Quand filent les ans et que se font rares les oreilles dans lesquelles déverser les souvenirs, surgit la tentation de se raconter. L’autobiographie, impressionniste et docile aux ordres de son rédacteur, est une façon de recréer l’écoute ; elle comporte ses périls.
Par comparaison, la biographie, surtout quand elle bénéficie du recul du temps et de l’apaisement des passions, réduit la dépendance à l’égard des impressions fugitives et se rapproche de l’histoire.
Un passé à saisir
Georges Dor méritait ce livre et ce titre : Mémoires d’un homme de parole1. Homme de parole, il le fut, en effet, dans les diverses acceptions du terme. Son parcours ne fut pas facile. Il se mit en route avec un modeste baluchon et peina longtemps à trouver une relative sérénité. Cet aide-mémoire, jamais terminé, se tait au moment où Georges Dor aurait pu raconter non plus son enfance et ses trente-six métiers, mais sa carrière et ses multiples combats. Un décalage persiste donc, que Bruno Roy ne pouvait combler, entre ce Georges Dor qui révèle sa jeunesse et son instabilité et celui que la chanson et le culte de la langue ont fait apprécier. Heureusement, Georges Dor écrit avec soin, dans le souci du mot juste, en multipliant les descriptions évocatrices. Le lecteur identifie ainsi les valeurs dont l’homme aurait poursuivi la défense s’il avait vécu : transparence, amitié, droiture du langage et du propos. Quant aux innombrables coupures de presse que Bruno Roy livre en complément, elles soulignent en Georges Dor la spontanéité et la soif de liberté, mais ne révèlent pas l’unité profonde du personnage.
Le nom d’André Gillois éveillera peu d’échos dans les oreilles québécoises. Le titre donné à ses mémoires, Ce siècle avait deux ans2, évoquera plutôt la vaniteuse référence de Victor Hugo à sa propre naissance. La lecture ne précisera d’ailleurs pas beaucoup le profil du personnage. La préface de Jean-Louis Crémieux-Brilhac fournit quelques repères, mais l’éditeur tait les raisons qui l’amènent à rééditer des mémoires qu’André Gillois signait en 1980. C’est dommage, car l’auteur a touché à tout, connu tous les grands de la littérature et de la scène, tant prêté sa voix aux plus valables causes qu’il lui appartiendra de diffuser le célèbre message de Londres du général de Gaulle. Son livre se disperse pourtant en recueil d’anecdotes. Beaucoup sont superbes, mettent en cause Jules Renard, André Malraux, André Gide, Marcel Proust, Einstein, mais André Gillois, lui, demeure en coulisse. Seule échappe à cette superficialité un peu salonnarde la dernière page où, ému et émouvant, il s’autorise un regard sur la mort de la compagne de sa vie.
Belle découverte (pour moi) que celle de Chartrand des Écorres, Seul responsable de mes dires, Autobiographie posthume de Chartrand des Écorres3. Voilà une plume féconde, piquante, audacieuse qui, sans Cosette Marcoux et Jacques Boivin, serait demeurée inconnue ou au moins sous-estimée. L’homme vagabonde du Québec à l’Indochine et laisse partout des textes intelligents marqués par l’ouverture d’esprit et le recul critique. Il écrit en français et en anglais, aux États-Unis aussi volontiers qu’en Europe. Il manie les armes aussi habilement que la plume, recueille les honneurs dus aux braves, donne dix fois à sa vie un nouveau départ. En choisissant parmi les innombrables textes de Chartrand des Écorres, les deux associés ont donné la plus ingénieuse des tournures à cette autobiographie : ils ont laissé parler l’auteur, mais ils ont rangé ses articles selon l’ordre chronologique. La vie retrouve ainsi sa fluidité. L’homme naît, grandit, s’exprime avec une croissante maturité, juge de mieux en mieux ses semblables et le monde. Regroupées à la fin, les références diront d’où viennent les composantes de ce fascinant recueil.
On ne s’étonnera évidemment pas si le journal informatique que pond Claude Jasmin en quatre mois se sent à l’étroit dans un bouquin de 400 pages. S’il se qualifie d’écrivain torrentiel, Claude Jasmin ne commet avec À cœur de jour4 – pour une fois ! – aucune exagération. Ce genre littéraire a d’ailleurs tout pour lui plaire et pour afficher sa superbe effervescence sous son meilleur jour. Tout s’y rédige à chaud, tout est diffusé sans possibilité de regret ou d’édulcoration. Nul ne survivrait à un tel rythme de production s’il ne pouvait, comme l’auteur, compter sur les connaissances engrangées au cours d’une vie trépidante. La rançon, c’est le débraillé de l’écriture. Claude Jasmin est à peine excusable quand il s’abandonne, lui qui connaît mieux, à l’injure facile ; il ne l’est pas du tout quand il se dispense d’épeler correctement les noms propres : Adrienne Clarkson, Jacques Attali, Bernhard Schlink et même George Bush ont droit à ce minimum.
La boulimie torture trop d’êtres humains pour qu’on aborde avec froideur le témoignage d’une de ses victimes. On imputera donc au courage plus qu’à l’exhibitionnisme le récit qu’offre Anne Létourneau de l’enfer qu’elle a vécu et dont elle s’est tiré. La sérénité qui traverse l’écriture de La folie des douceurs, De la boulimie à la spiritualité5 n’en est que plus appréciable. Il est cependant difficile de penser que les gourous et les ésotérismes les plus incertains constituent le seul espoir des personnes touchées par ce fléau.
Proches à mieux connaître
On croit connaître Samuel de Champlain, mais Francine Légaré a vite fait de dissiper l’illusion avec Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France6. Les rares dates familières concernent la Nouvelle-France et les voyages du navigateur. De l’homme lui-même, on sait ce qu’il a raconté. Heureusement, la biographe possède rigueur, culture, imagination et elle fait aisément la navette entre les faits et le plausible, entre l’histoire et le roman. Ce qui est vérifiable nous est affirmé, le reste est construit sur des indices et des déductions. Une écriture alerte et même élégante rend délectable ce récit biographique. L’idée de faire parler une Hélène Boullé parvenue à l’âge des conclusions nous vaut quelques pages particulièrement séduisantes.
La biographie que livre Pierre Couture du légendaire curé Labelle, Antoine Labelle, L’apôtre de la colonisation7, rend justice au fringant personnage. Les indéniables mérites du bâtisseur refont surface, mais on ne le canonise pas pour autant. La colonisation, souvent décrite comme un miroir aux alouettes, retrouve ici ses divers objectifs et le jugement final s’en trouve nuancé. Pierre Couture profite de cette biographie pour évoquer le Québec du temps : frénésie ferroviaire, politique à base de talent oratoire, incertain mélange chez beaucoup d’hommes publics d’intérêts personnels et d’authentique civisme, haut clergé infiniment loin des fidèles et des curés… Du beau travail. Étrange toutefois que la statue du curé Labelle, dont l’auteur raconte la difficile création, ne fasse pas partie de l’iconographie.
Il y a si longtemps que Bruno Hébert s’intéresse au sculpteur Louis-Philippe Hébert qu’on lit de confiance Louis-Philippe Hébert (1850-1917), Sculpteur national8. Le biographe, qui sait tout de la production de l’artiste, peut également la situer par rapport aux techniques européennes et évaluer les différences. Le choix des reproductions témoigne de la polyvalence et de l’insatiable curiosité de l’artiste. On s’étonnera du sens que donne le biographe à certaines expressions : « projet remis sur la sellette depuis peu « (p. 27), « arrive qui pleutre… » (p. 56).
Autant Chiniquy marqua le XIXe siècle, autant il est aujourd’hui disparu des mémoires. Ne rappellent ses croisades en faveur de la tempérance que les croix noires encore dressées ici et là dans les campagnes. À tel point qu’il faut l’érudition de Marcel Trudel pour redonner vie au tumultueux orateur avec Chiniquy, Prêtre catholique, ministre presbytérien9. L’homme, face à une femme ou à une foule, est un séducteur. Il ne se plie à aucune discipline, n’accepte aucune contrainte. Quand le clergé veut opposer la modération à l’ivrognerie, lui préconise l’abstinence totale. Quand, au bout de scandales mal étouffés, on l’éloigne des tribunes prestigieuses, il s’exile, se met au service d’une autre foi et dure comme un chêne. Marcel Trudel, en historien rigoureux, lui reconnaît ses talents, mais ne cache rien de ses délires.
Enfances douloureuses, vies marquées
La biographie de Jean Genet porte un titre fort juste : Jean Genet, Portrait d’un marginal exemplaire10. L’homme, en effet, vient de nulle part et se protège des coups comme des attachements. La prison lui sert d’incubateur, pas de purgatoire. S’il se joint aux démunis, aux Palestiniens par exemple, il se réserve d’être un marginal parmi les marginaux. Le biographe, Arnaud Malgorn, a le grand mérite de suivre l’écrivain dans ses errances et ses protestations sans lui coller des étiquettes. L’iconographie, toujours abondante et colorée dans la série « Découvertes », rend hommage à la totale liberté de Jean Genet.
Avoir comme mère Catherine la Grande ne garantit certes pas une enfance heureuse. Paul Ier portera sa vie durant la marque des cruautés et caprices de sa mère. Occupée à renouveler son cheptel d’amants en uniforme, Catherine n’eut ni temps ni tendresse pour son fils qu’elle voulut d’ailleurs éloigner du trône. Il s’y rendit, mais dans quel état ! Ce portrait du personnage, Paul Ier, Le tsar mal aimé11, bénéficie du style toujours fluide de Henri Troyat, mais il n’ajoute rien à ce que l’auteur lui-même avait déjà raconté. La corruption de la noblesse russe rappelle, en pire, les excès d’une autre noblesse qui provoqua 1789.
Des regards particuliers
Il y a biographie et biographie. Mais les différences tiennent parfois à l’angle qu’adopte le biographe plus qu’aux personnalités décrites. Ainsi, Julia Kristeva observe en Colette non pas tant son merveilleux maniement de la langue que les ambiguïtés de sa psychologie. Dans Le génie féminin, T. III, Colette12, Julia Kristeva goûte le style de Colette, mais elle préfère à l’appréciation linguistique la plongée psychanalytique dans une âme qui cherche, rien de moins, que « l’hermaphrodisme mental ». Colette n’a cure des rôles traditionnels, des interdits sociaux, des contraintes peut-être issues de la nature. Elle veut être tout, redéfinir sans cesse son identité, son sexe, ses appartenances. Pendant les années d’occupation, elle écrit pour quiconque la sollicite, ne consentant à aucun renoncement sinon à ceux que demande l’art. Julia Kristeva n’est pas toujours d’abord souriant, mais son analyse, dirait Michelin, « mérite le détour ».
Longtemps immergé dans les biographies de grandes figures politiques ou littéraires, Jean Lacouture s’était promis de parler des trois grands « M » de son Bordeaux d’origine : Mauriac, Montaigne, Montesquieu. Mauriac se trouva dans sa mire en premier (1980). Montaigne eut son tour il y a quelques années. Restait Montesquieu, l’homme des Lettres persanes et de L’esprit des lois. Comme dans le cas de Montaigne, dont cent biographies ont ausculté les moindres mots et gestes, Jean Lacouture n’a pas tenté le portrait définitif ou entièrement renouvelé dans Montesquieu, Les vendanges de la liberté13. Il glisse sur le connu, des frasques du mari aux calculs du chercheur de titres et du propriétaire de vignobles, et se concentre sur le Montesquieu sociologue et politologue. Créer le personnage d’un Perse en visite à Paris, c’était, en avance sur le temps, voir la société française avec les yeux de l’Autre. L’effort ne se démentira jamais et cela, selon Jean Lacouture, fait de Montesquieu un ingénieux et intransigeant défenseur de la liberté.
En regroupant les neuf papes du XXe siècle dans Les papes du XXe siècle14, Jean Mathieu-Rosay souligne leurs différences plus qu’il n’apparente les personnages. Tel pontife provient de l’aristocratie et en conserve la marque. Tel autre, tôt voué au travail pastoral, conservera le respect des gens ordinaires, au risque de déplaire à la bureaucratie vaticane. L’intérêt du survol s’en trouve accru, car on ne sait, d’élection en élection, quel style adoptera le successeur. Jean Mathieu-Rosay, renseigné et équitable, respectueux mais critique, dégage avec netteté mérites et erreurs de perspective. Aucun des neuf élus ne l’enthousiasme ou ne le hérisse jusqu’à l’aveuglement. Il n’est pourtant pas dit que sa recherche soit suffisamment large et autonome. À propos de Pie XII, par exemple, les clichés occupent plus de place que requis. À propos de Jean-Paul II, l’auteur s’aligne avec tant de complaisance sur la biographie que George Weigel a consacrée au pape polonais qu’il en épouse les omissions. Ainsi, la reconnaissance diplomatique accordée prématurément à la Croatie par le Vatican esquive l’analyse critique qu’elle mérite. Ainsi, le voyage du pape au pays de Fidel Castro se dispense un peu vite du récit qu’en donnait Vasquez Montalban.
Immenses et différents
Pierre Mac Orlan s’entoure de tant de ténèbres qu’il prend figure de mystificateur. Mais il étale soudain tant de talents différents qu’on laisse tomber la méfiance et l’agacement pour ne goûter que le plaisir. L’homme s’invente un personnage, cabotine à plein temps, offre discrètement sa contribution à la littérature porno, sympathise avec Vichy et Franco, mais il mérite tous les éloges par le récit des voyages dont il a seulement rêvé et par les chansons grâce auxquelles il permet aux autres de rêver à leur tour. En ce sens, le titre choisi par le biographe, Mac Orlan l’aventurier immobile15, convient parfaitement. Il signale, en effet, que Pierre Mac Orlan était trop habile conteur pour s’éreinter à vivre les aventures qu’il raconte. Jean-Claude Lamy, documenté et remarquablement serein, parvient à établir le contact entre le lecteur et un personnage théâtralement énigmatique.
Henri Mitterand, peut-être la voix la plus autorisée à raconter Zola, maîtrise si bien sa documentation qu’il ose dire ce qu’elle ne contient pas. On s’étonne, car cette monumentale biographie qu’est Zola, T. III, L’honneur, 1893-190216 s’est déployée avec tant de générosité qu’on croit disparus les coins d’ombre. L’affaire Dreyfus, par exemple, a été racontée, nuancée, précisée. Les relations de Zola avec Alexandrine et Jeanne sont délicates et intelligibles. On a suivi l’évolution de Zola depuis le réalisme doctrinal jusqu’à la défense de la fécondité en passant par l’autopsie de la société romaine et des pèlerinages à Lourdes. Et quelque chose ferait encore défaut ? Oui, dit Henri Mitterand. On en sait encore trop peu sur la contribution de Zola à l’art lyrique. On n’a même pas entrepris l’inventaire de ce qu’a produit Zola à titre de merveilleux photographe. On n’a même pas la certitude, dit-il en logeant la question à la périphérie de la biographie, si Zola est mort assassiné. Heureux les créateurs qui méritent un tel biographe.
1. Georges Dor, Mémoires d’un homme de parole, introduction et choix de textes par Bruno Roy, Fides, Montréal, 2002, 343 p. ; 29,95 $.
2. André Gillois, Ce siècle avait deux ans, Mémoire du Livre, Paris, 2002, 503 p. ; 35,95 $.
3. Cosette Marcoux et Jacques Boivin, Seul responsable de mes dires, Autobiographie posthume de Chartrand des Écorres, Varia, Montréal, 2003, 201 p. ; 22,95 $.
4. Claude Jasmin, À cœur de jour, Trois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2002, 412 p. ; 29,95 $.
5. Anne Létourneau, La folie des douceurs, De la boulimie à la spiritualité, Publistar, Montréal, 2002, 493 p. ; 24,95 $.
6. Francine Légaré, Samuel de Champlain, Père de la Nouvelle-France, XYZ, Montréal, 2003, 173 p. ; 16 $.
7. Pierre Couture, Antoine Labelle, L’apôtre de la colonisation, XYZ, Montréal, 2003, 167 p. ; 16 $.
8. Bruno Hébert, Louis-Philippe Hébert (1850-1917), Sculpteur national, Lidec, Montréal, 2002, 62 p. ; 9,95 $.
9. Marcel Trudel, Chiniquy, Prêtre catholique, ministre presbytérien, Lidec, Montréal, 2001, 62 p. ; 9,95 $.
10. Arnaud Malgorn, Jean Genet, Portrait d’un marginal exemplaire, Gallimard, Paris, 2002, 128 p. ; 21,50 $.
11. Henri Troyat, Paul Ier, Le tsar mal aimé, Grasset, Paris, 2002, 281 p. ; 29,95 $.
12. Julia Kristeva, Le génie féminin, T. III, Colette, Fayard, Paris, 2002, 621 p. ; 44,95 $.
13. Jean Lacouture, Montesquieu, Les vendanges de la liberté, Seuil, Paris, 2003, 371 p. ; 41,95 $.
14. Jean Mathieu-Rosay, Les papes au XXe siècle, Presses du Châtelet, Paris, 2002, 329 p. ; 32,95 $.
15. Jean-Claude Lamy, Mac Orlan l’aventurier immobile, Albin Michel, Paris, 2002, 317 p. ; 41,95 $.
16. Henri Mitterand, Zola, T. III, L’honneur, 1893-1902, Fayard, Paris, 2002, 860 p. ; 64,95 $.