Brillant. C’est le premier mot qui vient à l’esprit quand on a refermé Oméga mineur. Brillant et ambitieux. Comment qualifier autrement un roman qui mélange théories scientifiques pointues, mythes grecs et cosmogonie hindouiste avec la reconstitution minutieuse de la persécution juive sous les nazis et la course à l’arme atomique ? L’intrigue, impossible à résumer tant elle comporte de personnages et de sous-développements, met en scène trois personnages principaux : un vieux Juif berlinois rescapé d’Auschwitz, Jozef de Heer, un physicien allemand exilé aux États-Unis avant la guerre, Paul Goldfarb, et un jeune psychocogniticien néerlandais chargé de recueillir les souvenirs du vieux Juif, Paul Andermans. Des trois, c’est l’histoire de Jozef de Heer qui sert d’épine dorsale au roman.
Arrivé à Berlin avec ses parents au début des années 1930, Jozef nous fait revivre la montée de l’antisémitisme hitlérien depuis les vexations et humiliations cruelles jusqu’aux lois raciales faisant des Juifs des parias sur le territoire allemand. Ayant échappé à la déportation – contrairement à ses parents –, il erre dans le Berlin clandestin des théâtres burlesques et des bars louches jusqu’à sa capture et sa déportation à Auschwitz. Entre-temps, il aura fait l’apprentissage de la sensualité et découvert les affres de l’amour. Après la guerre, il deviendra un illusionniste célèbre et sera un important artisan du mur de Berlin.
Parallèlement à l’histoire de Jozef de Heer, on suit celles de Paul Goldfarb, exilé aux États-Unis dans les années 1930 pour fuir la persécution nazie, et de Paul Andermans, venu poursuivre des études postdoctorales à Potsdam à la fin du XXe siècle. Outre leurs préoccupations professionnelles respectives – le projet Manhattan pour Goldfarb et les théories de la mémoire pour Andermans –, on connaîtra surtout d’eux leurs passions amoureuses et érotiques pour des femmes fortes et indépendantes. Andermans permet à l’auteur d’aborder la question de la montée du néonazisme en Allemagne et Goldfarb détient la clé du très étonnant dénouement du livre.
L’oméga mineur du titre réfère à la constante cosmologique d’Einstein dont la valeur, si elle était connue, permettrait de déterminer le sort qui attend notre univers. Plus grande que un, elle garantirait son expansion continue jusqu’à son extinction ; plus petite, elle annoncerait son implosion finale. Sur cette question de la précarité du monde, Paul Verhaeghen a non seulement conçu un passionnant roman historique aux accents de polar, mais il propose en supplément une méditation roborative sur la permanence du mal et le silence de Dieu, sur les mécanismes de la mémoire et la nécessité de l’oubli, sur la trahison et la fidélité. Baroque, touffu, érudit, parfois ardu mais toujours captivant, Oméga mineur est un tour de force littéraire comme on en lit peu souvent.