Le parcours de Roger Magini n’est pas banal. Natif de Monaco, il a établi ses quartiers dans la jeune vingtaine au Québec, où il a résidé quelque quarante ans, au cours desquels il aura fait paraître une douzaine de titres, dont deux se sont classés finalistes au Prix du Gouverneur général du Canada : Un homme défait (1995) et Styx (2000). Il profite maintenant de son retour en France pour publier chez Grasset Ilitch, mort ou vif, une œuvre dense d’une qualité d’écriture remarquable, aussi sobre que précise.
Il y a quelque chose de virtuose dans cet art de pénétrer avec tant de pertinence les voies d’un peuple qui nous est étranger. Dans Ilitch, Magini nous transporte dans ce qui constitue les fondements mêmes de l’âme russe, aussi bien dans ses tourments que dans ses emballantes velléités révolutionnaires qui l’auront marquée au cours du dernier siècle.
Cloué à son lit d’hôpital, Charlie Boy fait appel aux bons services de son ami tout simplement nommé Narrateur pour qu’il lui raconte l’histoire de Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, une histoire agrémentée d’une pléthore de détails maintenant l’illusion des succès d’Ilitch. Qu’il s’agisse d’une affabulation ou plutôt d’une fable philosophique, ce roman est avant tout une bouée de sauvetage lancée à celui qui se noie, dans l’espoir de tenir la Camarde à distance. En sursis depuis qu’il a été condamné par les médecins, Charlie Boy laisse donc cette voix intarissable entretenir la flamme rouge, comme une sorte de soins palliatifs pour l’âme. Narrateur s’amuse donc au fil de ses visites à l’hôpital à refaire l’histoire et imagine à Ilitch en fauteuil roulant une vie rêvée où les entorses à la vérité historique ne sont pas seulement tolérées, mais surtout souhaitées.
Même si le texte de Magini parle à l’intellect d’abord plutôt qu’au cœur en raison d’une culture foisonnante, les pages les plus marquantes d’Ilitch, mort ou vif restent celles, si justes, où sont évoqués les derniers moments d’un homme déchu, ce Charlie Boy étique qui s’accroche à la vie, suspendu aux lèvres de celui qu’il aime appeler Narrateur.
Des films ingénieux comme Big Fish (Tim Burton) ou Good Bye Lenin ! (Wolfgang Becker) nous ont montré que l’art de créer une illusion peut pallier bien des maux. Peu importe en fait si ce en quoi on prête foi est véridique ou pure chimère, car la fiction vaut bien au final la réalité. Roger Magini livre avec Ilitch, mort ou vif le récit passionné d’une uchronie autour de celui qui aura rêvé pour sa chère patrie d’une utopie prolétaire.