Plus de 40 ans se sont écoulés depuis la publication, en 1976, du tout premier livre innu, paru en édition bilingue1 chez Leméac puis repris par les éditions Des femmes quelques années plus tard en France. Un premier livre innu, donc, écrit par une femme « sortie du bois » dans les années 1950. Elle n’avait jamais fréquenté l’école (des Blancs). Les éditions Mémoire d’encrier et Naomi Fontaine (Kuessipan, Manikanetish et Shuni) ont eu la bonne idée de tirer d’un presque oubli le déchirant cri qu’est Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite Sauvagesse de la militante An Antane Kapesh2.
« Kapesh s’est approprié le langage de l’étranger sur son territoire pour se faire entendre et comprendre. » Et culturellement, ajoute la poète ilnue Marie-Andrée Gill, « le récit de soi innu est automatiquement politique et philosophique ». Pour Gill, « choisir de réinscrire la parole d’An Antane Kapesh dans l’histoire littéraire du Québec est un acte décolonial et révolutionnaire ».
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Entre les lits numérotés 60 et 61 de la salle, étouffante, d’un hôpital bondé, une femme est sur le point d’accoucher. Madame 60 bis, c’est « le regard entomologiste de cette femme qui s’indigne des conditions réservées aux siennes » : « femmes accablées, hébétées, humiliées jusqu’à ne plus sentir l’humiliation ». Nous sommes en contexte d’avant-guerre : la maternité, instrumentalisée par des enjeux capitalistes, doit produire des fils qu’avalera bientôt une industrie de chair à canon.
Paru en 1934, Madame 60 bis avait été complètement oublié jusqu’à sa réédition de 2019 par L’Arbre vengeur. Dans « Henriette Valet : indignation et révolte », François Ouellet présente le parcours de l’époustouflante romancière qu’on redécouvre aujourd’hui. Et ce n’est pas tout ! Avec Patrick Bergeron, il mène un projet de recherche sur les romancières françaises de la première moitié du XXe siècle : « On ne connaît que Colette, ou presque, alors qu’il en existe plusieurs centaines ». À venir dans de prochaines livraisons de Nuit blanche : Daniel Lesueur – pseudonyme de Jeanne Loiseau – et Colette Andris.
Et si on retenait du tournant des années 2020 la revie de nombreuses autres autrices, de tous horizons ?
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De retour en 2019 – et même quelques années plus tard (!) – dans l’univers de Karoline Georges (en couverture) avec qui Patrick Bergeron s’est entretenu des « devenirs multiples de l’humain » en mai dernier durant le Festival Frye. De La mue de l’hermaphrodite à De synthèse, l’écrivaine et artiste multidisciplinaire met volontiers en scène des êtres qui se sentent « dans l’angle mort de l’existence », qui ont l’impression de ne pas savoir exister. Elle est en outre fascinée par les hikikomori, ces hommes, pour la grande majorité, qui au Japon se retirent de la société, se cloîtrent dans une chambre parfois durant des années.
Et entre autres dans ce numéro… Le poète Michel Pleau se tourne vers l’enfant qu’il a été pour explorer l’image du « Livre jamais lu ». Gérald Baril revisite la célébrissime et très littéraire cathédrale Notre-Dame de Paris. Annie Landreville, Michelle Corbeil et Catherine Voyer-Léger, dans « Paroles vivantes », réfléchissent aux perspectives qu’ouvre la littérature « hors le livre », un peu comme on dit hors-la-loi…
* Karoline Georges photographiée par Sophie Gagnon-Bergeron.
1. Traduit en français par José Mailhot, la sympathique et loquace anthropologue au chandail des Canadiens de Montréal qu’on a pu voir dans les films tournés par Pierre Perrault en Basse-Côte-Nord à la fin des années 1970.
2. Aussi connue sous le nom d’Anne André, An Antane Kapesh est née près de Kuujjuaq en 1926 et décédée à Sept-Îles en 2004.