Dans la présentation qu’elle signe, France Théoret décrit un livre gigogne. De son roman Hôtel des quatre chemins, publié en 2011, l’artiste Claire Aubin a tiré une série de sculptures dont la reproduction, accompagnée d’extraits du roman choisis par Aubin, forme la première partie de La zone grise. Leur lecture sensible, empathique amplifie, par association au personnage central, les enjeux qu’articule le récit, reflété dans un parcours qui, de pièce en pièce, appelle au dépassement d’une souffrance reconnue. Du confinement qu’illustre la masse épaisse et comme immanente à elle-même de la première sculpture – « zone grise » d’une expérience sans prolongement, sans écho –, on entre dans les eaux de tensions qui vont vers l’apaisement, l’ouverture dans la forme de la rencontre, de l’appui trouvé en l’autre. En ce progrès touche particulièrement le profil droit d’un visage, crâne nu et œil fermé, couvert, recelant l’intimité profonde d’une pensée touchée, cueillie en tendresse.
Du travail d’Aubin, Théoret a formé pour son roman de nouveaux développements. En premier lieu un récit, introduit comme l’agrandissement d’un extrait, qui raconte l’arrivée d’une famille montréalaise à Saint-Colomban, en 1958, à la suite de l’achat par les parents de l’hôtel local. L’installation est vécue par une jeune fille de quinze ans, dont l’anonymat marque la sujétion, poussée à un degré inouï par le passage de la ville aux Basses-Laurentides de l’époque : « J’avais le sentiment d’un retour vers un autrefois que je n’avais pas connu. Je pénétrais le passé, je voyageais dans le temps. J’allais dans le sens inverse de mon évolution ». Régression, involution que la parole habite et partage, ouvre à l’expérience – expérience incarnée, confinée aux limites qui se dressent, mais aussi distanciée, lorsqu’elle cible la confusion et l’absence à soi, avec une douceur, une empathie venue d’ailleurs. C’est une puissance d’accueil, de reconnaissance qui est sollicitée dans cette lecture qui se revendique de l’anthropologie, considérant ensemble les relations, les emprises, les règles tacites et les impressions, les comportements qui plus ou moins instinctivement y répondent. Les dessins au fusain de Claire Aubin, qui accompagnent la dernière partie du livre, se saisissent finement de cette réponse chez la narratrice, de l’écho que trouvent en elle des rapports vécus en mode de surveillance et de méfiance.
Une force du récit est de montrer comment le défaut d’association entre les personnes fabrique un jeu étriqué de normes et d’intérêts, par où la jeune fille, privée de « la faculté de vouloir », se voit soumise à des attentes indiscernables et incohérentes. « L’absence de volonté livrait ma seule force de travail » : la formule est limpide. Surtout, le récit a l’originalité d’attribuer à l’étroitesse du cadre un caractère de fausseté. Saint-Colomban, « lieu-dit » en ce temps, s’oppose à l’éclairage qui vient à la vie urbaine de ses fondations légales et de son domaine public d’apparition, du lien social et politique ; l’isolement et l’absence de règlement légitime signifient que la valeur du réel, compris comme sol commun, est menacée : « Établir un simple constat ne se faisait pas. Cela s’appelait se plaindre, les plaintes attiraient des rebuffades ou des moqueries cinglantes. Il fallait s’endurcir, chacun de son côté, chacun pour soi ». Par l’impossibilité d’échanger des perspectives, l’adaptation consiste à imiter, à prétendre et à calculer, et ultimement confine la narratrice anonyme au « respect » : mélange de peur, de honte et de retrait. Cet apprentissage, en ce qu’il s’oppose à l’équation qui fait d’exister une représentation – à laquelle obéissent Éva et Rémi, les parents de la narratrice, qui dans l’acquisition de l’hôtel visent le titre, la fonction publique de tenanciers –, revêt une dimension paradoxale de refuge, fondée sur l’espoir, le désir. L’absence à soi, au présent devient une manière d’exister pour l’avenir.
C’est ce qu’expriment, de manière fulgurante, deux vers du poème long avec lequel se termine La zone grise : « Je pense à cela – que le rien existe. / Pur espoir sans objet autre que soi ». Ce poème prolonge le récit, le dépassant à la manière des sculptures d’Aubin, avec pour moteur de mettre fin au confinement. On y retrouve le je de la narration, mais situé dans un temps postérieur, sur l’axe d’un devenir où il s’agit de composer avec une « tranche de vie en zone grise » – laquelle, c’est la force du poème, se rapporte en diverses lignes au passé de la narratrice, à l’histoire nationale et à une mémoire intime, tout en répondant à la réalité contemporaine d’espaces limitrophes et de transit : culture white trash, banlieue, non-lieu. Il faut admettre que le parallèle se tient, porte critique ; il y a dévoilement.