Naître gaucher équivalait, à une époque pas si lointaine, à être étiqueté différent, discordant. Et au Québec, comme partout ailleurs, les différences, surtout lorsqu’elles étaient visibles, demandaient à être corrigées, effacées, gommées. Quoi de plus alarmant pour des parents que de constater que leur enfant n’est pas normal. Il a bien tous ses membres, comptés et recomptés, mais il ne les utilise pas selon le mode d’emploi habituel, convenu. Un défaut de fabrication est survenu. À qui la faute ? On ne cherchera pas tant à savoir, à comprendre qu’à réparer la situation. Un défaut qu’il faudra corriger le plus rapidement possible afin d’éviter que l’enfant soit stigmatisé, montré du doigt, de la main droite. La famille, appuyée fortement par un système d’éducation qui ne prisait guère plus les différences, cherchera par tous les moyens à faire rentrer dans le rang la brebis égarée, à masquer ce fil qui dépasse.
Dans un essai tout aussi hybride que ludique, Bertrand Gervais puise abondamment dans son expérience personnelle et ses souvenirs pour explorer et comprendre l’immense source de contrariété qui aura contribué à forger son identité, à transformer le gaucher qu’il était à la naissance en un devenir droitier, socialement acceptable aux yeux de sa famille et de l’école. En multipliant les chapitres, courts et ciblant chacun un aspect de ce défaut de fabrication, Gervais dresse une liste de questions auxquelles les réponses ne cherchent pas tant à réhabiliter la main fautive qu’à nous faire prendre conscience de l’étroitesse de vue de nos perceptions dès lors que nous nous contentons d’appréhender le monde de façon unique. Nombreuses sont ici les questions soulevées : « Quels rapports un gaucher contrarié entretient-il avec ses deux mains ? Avec son corps ? Comment a-t-il résolu ou mis en scène ce conflit à la source même de son identité ? Quelle part la contrariété a-t-elle jouée dans ses processus de création et d’écriture ? » Et aussi nombreuses les réponses qui nous sont tendues d’une manière symétriquement déstabilisante pour ceux d’entre nous qui sommes droitiers. À la barre des témoins se succèdent Michel Serres, Georges Perec, Roland Barthes, Pierre Alechinsky, pour ne nommer qu’eux. Tour à tour, ils témoignent de la richesse de leurs découvertes respectives qui, leur défaut de fabrication eût-il été corrigé, seraient restées lettre morte. N’être que droitiers, auraient-ils pu alors regretter instinctivement. Un essai qui nous invite non seulement à voir et à accepter la différence, mais à la rechercher, voire à l’envier.