui sur la fragilité du désir qui sur les fantômes du passé, ces romans font l’éloge de l’amour.
Contre l’usure du désir
Alice Ferney maîtrise l’art d’entrer à fond dans un point de vue et de le rendre parfaitement crédible. Dans Paradis conjugal, elle relève un pari audacieux : bien que le point de vue privilégié soit essentiellement féminin, on comprend à la fois la lassitude de l’héroïne et la frustration de son mari. Elsa Platte regarde tous les soirs le même film depuis des semaines. Ce film, Chaînes conjugales de Mankiewicz (sorti en 1949), raconte la journée de trois épouses qui ont organisé une croisière avec pique-nique pour un groupe scolaire. Juste avant le départ, elles reçoivent collectivement une lettre qui leur annonce que l’un des maris, sans préciser lequel, quitte sa femme ce jour-là. Chacune d’elle a des raisons de penser qu’elle pourrait être la malheureuse qui rentrera dans une maison vide. Le film fait découvrir pourquoi elles croient toutes qu’elles pourraient être la délaissée. La première, minée par un sentiment d’infériorité dû à ses origines modestes, est certaine d’être une source de honte pour son époux. La deuxième, par ambition personnelle, est consciente d’avoir cherché à détourner le sien de ses aspirations artistiques. La troisième, calculatrice monnayant froidement ses charmes, a littéralement acheté son titre d’épouse sans jamais clairement manifester son amour. Pendant cette longue journée où elles doivent donner le change et affronter l’incertitude, elles finissent par reconnaître le narcissisme qui a modulé la vision qu’elles avaient de leur couple.
La spectatrice fascinée par ces images de femmes en proie à leur mauvaise conscience est elle-même persuadée que son mari ne rentrera pas ce soir-là. C’est du moins ce qu’il lui a annoncé puisque, depuis qu’elle passe toutes ses soirées devant ce film, elle n’est plus une épouse pour lui et se dérobe à tous ses attouchements. Au fur et à mesure de cette énième soirée passée devant l’écran, en compagnie cette fois de ses deux aînés qui ne manquent pas de formuler leurs observations, Elsa comprend que chacune des femmes du film, bien qu’elles ne lui ressemblent pas, lui renvoie une partie d’elle-même. Du coup, elle comprend que, pour avoir tenu l’amour pour acquis, elle risque d’être chassée du « paradis conjugal ».
Pour exorciser le passé
Dans La femme promise de Jean Rouaud, le narrateur raconte, et surtout commente, la rencontre entre un homme et une femme qui ont du mal à s’affranchir du passé. Mariana est sculpteure. Elle s’est retirée dans une maison familiale ; on peut comprendre qu’elle voudrait réaliser une œuvre qui permettrait à son père de faire la paix avec lui-même et avec ses origines. Il y aurait peut-être alors une place pour elle dans la vie de cet homme qui garde jalousement le secret d’une caverne ornée de fresques préhistoriques où une biche panse ses plaies depuis 10 000 ou 12 000 ans. De son côté, Daniel, un scientifique qui s’adonne à la plongée sous-marine, a grandi privé d’affection maternelle entre un père misanthrope et une grand-mère à l’état végétatif. La seule tendresse qu’il a connue lui a été offerte par le couple Moineau, des voisins généreux qui lui ont fait une place dans leur nid.
La rencontre entre ces deux protagonistes se fait dans le lieu et les circonstances les moins romantiques qui soient, et si le narrateur nous fait comprendre très tôt qu’ils sont faits l’un pour l’autre, son propos est de nous expliquer ce qui les retient d’abord dans leurs élans, en particulier l’anticipation de l’échec, et ce qui ensuite rouvre des blessures mal cicatrisées et provoque entre eux une fracture qui semble irréductible. Pourtant, la situation nous montre clairement que cet homme et cette femme n’ont peur ni du ridicule ni de l’engagement. Ces carencés affectifs auront néanmoins besoin du gros bon sens de madame Moineau pour ne pas passer à côté de la terre promise. Certaine des mérites de son protégé, mais consciente de ce qui le paralyse sous son scaphandre, la dame en question prend en effet sur elle, comme si sa parole en dépendait, de convaincre Mariana de prendre l’initiative de la réconciliation. Leur engagement sera en quelque sorte scellé par un pacte silencieux au sortir de la grotte où s’est endormi pour toujours le père de Mariana : « Où l’on comprend que décider, c’est choisir d’aller vers la mort, c’est-à-dire de traverser la vie, ne pas rester dans les limbes à regarder l’amour passer ».
Le sacre de l’art
Les habitués de Jean Rouaud savent que son écriture est précieuse, dans tous les sens du mot. Ses longues phrases prolongées de relatives où s’additionnent les mots savants, les notifications de l’auteur, les digressions qui ouvrent des portes inattendues sur des récits précédents, ses longues phrases, donc, évoquent aussi ce qu’il aurait pu écrire ou ce que nous nous attendions à lire à la place de ce que nous avons lu, nous rappelant régulièrement que nous sommes dans l’univers de la fiction. Et pour cause, la littérature, comme ce film que regarde Elsa Platte, comme cette biche sur la fresque jalousement gardée par le père de Mariana, contient un savoir sur l’humain. De plus, la fréquentation de l’art apparaît dans ces deux romans, à l’instar de la spiritualité, comme ouverture à soi-même pour mieux aller vers les autres. Aussi, quand Daniel reconnaît l’image de sa propre vie dans la sculpture de Mariana, dont le narrateur lui-même feignait de n’avoir pas saisi la logique, on comprend la communion d’esprit qui règne entre eux et qu’elle est pour lui l’élue.
Magnifiés par l’art, les couples de Paradis conjugal et de La femme promise résistent donc au temps.
1. Alice Ferney, Paradis conjugal, Albin Michel, Paris, 2008, 355 p. ; 31,95 $.
2. Jean Rouaud, La femme promise, Gallimard, Paris, 2009, 414 p. ; 35,50 $.
EXTRAITS
Parce qu’elle regarde ce film, elle fait plus que vivre, elle sent passer la vie en elle, elle en est traversée, irriguée. Un film décale : voilà Elsa installée à côté de la vie. Elle peut penser son cours, les choix, la volonté qu’on y met, les dangers multiples tapis dans chaque instant, et comment il faut se protéger d’abord de soi-même.
Alice Ferney, Paradis conjugal, p. 25.
Rien n’est jamais acquis à l’homme et la femme fait face à la force perdue, à la faiblesse pervertie, à l’amour envolé, à la dilapidation et à l’usure, aux baisers qui étouffent, au bonheur broyé, et à la mort.
Alice Ferney, Paradis conjugal, p. 52.
Précédant la conscience, le corps avance en tête et sait mieux que nous. Il est la proue qui ouvre la vie comme une mer. Il la rencontre et la crée, l’invente et la découvre, par clairvoyance en saisit le contour. La vie n’est pas étale devant lui et déjà écrite quand il la lit, mais elle est en suspens. Il en décroche la forme qu’il désire.
Alice Ferney, Paradis conjugal, p. 342.
Il tremble bien plus que nous à l’idée que ces deux-là puissent se rater, ou, qu’après une étude minutieuse de leur cas, tous deux en arrivent à la conclusion, devant un auteur navré, que décidément ils n’ont rien à faire ensemble, que c’était une erreur du destin, lequel s’est emmêlé dans ses fiches.
Jean Rouaud, La femme promise, p. 68.
Pas une seconde il ne nous est venu à l’esprit que ce carnage avait pu être voulu par elle, être l’expression la plus élevée de son imagination, la saisie par ses capteurs personnels d’un écho grinçant du monde. Nous étions disposés à la plaindre, et notre compassion lui était acquise avant même qu’elle n’ouvre les portes de son domaine.
Jean Rouaud, La femme promise, p. 229.
Ensuite il avait attendu, assis sur la paillasse du rez-de-chaussée, prostré, la tête dans les mains, contemplant dans ce trou de conscience l’étendue des dégâts – ça ressemble à ma vie, avait-il dit devant les corps en morceaux gisant sur le sol de l’atelier de son amour. Et ça continuait, même désastre à perte de vue, mêmes morceaux impossibles à assembler, à relever d’entre les morts, à faire renaître de leurs cendres. Sitôt surgie, la joie qu’il n’espérait plus s’était enfuie, étoile filante dans la nuit sombre ne laissant derrière elle que l’empreinte de ses doigts de rose sur tous ces segments disloqués : comme si la faute originelle n’était rien d’autre qu’une mélancolie dévastatrice.
Jean Rouaud, La femme promise, p. 353.