La couverture du livre est dure, blanche, une sorte d’album photos, pas cher, avec, dans une fenêtre ovale, l’age des mariés de Passe-moi le ciel, la seule œuvre filmée de l’artiste multidisciplinaire Claudie Gagnon.
Ce choix de couverture pour un ouvrage de référence1 sur son œuvre n’est pas fortuit, et on s’en rend vite compte quand on découvre par les illustrations la banalité des objets que l’artiste accumule et rassemble pour les mettre en situation.
Claudie Gagnon est une artiste québécoise qui a su s’imposer pendant plus de vingt ans de carrière. Son œuvre a évolué dans une continuité marquée par de nombreux renouvellements, passant du petit assemblage à l’installation, au théâtre puis0à la performance, activité qui veut détruire le cloisonnement des pratiques artistiques. Il n’était que grand temps qu’une rétrospective lui soit offerte, une rétrospective, toutefois, d’un genre tout à fait particulier dont le livre est le catalogue. Puisque de telles manifestations sont de durée limitée, puisque les œuvres sont pour la plupart éphémères, il était nécessaire d’en conserver le souvenir par le moyen d’un support prouvé plus permanent : le livre.
Pour ce faire, Mélanie Boucher, commissaire de ce projet, s’est associé deux jeunes femmes, Julie Bélisle et Mariette Bouillet. Ensemble elles ont entrepris cette gageure : mettre en mots un ensemble de productions plastiques qui, elles-mêmes, défient le discours traditionnel. Elles l’ont fait pour rendre hommage à l’artiste, certes, mais aussi pour permettre à de telles productions d’appartenir à un genre admis comme artistique. Il faut dire qu’à Québec, il y a eu des tentatives dont la création en 1986 de L’Œil de Poisson à laquelle Claudie Gagnon a participé. Depuis, les manifestations proposant au public des créations actuelles se sont multipliées. On pense, entre autres, aux éditions de la Manif d’art et plus récemment, à l’implication du Musée national des beaux-arts du Québec, marquée par deux expositions majeures : Intrus/Intruders et C’est arrivé près de chez vous. Toutes visaient à mettre le public en contact avec des productions actuelles, espérant leur faire accepter certaines notions, par exemple l’idée que l’appréciation de l’objet n’a rien à voir avec ses propriétés en tant que telles, mais dépend plutôt de la relation que nous avons avec lui. Une telle théorie admise permettrait alors au spectateur d’apprécier le fait qu’en réunissant des objets divers, usuels et d’une grande banalité, Claudie Gagnon soit capable de réaliser quelque chose à quoi on pourrait éventuellement accorder une valeur esthétique.
La perception du public évolue certes, mais on est encore loin d’une acceptation totale et inconditionnelle de l’art actuel. La réalité est que nous vivons dans une société fortement attachée aux traditions dans le domaine de l’art et, mis à part une minorité qui pense différemment, nous formulons, dans l’ensemble, un même jugement de valeur dicté par ces traditions. Il serait alors illusoire de vouloir, tout d’un coup, transformer la manière dont le public en général juge ce type de productions si nouvelles, si incompréhensibles, disons même si dérangeantes. Par conséquent, il est préférable de modifier sa manière de voir de telles créations et d’en arriver ainsi à une appréciation, c’est-à-dire au plaisir de0les regarder.
Mélanie Boucher est parfaitement armée pour entreprendre une telle action. On a pu évaluer ses compétences dans Intrus/Intruders dont elle a été la commissaire. Cette exposition, justement, se proposait d’accentuer le dialogue qui peut exister entre des œuvres d’art actuel et celles, plus traditionnelles, des salles permanentes du Musée national des beaux-arts du Québec. Avec Julie Bélisle et Mariette Bouillet, elles sont toutes les trois de cette relève qui sort des sentiers battus pour apporter un regard nouveau sur l’art, l’art de leur temps, un art qui, dans sa pratique, veut établir ses propres théories avec comme résultat qu’il reste en équilibre entre l’art et le non-art, le jeu et la subversion.
Il est intéressant ici de faire remarquer que les recherches actuelles de nos auteures sont orientées respectivement vers l’usage des aliments dans l’art performatif contemporain, vers la collecte et l’accumulation dans l’art contemporain et vers les tableaux vivants, autant d’intérêts qui sont royalement servis par l’œuvre de Claudie Gagnon. Toutes trois fréquentent l’artiste, elles sont amies, et même si nous ne sommes plus au temps de la Renaissance, les faits de la vie d’un artiste revêtent une importance indéniable pour l’historien de l’art. C’est donc une amitié qui a un intérêt certain pour leurs études mais qui, parallèlement, peut pousser à croire qu’il y aura un manque d’objectivité dans le jugement qu’elles formulent dans les textes de cet ouvrage. Ces textes, produits de réflexions d’experts, sont en vérité des jugements de valeur, des guides pour conduire le public à cette satisfaction, ce plaisir dont il a été question plus haut. S’il est vrai que ces notions sont liées, il existe toutefois une distinction essentielle entre le plaisir, ou l’appréciation du public, et le jugement porté par nos auteures, le second étant précisément la verbalisation du premier.
Quant au manque d’objectivité, qu’on se rassure. S’il est vrai que ces trois femmes ont un intérêt certain dans l’œuvre de Claudie Gagnon, il dépasse leur singularité individuelle ; autrement dit, la valeur qu’elles attribuent à cette œuvre est au nom d’un intérêt collectif : le nôtre.
1. Mélanie Boucher, Claudie Gagnon, Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe, L’Œil de Poisson (Québec), Musée d’art de Joliette, 2009, 144 p.0; 300$.
Trois organismes se sont mis ensemble pour produire un ouvrage de référence sur l’œuvre de Claudie Gagnon. Il s’agit de L’Œil de Poisson de la coopérative Méduse à Québec, d’Expression, Centre d’exposition de Saint-Hyacinthe et du Musée d’art de Joliette. Ils ont, pour la plupart, un intérêt particulier pour l’art actuel au Canada, d’où le fait que cette publication est bilingue.
EXTRAITS
Inversement à ces tableaux vivants [du XIXe siècle], ceux de Claudie Gagnon s’en prennent ouvertement à la morale en célébrant avec frivolité les vices, les péchés, la folie et la décadence. Leurs interprètes ne demeurent jamais bien longtemps immobiles, ils finissent toujours par s’activer en provoquant diverses situations ou en les subissant.
Claudie Gagnon, p. 26-27.
Le miroir est un simulacre inégalé pour générer symboliquement et concrètement un passage du réel à l’irréel – rêves, cauchemars, fantasmes, fabulations et autres traversées que fait la jeune Alice de Lewis dans son sommeil.
Claudie Gagnon, p. 30-31.
Collecter, mettre à part, déplacer, amasser, organiser, sont autant de gestes d’appropriation et d’agissements pour tenter de comprendre le monde et de le penser tout en le conservant.
Claudie Gagnon, p. 88-89.
[Les œuvres de Claudie Gagnon] juxtaposent avec un même caractère fortuit les pacotilles et les babioles qui encombrent notre quotidien, dans un langage plastique où l’esprit du paradoxe est mis à contribution pour édifier des installations à caractère onirique. Le phénomène de l’accumulation démontre chez elle un potentiel de création et de représentation, où le goût pour l’étrange et l’objet se transposent dans l’espace de l’œuvre.
Claudie Gagnon, p. 92-93.
Seuls certains aliments – allant du produit brut jusqu’aux mets préparés – sont employés par l’artiste. La plupart d’entre eux renvoient à l’idée de fête. Les végétaux, fruits et céréales représentent également les récoltes, les cycles et les saisons, le temps qui passe et le renouvellement.
Claudie Gagnon, p. 98-99.
Dans une maîtrise absolue de tous les métiers du visuel en théâtre, Claudie Gagnon est la scénographe, la costumière, l’accessoiriste et la maquilleuse de ses spectacles. Son travail implique un investissement corporel du faire dans un artisanat qu’elle revendique en tant que plasticienne.
Claudie Gagnon, p. 112-113.