Le livre de D. Peter MacLeod vaut mieux que son titre, La vérité sur la bataille des plaines d’Abraham. En effet, malgré l’abondance des documents et la qualité des témoignages en sa possession, un historien joue sa crédibilité en s’autoproclamant détenteur de l’ultime vérité. Le style « Après moi le déluge » convient encore moins à un chercheur qu’à un monarque. Le sous-titre ne vaut guère mieux qui fait graviter le sort de l’Amérique du Nord autour des « huit minutes de tirs d’artillerie qui ont façonné un continent ». Bataille importante, certes, mais qui a simplement inséré une date dans un conflit déjà remporté par la Grande-Bretagne. Mieux vaut, délaissant ces raccourcis désagréables et trompeurs, se précipiter vers le contenu qui, lui, éclaire, nuance, met en perspective. Les trompettes du jugement dernier ne retrouveront leur étonnante stridence que dans le trente-cinquième et dernier chapitre.
Les sources mises à contribution témoignent d’une impressionnante ingéniosité et d’une impeccable curiosité. Même à propos de la célèbre bataille elle-même, MacLeod débusque des éléments peu familiers, peut-être même ignorés. Se souvenait-on, par exemple, que les troupes de Wolfe comprenaient tout juste 23 % d’Anglais ? Un tiers des 9000 soldats commandés par Wolfe étaient américains, 25 % irlandais, 15 % écossais… Qui, sinon tel rare initié, aurait cité le nom de Joseph-Michel Cadet parmi les plus utiles défenseurs de la Nouvelle-France ? D’accord avec Napoléon selon qui « une armée marche sur son ventre » et avec Vaudreuil pour qui « de tous les ennemis, le plus redoutable est la famine », Cadet fut un munitionnaire si efficace que, sans lui, Québec aurait capitulé bien avant la bataille des plaines. Sans chauffage ni nourriture, la population et l’armée n’auraient pas tenu le coup. Assez culotté pour signer un contrat de neuf ans le 26 octobre 1756 (après une « deuxième mauvaise récolte de la guerre »), Cadet met aussitôt sur pied une structure d’approvisionnement à faire rougir tous les conglomérats modernes : « À une époque où la population entière du Canada était d’environ soixante mille âmes, le nouveau munitionnaire employait à contrat quatre mille personnes… […] Cadet possédait de vastes magasins à Québec (trois cents employés), à Montréal (deux cent cinquante employés) et à Terre Bonne (cinquante employés) et des magasins plus petits dans neuf forts de la vallée de l’Ohio, de la région des Grands Lacs et du lac Champlain ». Fabuleux.
Sans effet de manche, avec la même rigueur, MacLeod dissipe tout doute quant à ce qu’on pourrait appeler la solitude au sommet. Wolfe est seul : « D’autres généraux tenaient des conseils de guerre, mais Wolfe attendait même de ses subalternes les plus anciens de l’obéissance et non des opinions ». Son rival vit le même isolement : « Les officiers de Montcalm étaient trop intimidés pour dire à leur général qu’il s’apprêtait selon eux à commettre une grave erreur et qu’il serait sans doute préférable de rester sur son quant-à-soi et d’attendre des renforts ». Wolfe triomphera parce que, seul à privilégier cette hypothèse, il s’entêtera à croire possible et à préparer génialement un débarquement au Foulon ; Montcalm sera vaincu pour avoir décidé en solitaire de renoncer à l’avantage que la topographie lui accordait.
L’analyse de MacLeod rappelle aussi ce qui est à la fois connu et sous-estimé : au temps jadis, nature et décor québécois pesaient lourdement sur les décisions stratégiques des militaires. L’emplacement choisi pour enraciner la colonie témoigne du flair des premiers colonisateurs, pour ne rien dire des autochtones. La défense y était possible même contre un adversaire mieux équipé. De son côté, le climat enfermait les affrontements dans un étroit calendrier. La navigation attendait la fonte des glaces, l’hiver rabrouait les téméraires, marins et soldats devaient leur survie à la clémence du ciel. Au-delà d’une certaine date, l’envahisseur n’avait d’autre possibilité que de remettre sa conquête à l’année suivante.
MacLeod établit avec la même netteté que les deux généraux avaient en commun un très vif intérêt à leur carrière. Montcalm fera son devoir en professionnel, mais sans illusion : « Selon lui, le Canada était voué à la ruine ». Quant à Wolfe, il tient tellement à ajouter un fleuron à sa feuille de route qu’il devancera Colborne dans le saccage et la pyromanie. D’avance, il avait établi, plus qu’une stratégie, son échelle de valeurs : « Si, pour cause d’un accident dans le fleuve, de la résistance de l’ennemi, de maladies ou de tueries dans l’armée, nous jugions peu probable que Québec tombe entre nos mains (bien que nous persévérions jusqu’au dernier moment), je propose que nos canons mettent le feu à la ville, qu’ils détruisent les récoltes, les maisons et le bétail, tant en haut qu’en bas, et je propose d’expédier en Europe le plus grand nombre possible de Canadiens en ne laissant derrière moi que famine et désolation ». La déportation des Acadiens était pour lui une politique à suivre. Il s’en trouvera, même tout près de lui, pour condamner une hargne dont la population civile faisait les frais.
Cela dit, MacLeod accorde une importance démesurée à la bataille des plaines. Certes, il manifeste une certaine prudence en liant la décision politique et le sort des armes : « Avec le traité de Paris [mon italique], la bataille des plaines d’Abraham devint l’une des plus grandes batailles de l’histoire ». C’est reconnaître à demi-mot que l’issue de la bataille aurait été un assez négligeable épisode sans la décision politique intervenue entre Londres et Versailles. La clausule ne va pourtant pas assez loin. En effet, la remarquable démonstration de MacLeod enseigne ceci : Montcalm aurait-il triomphé de Wolfe que l’histoire s’en serait à peine aperçue. Après 1759, il y aurait eu 1760. Puis, si nécessaire, 1761. Puis, au besoin, 1762… L’écrasante supériorité des ressources britanniques rendait inévitable le transfert de la colonie à une autre métropole.