Au moment où Hitler prend le pouvoir en 1933, Kurt von Hammerstein est le grand patron de l’armée allemande. Après son élection à la chancellerie, c’est chez lui, dans ses appartements de fonction, qu’Hitler brosse pour la première fois les grandes lignes de sa politique. Ce général issu de la vieille noblesse prussienne savait voir clair dans les hommes et lire dans les événements. Jamais il ne fut dupe de l’homme et du régime qu’il avait contribué à installer à la chancellerie. Il en avait sous-estimé la bassesse. « Sa posture intellectuelle, liée au fait qu’il avait globalement une mentalité de grand seigneur, ne pouvait que faire de lui d’emblée un adversaire résolu des nationaux-socialistes tapageurs », dit de lui son biographe Hans Magnus Enzensberger.
À ses yeux pourtant, vu l’état de déliquescence politique où se trouvait plongée l’Allemagne de Weimar, seul Hitler était envisageable comme chancelier. « Tout autre choix ne pouvait qu’entraîner la grève générale, voire la guerre civile, et du coup une intervention extrêmement inopportune de l’armée à l’intérieur et contre deux côtés, contre les nationaux-socialistes et contre la gauche. » À l’époque, un sentiment d’impuissance généralisé poussait la plupart des gens vers le radicalisme. « Protection et sécurité leur paraissaient ne plus pouvoir être assurées que par des organisations comme le Parti communiste, le Parti nazi, le Reichsbund ou les SA. » Une participation des nationaux-socialistes au gouvernement lui parut donc comme un moindre mal. Cet esprit modéré succombait à l’illusion commune selon laquelle « en ‘attelant’ Hitler et son parti à une responsabilité gouvernementale, on pourrait les lier, les diviser, les ‘domestiquer’ ». Cette erreur d’appréciation ne fut suivie, chez lui, d’aucune compromission.
Ce sont ses enfants, en particulier ses filles aînées, qui s’opposeront le plus activement et le plus courageusement au régime nazi en rejoignant la résistance communiste. Un fils cadet, Ludwig, participera également au complot qui mènera à l’attentat raté du 20 juillet 1944 contre Hitler. Opposition circonstancielle, mais aussi de conviction politique. D’ailleurs, longtemps après la fin des hostilités, sa fille Marie-Louise restera fidèle à ses engagements et choisira de s’établir en RDA pour y poursuivre son rêve d’une dictature du prolétariat.
C’est à partir de rapports de la police secrète, de comptes rendus d’interrogatoires, de procès verbaux, de mémoires et de souvenirs que l’auteur reconstitue le destin des Hammerstein. En retraçant le parcours de cette extraordinaire famille, Hans Magnus Enzensberger a mis en lumière et condensé toutes les contradictions de la tragédie allemande du XXe siècle. L’ouvrage, abondamment illustré, a été choisi comme meilleur livre de l’année 2010 par la rédaction du magazine Lire.