Jusqu’à maintenant, Germaine de Staël n’a vécu dans la littérature que grâce à une série de procurations. Dans le monde des essais, la grande ombre de Benjamin Constant l’a toujours privée d’un profil personnel. Sa silhouette n’est guère plus précise en territoire politique, car on présume, la sachant fille du puissant banquier Necker, que Napoléon la détestait à cause de cette parenté. À juste titre, Michel Winock a jugé qu’il était temps de braquer les réflecteurs sur Germaine de Staël elle-même et de la juger à ses mérites réels.
Le résultat est ce qu’on peut attendre d’un aussi remarquable analyste et historien que Winock. Grâce à lui, il devient manifeste que Germaine de Staël pensait par elle-même, exprimait sa pensée sans détour, osait intervenir dans le domaine de la science politique avec autant sinon plus de lucidité que Constant, harcelait personnellement quiconque, fût-il Napoléon, lui barrait la route. Non seulement les sommités qu’elle côtoyait lui dérobaient son dû au chapitre du prestige, mais ils la privaient parfois du droit de dire à la face du monde ce qu’elle aurait aimé retoucher dans le legs de 1789. Dans tel cas, publier aurait nui à son père ; dans tel autre, publier aurait rendu Napoléon encore plus vindicatif… Un de ses meilleurs essais politiques fut même enfoui dans l’oubli jusqu’à ce qu’un chercheur l’exhume enfin un siècle plus tard. À lui seul, ce traité prouve que Germaine de Staël était au moins l’égale de Benjamin Constant, sinon sa devancière.
Winock, on le sait, pratique l’équilibre et la précision. Il constate forcément que Germaine de Staël doit beaucoup à son métier de salonnière, métier appris dès l’enfance dans le salon de sa mère. Madame de Staël pratique pourtant ce métier de manière sans pareille : en plus d’accueillir des tenants de toutes les tendances, ce que consentent peu de salons, elle ose s’y exprimer, débattre de tout, s’impliquer dans la controverse. Elle paiera le prix de cette inégalable liberté de pensée et d’expression. Quant aux amours de cette femme physiquement peu attirante, Winock ne peut qu’en noter la prolifération. Si Constant demeure présent à ses côtés ou dans sa pensée pendant de nombreuses années, les amants, tous beaux, mais plus ou moins glorieux, se succèdent ou coexistent au point de brouiller la généalogie. Dans ses affections, Germaine de Staël est verbeuse, tragédienne, larmoyante, si peu lucide qu’on s’étonne de la voir pénétrante et même visionnaire dans ses propos politiques. On pourrait cependant, note Winock, en dire autant de Constant. Superbe biographie que couronne et stylise une synthèse dense et fidèle aux faits.