Sans l’ombre d’un doute, la réédition répond à une demande. Attente fondée sur le magnétisme de personnages hors norme plus que sur les péripéties qui, à l’occasion, atteignent une intensité et une cadence auxquelles ne résisteraient ni une existence ni la vraisemblance. La boiteuse, Gervaise Lamoureux, est de cette trempe. Son handicap, elle le traite comme un fait, non comme une infamie. Tout juste si elle tient à se rappeler à qui elle le doit. Son entourage, variable depuis l’enfance, elle l’accepte quand il le faut, le transforme si possible, le conteste au gré de sa détermination et de sa sagesse. Grâce à elle, nombreux sont ceux qui retrouvent leur dignité. Malgré les césures entre les volets de sa vie, la boiteuse infuse une constante vitalité dans des cellules conjugales et familiales à la fois apparentées et différentes. De La boiteuse à Au fil des jours, Gervaise Lamoureux affiche une cohérence qui surmonte les aléas de la vie.
Le parcours de la boiteuse est pourtant terriblement exigeant. Dès l’enfance, les drames s’abattent sur elle, depuis les deuils jusqu’aux mauvais traitements en passant par les amitiés laissées en jachère. Par ses délires, la mère brise et même ensanglante la famille. Son décès oblige le père à confier Gervaise à une famille d’accueil. Changement de décor peu profitable, tant les endosseurs, la conscience en sommeil, esquivent leurs responsabilités. Chercher refuge auprès du monde clérical ne vaudra à Gervaise que des avanies supplémentaires : tout en professant l’amour de Dieu et de ses créatures, la communauté conclut sans vergogne qu’un handicap physique enferme la postulante dans une vocation de deuxième ordre. C’est pourtant grâce à cette cruauté retorse que Gervaise atteint enfin une oasis : contre toute probabilité, l’homme qu’elle épouse sans le bien connaître lui procure sécurité et bonheur. Accalmie éphémère, car l’auteure a vite fait de remettre en marche les rouages qui broient son héroïne et émeuvent les lectrices : décès, insécurité, solitude, ruptures affectives, toutes les calamités occupent de nouveau l’agenda. Gervaise n’abdique pas, mais le bonheur lui a tant de fois fait faux bond que la sérénité lui devient plus méritoire. Dans Au fil des jours, Gervaise accueillera l’amour de nouveau, mais elle devra le défendre, celui-là aussi, contre une salve de calamités. C’est décidément beaucoup.
L’effort stylistique est patent et appréciable. L’auteure puise à paumes réunies dans le vocabulaire régional, au risque d’oser des expressions qu’on ne retrouve ni dans les dictionnaires usuels ni dans le Dictionnaire québécois-français de Lionel Meney, Ainsi morniche, « se faire passer un sapin » au sens de recevoir un savon… Mieux vaut pourtant cette couleur tirée du terroir que la froideur antiseptique. Périple alerte auquel il ne manque que la mesure.