Dernière œuvre du Prix Nobel portugais, Caïn nous amène sur un terrain nouveau pour ce grand sceptique qu’est José Saramago : celui de Dieu ! Vingt ans après L’Évangile selon Jésus-Christ – où ce n’est pas tant Dieu qui l’avait alors intéressé mais bien l’humanité de Jésus –, il se penche cette fois sur la figure torturée de Caïn, converti ici en éternel errant, en juge impitoyable de son temps, en dénonciateur des injustices et des impostures, mais surtout, sous la plume sans merci de Saramago, en critique féroce de Dieu lui-même. Comme il y a vingt ans, certains crieront sans doute au scandale, ou vont peut-être cette fois se taire, l’homme n’étant plus là avec son ineffable sourire pour alimenter leur aigreur… S’il touche à une nouvelle thématique, il va sans dire qu’il la traite à sa façon : l’ironie, l’indignation, la douceur sont présentes ; et avec son style bien à lui : phrases sinueuses, dialogues entremêlés, changements fréquents d’interlocuteurs au moyen de majuscules soudain insérées dans le texte, philosophie et narration croisées, clins d’œil historiques et narratifs, style baroque parfois, mais sobre aussi, alliant envolées lyriques et froides observations, ce qui n’est pas toujours une mince affaire.
Comme toujours l’historien rencontre ici le romancier, et comme toujours c’est le romancier qui l’emporte. Le souci de l’exactitude, la cohérence dans l’élaboration de la trame narrative, Saramago ne prend pas cela à la légère, et il ne fait pas de doute qu’il connaît son histoire biblique. Mais justement pour cela, il s’amuse manifestement à parsemer son récit d’invraisemblances, de coups de gueule, de règlements de compte avec les atrocités de l’histoire, voire avec le clergé de jadis et d’aujourd’hui. Mais c’est sans doute lorsqu’il s’en prend directement à Dieu que sa charge porte davantage : « Qui es-tu donc pour mettre à l’épreuve ce que tu as créé toi-même ? » dira-t-il sans ménagement. Et dans la foulée de la triste histoire d’Abraham et d’Isaac, il assénera ses critiques les plus féroces : « Et quel seigneur est-ce là qui ordonne à un père de tuer son propre fils » ; « Et si ce seigneur avait un fils, ordonnerait-il aussi de le tuer », laissant ensuite le narrateur trancher, dans un humour doux-amer bien typique de Saramago : « L’avenir le dira ».
Le Saramago politique n’est par ailleurs jamais loin. Quelques citations en vrac : « Comme toujours les femmes sont les victimes par excellence. De toute façon, les innocents ont déjà l’habitude de payer pour les pécheurs » ; « L’histoire des hommes est l’histoire de leurs mésententes avec Dieu » ; « Qui châtiera le seigneur pour tous ces morts ».
Et pour finir, l’homme qui allait nous quitter peu après l’écriture de ce magnifique roman nous laisse avec cette phrase sibylline, ou visionnaire, c’est selon les goûts, sur la relativité du temps : « Personne ne peut être dans le futur, alors ne l’appelons pas futur, appelons-le un autre présent ».
Certains croient que sa traductrice espagnole – et au demeurant épouse –, Pilar Del Río, a quelques textes inédits dans un coffre de leur maison des Canaries, voire dans sa Grenade natale (ville qui se promet d’ailleurs de rendre hommage au grand ami de l’Andalousie qu’était Saramago). Ou alors est-ce sa fidèle et toujours excellente traductrice française Geneviève Leibrich qui a quelques bribes cachées qu’elle nous dévoilera un jour ? Cela reste à voir. Pour ma part, j’en doute. Saramago sans Saramago, cela sonne faux. Et ce n’est pas son genre. M’est avis qu’il faudra s’y faire : c’est bien là le dernier roman de Saramago, et cette fois, la plate réalité ne fait guère de la belle fiction.