L’ambition de Bernard Gilbert est claire : recréer, polar aidant, l’atmosphère de la décennie 1950. Du coup, l’auteur s’emploie à rendre tangibles l’emprise du haut clergé sur la vie culturelle de l’époque, le côté suranné d’un théâtre tourné vers le rétroviseur, l’ostracisme frappant les marginaux du sexe et de la pensée, la collusion entre le pouvoir politique et la police, la cohésion barbelée d’une petite élite tout-terrains… Cerise surnuméraire, Gilbert intègre à ce mandat costaud le carambolage politico-comique auquel furent soumis certains trésors polonais.
Le verdict de Gilbert sur 1954 respecte un manichéisme que les historiens ont pourtant commencé à fissurer. Avant 1960, la nuit ; après, l’aurore aux doigts de rose. Peut-être même Gilbert en arrive-t-il à noircir la grande noirceur. Nul doute que l’épiscopat et l’Union nationale aimaient censurer, intimider, diffamer, mais allait-on jusqu’à hausser les épaules devant le meurtre ? La fiction n’a certes pas à ânonner l’histoire notariée, mais encore faut-il qu’elle sache « mentir vrai ». Cette lecture tranchée des années 1950 ne doit pourtant pas faire oublier à quel point Gilbert a raison d’insister sur le travail de libération accompli par les porteurs de culture de l’époque.
On ne sait trop comment traiter certaines étrangetés de l’écriture. « Les ombres […] démesurent la scène. » « […] Groleau, de ses deux index, achève de sténographier la dernière phrase. » « Jobidon était le moins pire », ce qui doit vouloir dire le moins plus mauvais. Les limiers sont invités à « éplucher les lieux ». Après avoir établi que Courville et Jasmin s’intéressent à trois choses, on en conclut, selon une physique inédite, que « l’ambiance […] oscille tel un pendule entre ces pôles ». « Le noeud du problème, conclue-t-il ». « Il vient de glisser sur deux grosses pelures de bananes. » Le nom de Gérard Philipe reçoit une nouvelle orthographe. Duplessis, qui a fini par se soustraire à l’alcool en 1942, lève pourtant son verre… en 1954.
Bilan nuancé par conséquent : l’art du polar trouve ici son profit plus que l’histoire et la langue.