Imaginons Philippe Sollers, dos au Mur des lamentations, kippa sur la tête, en train de lire Finnegans Wake, de James Joyce. S’agit-il simplement d’un petit spectacle à guichets fermés ou d’une pensée de l’Église, laquelle – Jacques Lacan l’a fort bien montré – repose sur un vide, ainsi que cela s’avère sensible et intelligible dans Ulysse, mais étendu et cogité dès Un portrait de l’artiste ?
Nous voilà déjà, dira-t-on, dans les choses compliquées. Ah ! Joyce, Lacan et cie. Brrr ! Le bonhomme James l’avait bien dit qu’on en aurait pour 300 ans. Restons donc au ras des pâquerettes et faisons quelques pas dans le vaste champ de la nouvelle traduction d’Ulysse1, réalisée par un impressionnant collectif. Le très subtil ouvrage de Frank Budgen : James Joyce et la création d’Ulysse2, nous aidera à y voir clair.
Ulysse, qu’est-ce que c’est ? Le « témoignage de ce par quoi Joyce reste enraciné dans son père tout en le reniant. C’est bien ça qui est son symptôme3 », selon Lacan. Le mien, de symptôme, c’est de m’être consacré à la littérature, à la psychanalyse et à la traduction, les trois ronds de mon petit nSud personnel. Il y a 25 ans, alors que j’entrais à l’université, mes temps libres, je les passais à m’acharner sur cette même traduction. Je pataugeais avec effervescence et depuis lors, je n’ai jamais cru que l’œuvre de Joyce ne s’adressât qu’à des lecteurs érudits farcis de saint Thomas et de Giambattista Vico. Bien sûr, il n’est pas inutile, pour entendre le grand « écrivain » irlandais érudit et polyglotte, de savoir que l’auteur de la fameuse Somme théologique nous a fait passer d’une théologie de l’essence à une théologie de l’existence, ce qui nous concerne assez férocement aujourd’hui puisque Descartes et notre rationalisme en sont sortis. Oui !, tel le sexuel, fort prégnant dans son œuvre, Joyce hante notre époque de même qu’il a fasciné Lacan comme un cousin lointain et prestigieux, ainsi que l’observait Wladimir Granoff. Mais avant toute chose, c’est d’émotion qu’il s’agit. Plongeons, que diable ! Nous y découvrirons, comme nous y invite Frank Budgen, un enterrement, de la séduction, un adultère, des discussions politiques, une bagarre, une naissance, une brosse, des animaux souffrant de la fièvre aphteuse, des perfidies, de la charité, le Sinn Fein, la préparation d’un petit déjeuner, du magasinage, des chansons, la destinée et j’en passe. Du réalisme avant toutes choses !
Le pairemer
James Joyce appartient à une incroyable génération (Robert Musil, Virginia Woolf, Marcel Proust, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, etc.) qui intègre les acquis de l’histoire de la prose romanesque depuis le Moyen Âge. Or, contrairement à ses contemporains, il ne laisse pas les réflexions philosophiques, morales et sociales envahir, jusqu’à presque l’avaler, la narration. Dans Ulysse, celle-ci s’organise dans le chaos d’une subjectivité joyeusement transgressive, d’une ironie décapante, d’une fragmentation des événements et des consciences ainsi que d’une auto-réflexivité qui trouvera son apogée avec le nouveau roman. Joyce croise comme pas un les odeurs et les idiomes, les pays et les paroles. Migrations de couleurs, rencontres de civilisations depuis toujours déjà métisses.
Montréal, dans l’autobus 161 Est, Van Horne. Je lis la nouvelle traduction d’Ulysse. Autour de moi, entre les cellulaires et la ligne ouverte qui passe à la radio du chauffeur d’autobus, des voix, des langues et des odeurs : russe, espagnol, punjabi, arabe, anglais, vietnamien, portugais, deux ou trois bribes hachurées de français, Babel ostéoblastes Je suis en Joyce Pas un hasard si Walter Benjamin soulignait qu’Ulysse était un des premiers grands textes sur l’apparition du téléphone dans les maisons bourgeoises en même temps que Joyce, selon Lacan, était justement un « désabonné de l’inconscient ». Comment connecter (à) l’origine, que faire avec la transmission du fond des âges, questions toutes joyciennes et toutes actuelles immergeant le lecteur dans un sentiment océanique à la Sandor Ferenczi. « La mer vert-morve. La mer serre-burettes. […] Ah, Dedalus, les Grecs. […] Thalatta ! Thalatta ! C’est notre grande et douce mère. » Les flots ouvriront donc le chemin de l’Odyssée pour nous immerger dans la chair des hommes et de Dublin, la vie, la viande, dans le tournoiement de la mort et de la vie. Ça crée, ça déborde de partout. Ça communique D’ailleurs, pourquoi ne pas installer – c’est une proposition que l’on trouve dans Ulysse – des téléphones dans les cercueils avant qu’ils ne soient refermés ? On ne sait jamais : les morts voudraient peut-être se rapprocher de nous, surtout ceux qui n’ont pas vraiment trépassé. D’autant plus qu’aujourd’hui, avec Fido, nous n’avons plus besoin du cordon ombilical, du fil nous ramenant à maman. L’essentiel est de rester maître jusque dans sa mort, n’est-ce pas ? Il suffit de veiller aux pré-arrangements afin que ça saute quand arrivera le grand saut.
Mais la Faucheuse rencontre son homme. Car dans Ulysse, le professeur Bloom, savoureux luron, « exemple achevé du nouvel homme féminin », ne fait pas qu’exprimer son désir d’être mère ; il la devient : « Bloom la [Mme Thornton] serre très fort et accouche de huit enfants mâles jaunes et blancs » ! Nous sommes dans le farfelu, la farce, le mammouthéïsme, le gargantuesque en même temps que dans le lilliputien. Il faut dire que Bloom adore les huîtres, ce qui lui donne des pouvoirs surhumains. « Abstème complet » et « enfant très posthume », selon le Dr Dixon, sa descendance et sa position ne font toutefois pas l’unanimité. Pas facile de jouer le Christ : « Bélial ! Lamlein d’Istrie, le faux Messie ! Abulafia ! Abjure ! » On ne fait pas dans la dentelle avec notre « prostitué mâle ». Buck Mulligan, qui ouvre le roman, n’y va pas de main morte. « Le Dr Bloom est bisexuellement anormal. Il s’est échappé il y a peu de l’asile privé du Dr Eustace pour gentlemen en démence. Né hors des draps du mariage, il présente une épilepsie héréditaire, conséquence d’une lubricité sans frein. Des traces d’éléphantiasis ont été décelées parmi ses ascendants. On trouve des symptômes très nets d’exhibitionnisme chronique. L’ambidextérité est également latente. Sa calvitie précoce est le fait d’attouchements solitaires, il est devenu en conséquence perversement idéaliste, un roué repenti, et il possède des dents métalliques. » On croirait lire Cesare Lombroso et sa théorie de la dégénérescence, combattue par Freud. Quelques pages avant, alors qu’il était plutôt encensé par ses compères, Bloom avait dévoilé son programme de régénération sociale. Il y va de son peuple, de l’Irlande, quelle que soit l’ironie qu’on puisse trouver dans ce passage. L’essentiel est ici de sentir l’incroyable puissance de la dialectique mort-vie, sa spirale infinie, qui sourd de la langue même, je devrais dire des langues de Joyce. Peu d’œuvres de l’histoire de la littérature marquent à ce point à la fois la césure et la copulation. Quel point ? Revenons au départ.
Tournoiements
Publié originalement en 1934, alors que James Joyce trime sur l’immense Work in Progress qui deviendra Finnegans Wake, l’ouvrage du peintre anglais Frank Budgen demeure un guide cordial pour qui s’aventure dans Ulysse. Avec son phrasé simple et appliqué, de facture classique, il nous fait goûter la suave et bucolique Zurich, ville protestante enrichie par la soie des huguenots, pour nous en faire sentir, par petites touches colorées, le tissu humain. Comme lui, Joyce y habite à cette époque. On rencontre alors Oom Jan, le roi du bifteck, Edith Rockfeller – défenderesse d’une certaine psychanalyse (celle de Jung) –, l’architecte Karl Moser. Notre promenade est agrémentée des souvenirs de grandes personnalités telles que Wieland, Kleist, Goethe, Gottfried Keller. Bref, pour tous ceux et celles qui ne veulent pas se farcir les pavés réservés aux érudits et aux passionnés, le livre de Budgen offre davantage qu’une niaise paraphrase, plutôt un stimulant périple dans l’univers d’Ulysse.
C’est que ce peintre et grand lecteur est un chroniqueur raffiné qui sait faire ressortir les talents de coloriste et de caricaturiste de Joyce de même que sa profonde sensibilité au visible, au temps, à la musique. Perspicace, il met en lumière la méticulosité nécessaire pour mener à bien cette « épopée du corps humain » qu’est Ulysse, dominée par la figure du juif d’origine hongroise Léopold Bloom, féru de science, auquel s’oppose le Gentil, j’ai nommé l’artiste Stephen Dedalus, empêtré dans le cauchemar de l’Histoire et que la pauvreté financière (sa misère frappant d’ailleurs la majorité des protagonistes du récit Charles Dickens plutôt que George Moore) empêche de s’exprimer. Alors que le premier est selon Frank Budgen une sculpture à la Rodin, « l’homme complet » selon son créateur, le second est un autoportrait. Parmi l’énorme quantité de personnages (autour de 200), n’oublions pas Marion, la femme de Compère Popold, féminine, chaste « gros tas » infidèle, sans cesse présente dans les pensées de son mari. En fait, nous connaissons les actes et les pensées de ces trois personnages principaux par le biais de leurs flux de conscience, rendus par Joyce avec la virtuosité d’un peintre qui pratiquerait à la fois l’impressionnisme et le cubisme. S’il nous donne accès à l’intérieur des « héros », le monologue intérieur nous fait en outre rencontrer le père et le fils de Bloom, morts, ses amis de jeunesse, eux aussi morts, le père de Stephen et tant d’autres figures immémoriales : Martin Cunningham, Jack Power, Ben Dollard – entendez les noms quand même Et il y a aussi, last but not least, Dublin, la toute-vil-le, dont chaque palpitation est épousée par la plume de son amoureux, le narrateur. Reste que pour s’y retrouver davantage, à qui n’aurait pas lu Un portrait de l’artiste, je le recommande fortement, ne serait-ce que parce qu’entre la fin du journal intime de Stephen et l’ouverture d’Ulysse, où il occupe une place majeure, il y a là six mois d’écart, écart qu’il faut méditer. Stephen-Télémaque était à Paris et le voilà appelé au chevet de sa mère qui va trépasser.
Bon ! Cela rappelé, disons maintenant ce que nous donne à lire Frank Budgen des dix-huit épisodes d’Ulysse se déroulant durant dix-huit heures de ce 16 juin 1904, à Dublin, l’Odyssée servant apparemment de canevas. Chacun est rédigé d’un point de vue et dans un (quand ce ne sont pas plusieurs) style différent. Il convient donc de s’aviser d’entrée de jeu que c’est dans cette marmite que Joyce s’emploie à élaborer l’œuvre qui lui servira, comme le dira Lacan, à pallier la psychose en se faisant un nom sur le cimetière de l’anglais. Ainsi, le tour auquel nous convie Budgen, pour simplet qu’il paraisse, nous ouvre à l’essaim des langues dans lequel est immergé le petit d’homme, en autant qu’on l’autorise à y prêter l’oreille. Comment alors exister, parler en son nom propre et éviter l’aveuglement définitif, quand la métaphore paternelle faillit à la tâche, voire s’absente, ce qui fut le cas de Joyce ? S’il s’entendait fort à boire l’argent qui lui filait entre les doigts comme l’eau, son père, suprême gaspilleur, lui enseigna l’exil de la parole et des lieux. Le texte de Joyce est une machine orale, une radiophonie transmettant des voix ou mieux, « la Voix, irréductible », pour parler comme Jacques Aubert.
Évoquant la polyphonie et l’irréductibilité de la machine textuelle joycienne, Hélène Cixous observait d’ailleurs : « […] on peut tenter de le traverser, on ne peut en faire le tour, ni le décrire, sinon de façon fragmentaire […]. Il est exillisible : entends cela lecteur, comme il te plaît. Ainsi écrit Joyce depuis l’hors indomptable que ses décisions d’exil inscrivent4 ». C’est également de cette position d’exil que Frank Budgen lit Joyce, s’y lie sans s’y enliser, sans périr dans les sables mouvants de la démesure, attentif à des aspects qui en disent long, comme ce fait attendrissant que la langue maternelle et quotidienne des enfants de Joyce était l’italien (Italo Svevo n’est pas loin ). Comme chez Rabelais, l’excès de Joyce (tiens tiens : Rabelais H.G. Wells avait bien lu, qui soulignait que l’auteur du Portrait de l’artiste jeune par lui-même avait « une obsession pour les latrines » ), certes plus tragique, se voit gracié par l’humour et par la mémoire de la verve des pubs de Dublin. Joyce n’aurait que faire de notre soi-disant multiculturalisme, lequel ne sert en fait le plus souvent que l’acariâtre cupidité des puissants de ce monde. Il matérialise la double tentation de la multiplication et de la pulvérisation du langage, comme s’il cherchait à se fondre à l’infini, à le devenir. Samuel Beckett, qui fut son secrétaire, devra procéder de manière exactement inverse en plongeant dans une raréfaction angoissée, de la disparition (Toujours moins !, telle semble en effet avoir été sa devise). Joyce, lui, ne craint pas la vastitude, ce qu’observe avec finesse Budgen lorsqu’il s’attarde au troisième épisode d’Ulysse, « Protée », durant lequel Stephen, se promenant sur la grève de Sandymount vers 11 heures du matin, dans une sorte d’identité absolue aux éléments, devient lui-même en pensées et sensations, en proie au changement perpétuel des eaux, de l’univers et des mots.
En tout cas, Frank Budgen, qui travaille à l’époque au Ministère de l’Intérieur de son pays, sait reconnaître la fibre propre à chaque épisode. Au sentiment d’amertume et de colère de l’ouverture correspond celui d’épuisement du second tandis que le troisième, musical, déploie le thème du changement des éléments, des humains, des animaux. Quant à « Circé », le quinzième, hallucinant, nous sommes au bordel dans l’ubuesque, le surréalisme et l’expressionnisme tout à la fois. « Éole », le septième, c’est la somme de tous les vents. Ainsi de suite.
Je pourrais continuer longtemps avec Frank Budgen et James Joyce pour spécifier chacun des épisodes en déclinant leurs mouvements singuliers. Mais au fond, il y a le plaisir de lire ce texte mirobolant, son langage, ses mots et ses signifiants, points de désir qui participent du désir de Joyce, de son écriture hyper-réaliste, ironique, parodique jusqu’à la mystique. L’humour sert-il dans Ulysse à exorciser l’angoisse de mort qui traverse le kaléidoscope des récits ? Chose certaine, il donne accès à l’excitation, coupable, que ressent l’être humain aux prises avec l’horreur totale, manière faustienne de doubler par le haut la faible chair tout en la magnifiant.
L’illisible
À la toute fin de « Violence et métaphysique », Jacques Derrida rappelait combien Emmanuel Levinas détestait Ulysse, ce « héros trop hégélien ». Au mythe du fils de Laërte retournant à Ithaque, le grand lecteur de la Torah opposait « l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ5 ». Dans Ulysse, la force de Bloom est de ne pas tomber dans le travail du négatif et d’assurer la gestation de l’humanité. Les créatures de papier de James Joyce surgissent du temps et de l’espace du récit, de son étendue, de ses rythmes, ses langues. Elles acquièrent leur substance, leur chair, leurs os, non d’un démiurge, mais d’un homme profondément inscrit dans la « vraie vie ». Jacques Aubert et son équipe de huit traducteurs (comme un écho aux huit ans de labeur consacrés à l’œuvre), cherchant à saisir au-delà de la perception une logique de la sensation, répondent ainsi dans leur pensée de la traduction à la « sensibilité innée » de Frank Budgen. Tâche impossible soutiennent ceux et celles qui s’escriment à rendre à elle-même dans le cours de l’histoire et des événements l’étrangeté, la justesse d’une langue multiple et intenable. Donc, pour cela, absolument nécessaire au monde en ce qu’elle annonce des signes dont la logique soutient le sens du monde.
1. James Joyce, Ulysse, nouvelle traduction sous la direction de Jacques Aubert, Gallimard, Paris, 2004, 981 p. ; 64 $.
2. Frank Budgen, James Joyce et la création d’Ulysse, trad. de l’anglais par Édith Fournier, Denoël, Paris, 2004, 337 p. ; 39,50 $.
3. Jacques Lacan, Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Seuil, Paris, 2005, p. 70. La scène devant le Mur des lamentations du paragraphe précédent est évoquée par Philippe Sollers dans La divine comédie, Folio, Paris, 2000, p. 75-76.
4. Hélène Cixous, Prénoms de personne, Seuil, Paris, 1974, p. 233.
5. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 228.
EXTRAITS
Les voix se marient et se fondent en un silence nébuleux : un silence qui est l’infini de l’espace ; et vite, en silence, l’âme aspirée plane au-dessus de régions de cycles des cycles de générations qui furent. Une région où le gris crépuscule descend toujours sans jamais tomber sur de vastes pâturages vert amande, versant sa cendre, éparpillant sa perpétuelle rosée d’étoiles. Elle suit sa mère à pas empruntés, une jument qui guide sa pouliche. Fantômes crépusculaires cependant pétris d’une grâce prophétique, svelte, croupe en amphore, col souple et tendineux, douce tête craintive. Ils s’évanouissent, tristes fantômes : plus rien. Agendath est une terre inculte, la demeure de l’orfraie et du myope upupa. Netaïm la splendide n’est plus. Et sur la route des nuées ils s’en viennent, tonnerre grondant de la rébellion, les fantômes des bêtes. Houhou ! Hélà ! Houhou ! Parallaxe piaffe par derrière et les aiguillonne, les éclairs lancinants de son front sont des scorpions. L’élan et le yak, les taureaux de Bashan et de Babylone, le mammouth et le mastodonte en rangs serrés s’avancent vers la mer affaissée, Lacus Mortis. Troupe zodiacale de mauvais augure et qui crie vengeance ! Ils gémissent en foulant les nuages, cornes et capricornes, trompes et défenses, crinières léonines, andouillers géants, mufles et groins, ceux qui rampent, rongent, ruminent, et les pachydermes, multitude mouvante et mugissante, meurtriers du soleil.
James Joyce, Ulysse, p. 512-513.
Il n’est pas facile de définir l’état d’esprit qui prévaut dans Ulysse. Il me semble que Joyce n’aime ni ne hait, ne loue ni ne maudit le monde. Il en confirme l’existence d’un « Oui » aussi catégorique que celui de Marion Bloom affirmant ses prérogatives à la dernière page du livre. Pour Joyce ce n’est pas « le meilleur des mondes » nouveau sur le point de se lancer dans une entreprise jamais tentée jusqu’alors. C’est plutôt « le meilleur des mondes » de toujours qui s’écoule à jamais comme un fleuve, lequel semble toujours changer mais ne change jamais. L’attitude prédominante dans Ulysse est celle d’un scepticisme très humain. Ce scepticisme ne porte pas sur les valeurs humaines éprouvées nécessaires de tout temps à la cohésion sociale, mais sur toutes les tendances et tous les systèmes quels qu’ils soient. On trouve dans Ulysse du chagrin et de la pitié, mais c’est l’humour qui prédomine. On entend sans interruption toutes les gammes et toutes les tonalités du rire, un rire qui gagne l’Univers ou bien se moque de lui.
Frank Budgen, James Joyce et la création d’Ulysse, p. 79.