Le phrasé de Michael Delisle est assez reconnaissable ; un rythme bref, un peu monocorde, avec des effets discrets, une économie de moyens, un réalisme cru, une capacité à brosser par petites touches les grands drames des faits divers en usant de la litote, de l’ellipse et du sous-entendu. Le lecteur est alors celui qui encaisse la représentation, le tragique, la décomposition maintes fois réitérés sans appuyer. De Fontainebleau au Sort de fille, en passant par Dée, la plume de Delisle a toujours conservé son pouvoir d’évocation, sa musique triste et ses lieux singuliers de l’horreur (maison, banlieue, territoires du regard dévastateur). Avec Tiroir no 24, il poursuit l’entreprise en misant sur ce ton sec, tout en modifiant quelques éléments ; transformations qui ont pour effets paradoxaux d’ouvrir le récit et de perdre sa centralité.
Être identifié à un tiroir, avoir l’identité d’un espace de rangement bureaucratiquement attribué, tel est le lot de Benoît Murray, le narrateur enfant de Tiroir no 24, qui cherche sa place dans un monde qui ne sait trop laquelle lui allouer. Il aboutit à l’orphelinat, éduqué et discipliné par les sœurs, avant de trouver sa voie de salut dans le chant. Il est adopté, parce que sa voix plaît, par la famille Cyr, qui possède une boulangerie. À partir de ce lieu aux odeurs réconfortantes, il explore les rapports humains, faits de routine, de découverte, de domination, de sexualité, tout en tentant de faire oublier à ses parents qu’il appartient à une « engeance » honteuse. Cette expérience de la ville, du périmètre du quartier protecteur, où les clients sont nommés, où la communauté semble possible à travers les fenêtres, le narrateur la vit à distance par les événements sociaux marquants (Expo 67, référendum, etc.).
Les épisodes s’enchaînent trop rapidement autour du double désir du narrateur d’acquérir de l’autonomie et d’être reconnu comme membre du clan. Ils n’ont pas au même degré que dans les récits précédents de Delisle la faculté de créer en quelques mots un univers autonome ni de dire tout le basculement du monde par des faits banals. La trajectoire de Benoît ploie sous trop de péripéties, avec des violences moins bien tramées que dans d’autres belles œuvres désespérantes du romancier. Au final, l’univers sombre et complexe de Delisle gagne certes un nouveau jalon avec ce roman qui en approfondit les thèmes (espace, habitation, identité, violence), mais la narration butine un peu trop sur les séquences sans les investir à fond, problème qui me semble lié au choix de la narration à la première personne, qui restreint l’effet de mise à distance qui faisait la qualité de l’écriture de Dée.