« L’écrivain rêve d’être le sculpteur des mots… »
Paul Carvel
S’il y en a qui feront ici des considérations sur le littéraire Réjean Ducharme, pour ma part, j’en ferai sur le plasticien Roch Plante et au bout du compte nous parlerons d’une seule et même personne. Une telle symbiose est de plus en plus courante depuis le siècle dernier, avec pour conséquence une tendance à briser les frontières entre les disciplines. Cependant, la particularité de ce cas qui nous concerne aujourd’hui, c’est que, peut-être plus que tout autre créateur, s’il est un mystère social, il l’est aussi doublement. Au début de la carrière de Réjean Ducharme, son identité même a été mise en doute dans la presse locale1 et, devenu sculpteur sous un pseudonyme, le public friand d’art et de littérature, pour qui il reste un inconnu, s’est demandé si ces assemblages n’étaient pas pour lui une sorte de plaisir honteux.
Dans bien des cas, le fait pour un écrivain de se lancer dans les arts plastiques ne laisse pas la critique indifférente. Devenant sculpteur, travaillant en plus sous un nom d’emprunt, Réjean Ducharme devait bien s’attendre à créer des remous et ceci en dépit du fait que sa mère ait déclaré que « s’il avait su tout le bruit que ça provoquerait, il n’aurait jamais fait publier ses œuvres2 ». Ceci dit, à travers les considérations qui seront faites sur Réjean Ducharme / Roch Plante, apparaîtra une tentative de répondre à la question : faut-il mêler l’un et l’autre, l’un à l’autre ?
Commentant une exposition des Trophoux, Kathy Redford3 prétend que c’est la célébrité de l’écrivain qui a créé un intérêt pour l’art du plasticien. Le second serait donc redevable au premier ? Pour éviter de répondre directement à la question, on pourrait noter que les assemblages de Roch Plante donnent à Réjean Ducharme, sculpteur de mots, l’occasion de manipuler des objets. L’auteur, en effet, a un intérêt manifeste pour l’objet que révèle la présence quasi constante dans ses écrits du livre-objet. À titre d’exemple, on pourrait citer Mille Milles, l’un des personnages du Nez qui voque, qui aime un livre sculpté, luxueux, un véritable monument de la littérature. Dans la description que fait le personnage de ce livre, on note que le titre en soi (et le contenu probablement) n’a aucune importance, seuls comptent les éléments décoratifs qui l’entourent : feuilles d’acanthe bleues, cantharides de cuivre et colonnes doriques. Dans les sculptures de Roch Plante, par contre, les titres sont, comme l’a justement dit Lise Gauvin, « le passage obligé de l’œil vers l’œuvre4 ». Et, lorsqu’on voit ce goût qu’a l’homme de lettres pour des jeux de mots élaborés et toujours étonnants, il est évident que c’est Réjean Ducharme qui donne les titres aux œuvres de Roch Plante. Dans ce cas, on peut se demander quelle est l’intention du premier par rapport à l’œuvre du second.
Le fait est que certains artistes, surtout ceux qui travaillent dans le domaine de l’abstraction, jouent souvent avec les titres sans que ceux-ci aient un véritable rapport avec le contenu de leurs œuvres. Les assemblages de Roch Plante sont résolument abstraits. Si le titre du livre qu’aime tant Mille Milles est en couverture, ceux des Trophoux sont collés à l’arrière ou en‑dessous des œuvres, on dirait presque sournoisement. De plus, la manière de les composer est fascinante. Ce sont des collages de lettres sur des fonds de différentes couleurs comme on en trouve dans des lettres anonymes. Ce sont par ailleurs des jeux de mots, quelquefois à double sens, jouant sur la sonorité. Ces titres méritent donc qu’on s’y attarde parce qu’ils ressemblent dans la forme aux œuvres qu’ils accompagnent ; ils en font partie.
Il y a donc dans l’œuvre plastique de Roch Plante quelque chose à lire, et même à entendre, ne serait-ce que ces jeux de mots qui voudraient dire un peu de l’état d’esprit, ou d’un lieu, ou d’un événement que l’homme de lettres a voulu associer à l’œuvre du plasticien. Dans ce cas, le titre est-il vraiment un indice pour saisir l’œuvre ?
Ce qui arrive dans bien des cas, c’est que l’observateur, guidé par le titre, cherche à identifier l’objet, à lui donner un sens alors que, bien souvent, l’objet en question est dépouillé de tout sens et n’est retenu que pour ses caractéristiques physiques. C’est là une approche très XXe siècle par laquelle la démarche moderniste a voulu montrer qu’on pouvait faire de l’art avec toutes sortes de matériaux et non plus seulement avec ceux que l’on dit traditionnels. Dans la manière dont Roch Plante travaille ses assemblages, la référence à son aîné l’Américain Joseph Cornell a quelquefois été faite mais le rapprochement entre les deux personnages va au-delà du style. Comme Cornell, Roch Plante est un personnage effacé, sans aucune formation artistique, qui crée des assemblages d’objets hétéroclites empreints d’expériences personnelles. De plus, par leur aspect anti-art, populaire, les Trophoux de Roch Plante rejoignent cette littérature anti-littéraire, imprégnée de culture populaire, que propose Réjean Ducharme.
Comme le demande Réjean Ducharme à ses lecteurs, Roch Plante veut que celui ou celle qui regarde ses œuvres s’engage dans l’incertitude, dans l’équivoque. En effet, les Trophoux de Roch Plante présentent ce même paradoxe de la communication intellectuelle et spirituelle mais cette fois porté par des formes solides et matérielles. Ces formes sont celles d’objets d’une grande diversité, faits de matériaux divers, de couleurs et de textures différentes. La seule chose qu’ils ont en commun est le fait qu’ils sont tous des rebuts. Sans vouloir donner une interprétation quelconque à ces assemblages, on peut se borner à en considérer le design, c’est-à-dire la manière dont ces éléments sont agencés : l’unité ou la diversité créée, l’unité dans la diversité, l’équilibre, le rythme, les proportions, la composition particulière qui pourrait mettre l’accent sur un élément par rapport aux autres, les effets d’ombres et de lumières obtenus, les effets de masses et d’espaces créés
Une telle approche est un peu celle de Lise Gauvin dans le texte de fond du catalogue. Et c’est peut-être la meilleure car le caractère de ces assemblages oscille entre leur aspect conceptuel et ses attributs visuels. Par ailleurs, si, comme certains le prétendent, les objets assemblés sont signifiants pour la communauté à laquelle appartient l’artiste et à laquelle ces œuvres sont de prime abord destinées, une telle approche leur permet de vaincre des difficultés et de surmonter des obstacles pour enfin donner au spectateur quel qu’il soit, où qu’il soit, la liberté de découvrir dans ces assemblages cette divine inspiration qui est celle d’un artiste maîtrisant à la fois les mots et les formes.
1. Huguette O’Neil, « Et si Ducharme n=était pas Ducharme », La Presse, Montréal, 24 novembre 1991.
2. Michel Saint-Germain, « Réjean Ducharme par sa mère », L’Actualité, 1er octobre 1994.
3. Kathy Redford, « Roch Plante, Vagabond de la Renaissance », Magazine Art, hiver 1996-1997.
4. Lise Gauvin, Roch Plante, Trophoux, Lanctôt, Outremont, 2004, p. 16.
EXTRAITS
Échapper à la beauté, ou à une idée reçue de la beauté, c’est aussi résister à la fascination du construit, du tout fait. Comment arriver autrement à « voir des voyelles et des consonnes en bois et en couleur » ?
p. 15
Les titres promettent et déçoivent tout à la fois, ils vivent de leur vie propre, à côté et en dehors des choses représentées, auxquelles ils donnent une tonalité ludique.
p. 17
Dans les Trophoux de Roch Plante, ce sont les choses qui, tout compte fait, ont le dernier mot.
p. 18
Le parti pris des choses, chez Roch Plante, est un langage en soi, qu=il appartient à chacun de décoder à sa guise. Là encore, il suffit de savoir regarder.
p. 19