Dans sa récente publication L’histoire des neurosciences à Québec1, le professeur au Département de psychiatrie et de neurosciences à l’Université Laval André Parent rend hommage aux grandes figures de la recherche en neurosciences qui ont œuvré à Québec depuis 50 ans. Ce court ouvrage vient aussi nous rappeler qu’André Parent est l’auteur d’un exceptionnel ouvrage de vulgarisation intitulé Histoire du cerveau. De l’Antiquité aux neurosciences2, paru initialement en 2009 et réédité ce printemps en format poche aux Presses de l’Université Laval.
La lecture de cette Histoire du cerveau nous permet de mieux apprécier le travail de ces pionniers en inscrivant leur démarche dans la longue liste de ceux et celles qui, depuis la nuit des temps, se sont attelés à la tâche de déchiffrer le rôle et le fonctionnement du cerveau.
« Plusieurs millénaires se sont écoulés entre le moment où l’homme préhistorique perça la première fois le crâne d’un de ses congénères afin de libérer les esprits maléfiques qui y étaient enfermés et celui où il mit à profit des méthodes sophistiquées d’imagerie cérébrale pour détruire une lésion qui entravait le fonctionnement d’un cerveau malade », nous dit d’emblée l’auteur. Comme il faut bien inscrire une date sur un acte de naissance, il fixe au VIIe siècle avant notre ère l’apparition d’une médecine « savante » qui osait s’opposer à l’empirisme, aux superstitions et à la magie qui la guidaient jusqu’alors.
Plus précisément, c’est à Hippocrate de Cos qu’il attribue la paternité de la médecine moderne basée sur l’observation clinique et l’expérimentation rationnelle. Contrairement à ses prédécesseurs pour qui le cœur était « l’Acropole du corps », il donnera au cerveau un rôle prédominant dans l’économie corporelle. D’autres après lui emprunteront son approche. Parmi ceux-ci, il faut mentionner Claude Galien (129-216), qui lui aussi croyait en la prééminence du cerveau en matière de sensibilité et d’intelligence. Hippocrate et lui forment le duo de médecins le plus influent de l’Antiquité. Leur enseignement influencera la médecine jusqu’au XVIIIesiècle. Ce remarquable rayonnement est dû en partie au travail de certains savants arabes comme Albucasis, Averroès ou Avicenne, qui avaient recueilli et transmis leur enseignement, enseignement que la Renaissance allait redécouvrir grâce à eux.
En effet, en Occident, la chute de l’Empire romain avait marqué un coup d’arrêt dans le développement de la médecine et des études anatomiques, et ce, pour deux grandes raisons. D’abord, l’Église catholique voyait d’un mauvais œil la dissection des cadavres parce qu’elle empêchait la résurrection des corps dans leur intégrité. Aussi à l’Antiquité, on avait toujours affiché une grande aversion pour les cadavres. Bref, la médecine fit du surplace jusqu’à la Renaissance.
La grande peste qui ravagea l’Europe au XIVe siècle allait cruellement révéler les limites du savoir médical et, du coup, relancer les études anatomiques. Sur cette lancée, deux grands noms se détachent : Paracelse (1493-1541) et André Vésale (1514-1564). Le premier, guidé par son intérêt pour les vertus curatives des plantes, marqua un tournant en orientant la médecine « galeniste » vers une médecine basée sur la biochimie. André Vésale, pour sa part, fut un immense anatomiste, peut-être le plus grand de l’histoire de la médecine. Il est l’auteur d’une œuvre majeure qui fit longtemps référence dans les milieux médicaux, De humani corporis fabrica (« De la structure du corps humain »), un recueil de planches anatomiques où l’on trouve 25 illustrations du cerveau et de ses différentes parties. Si ses travaux ont permis d’avoir une bonne idée de la configuration du cerveau, on ignorait toujours son mode de fonctionnement et son rôle exact par rapport aux autres organes.
Ainsi, sous l’influence des physiciens et des mathématiciens qui donnaient le ton à la pensée de l’époque, le XVIIe siècle français allait développer une vision mécaniste du cerveau. Cette conception horlogère de l’organisme humain, qui était aussi celle du philosophe René Descartes (1596-1650), en trouvait un parfait symbole dans l’automate qui faisait alors fureur dans les salons. Après lui, le médecin et philosophe Julien Offray de La Mettrie (1709-1751) ira même jusqu’à dire : « Les êtres humains, comme leurs cousins les animaux, ne sont rien de plus que des automates sans âme ». Hérésie, bien sûr, que de nier l’existence de l’âme à cette époque. Mais si elle existait, où pouvait-elle se loger ?
L’Anglais Thomas Willis (1621-1675) résolut l’énigme en élaborant la théorie des deux âmes. La première, immortelle et immatérielle, ne pouvait pas être étudiée d’un point de vue anatomique et physiologique, mais était du ressort de la philosophie et de la religion. La seconde était une âme matérielle que nous partagions avec les animaux. Cette âme animale pouvait, elle, être étudiée et de ce fait possiblement guérie de ses pathologies (dépression, manie, épilepsie, etc.). La neurologie venait de naître.
Comment ça marche ?
Au début du XVIIIe siècle, même si certains avaient des intuitions justes sur le fonctionnement du cerveau, les connaissances restaient rudimentaires. Par exemple, on avait cru jusque-là, comme Galien, que le cerveau sécrétait la pensée comme le foie sécrétait la bile. Mais comment la matière pouvait-elle engendrer de l’immatériel ? Les travaux de Galvani (1737 à 1798) et d’Alessandro Volta (1745-1827) permirent de découvrir qu’un flux électrique circulait dans le système nerveux. Ce phénomène fut mis au jour grâce aux expériences menées sur des grenouilles dont on pouvait forcer les pattes à se contracter en y faisant passer un courant électrique. Ce fut le début d’une vague de théories sur les vertus thérapeutiques de l’électricité à l’égard de certaines maladies psychiques dont nous sont restés en héritage l’électroencéphalogramme, les électrochocs et le mythe de Frankenstein.
Une autre théorie influente circulait à la même époque : la phrénologie. Cette « science », mise au point par un médecin-anatomiste autrichien, Franz Joseph Gall (1758-1828), supposait que l’on pouvait déterminer le caractère d’un individu par l’étude des bosses de son crâne. Gall avait d’ailleurs établi un atlas du cortex dans lequel il attribuait à chacune des régions du cerveau une fonction précise. Bien que cette théorie ait été une erreur dans son ensemble, elle mit les chercheurs sur la piste de l’idée que certaines régions du cerveau contrôlaient effectivement des activités précises chez l’être l’humain.
Au XIXe siècle, alors que l’on avait une bonne connaissance de l’anatomie du cerveau, que l’on savait qu’il abritait des zones consacrées à des fonctions précises (l’audition, la vision, la parole, etc.), qu’il communiquait avec le reste du corps grâce à un « courant » nerveux, on peut dire que les assises de la science du cerveau se mettaient en place. Pour les scientifiques, le cerveau devint peu à peu la structure la plus noble de l’être vivant, l’apogée de l’évolution organique, l’organe suprême auquel tous les autres sont soumis.
Le cas de Phineas Gage (1823-1860) fut pour beaucoup dans cette exaltation autour du rôle du cerveau. Rappelons les faits. Gage, contremaître sur une ligne de chemin de fer en construction, avait subi un grave traumatisme crânien quand, à la suite d’une explosion, une barre de fer lui avait traversé la boîte crânienne sans affecter ses facultés intellectuelles, mais en modifiant considérablement son caractère. La communauté scientifique réalisa alors avec étonnement que le cerveau contrôlait non seulement les actes et les pensées, mais également les traits de la personnalité. On en vint à penser que toutes les maladies avaient leur siège ultime dans le système nerveux.
Forte de cette conviction et munie d’une cartographie fonctionnelle du cerveau très améliorée grâce, entre autres, aux travaux du Français Paul Broca (1824-1880), de l’Anglais John Hughlings Jackson (1835-1911) et de l’Allemand Eduard Hitzig (1838-1907), la neurochirurgie naquit dans la seconde moitié du XIXe siècle en même temps que la neurologie proprement dite trouvait ses marques structurelles avec les travaux de Jean-Martin Charcot (1825-1893), réalisés à la Salpêtrière sur les malades mentaux qu’on y accueillait.
Des progrès exponentiels
C’est beaucoup grâce au perfectionnement des instruments de laboratoire, en particulier du microscope, que les chercheurs ont pu développer une connaissance de plus en plus fine du cerveau. Surtout, le microscope leur permit d’isoler « la » cellule constitutive du système nerveux, le neurone, et de découvrir du même coup et avec une certaine stupeur que, contrairement à ce que l’on croyait jusque-là, ces cellules ne se touchaient pas et que le « message » n’était pas transmis par un courant électrique, mais passait d’un neurone à l’autre par le moyen d’un transmetteur chimique (sérotonine, dopamine, adrénaline, etc.).
À partir de là et jusque vers 1950, d’autres découvertes allaient permettre à de nouvelles spécialisations de voir le jour : la neuroanatomie, la neurophysiologie, la neurochimie, la neuropharmacologie, par exemple. Les neurosciences se diversifient encore vers 1980 en envahissant le champ de la biologie moléculaire, de la génétique de même que celui de la psychologie cognitive.
Aujourd’hui, la technologie permet de voir les traces de nos émotions et rend notre cerveau totalement transparent. Demain, on pourra peut-être y greffer des implants pour en accroître les performances. Ce qui amène André Parent à conclure qu’« il y a fort à parier que les percées [scientifiques] majeures qui seront réalisées au XXIe siècle appartiendront au domaine des sciences de la vie et principalement à celui [des] neurosciences ».
Auteur de deux ouvrages parus aux États-Unis (Compative Neurobiology of the Basal Ganglia,1986, et Carpenter’s Human Neuroanatomy, 1996), et avec 300 publications au compteur dans les périodiques spécialisés, on peut dire qu’André Parent est une référence dans son domaine. Malgré ce que sa réputation pourrait laisser croire, sa plume ne souffre ni d’un style alambiqué ni d’un jargon qui le rendrait hermétique à toute personne qui n’aurait pas fait d’études en médecine. Bien au contraire, son livre s’adresse à un large public. La clarté de la pensée et du style, l’abondance des illustrations et la pertinence des schémas et des tableaux pour expliquer certaines notions scientifiques plus complexes rendent la lecture aisée et, surtout, très très stimulante.
1. André Parent, L’histoire des neurosciences à Québec, Presses de l’Université Laval, Québec, 2019, 130 p. ; 10 $.
2. André Parent, Histoire du cerveau. De l’Antiquité aux neurosciences, Presses de l’Université Laval, Québec, 2019, 426 p. ; 17,95 $.