Lire le recueil que le poète préparait pour publication et qu’il n’a pu voir achevé, ni tenir entre ses mains parce que la mort l’a surpris en avril 2008, se fait en retenant légèrement le souffle, en admettant difficilement, mais forcément, que le sien ne donnera plus cours à ses mots. L’esprit tremble aussi un peu, qui tend à voir dans chaque poème le pressentiment de ce qui était sur le point d’advenir, cette mort abrupte. Il faut lire et relire Personne n’a trouvé d’angle à la beauté pour laisser au recueil le temps d’installer sa poésie, comme auparavant, alors que la voix et la présence de Robbert Fortin se trouvaient à notre portée. Il faut lire sans le regretter, lui qui a tant donné à la poésie, aux poètes, avec la collection « L’appel des mots » qu’il avait créée et qu’il dirigeait.
Le recueil s’ouvre sur cette impression que « chacun va ses os » dans un monde changeant, en perte d’humanité, acharné à tuer sa sève, mais qui demeure le décor de nos quêtes. Le pari de son précédent recueil, Les dés de chagrin, demeure celui de la nécessité de vivre, même dans ce monde de plus en plus privé de sens, et malgré l’impression de ne plus y correspondre. « [R]éponds oui / surtout si tu ne peux t’empêcher / de reconstruire de la beauté / avec des morceaux de non-sens. »
Les poèmes de l’ensemble suivent le fil des déplacements du poète et rendent ce que son regard a saisi du vif des « tu » successifs entrevus, des scènes aperçues. L’angle choisi permet de fouiller au-delà des apparences et de laisser émerger ce qui pourrit, « l’irréparable », ou « ce que lumière touche » et qui nourrit. Pour poursuivre sa route dans des paysages sans apaisement, même familiers comme Montréal ou Québec, il faut accorder foi au possible recommencement. « [P]ourquoi jouerais-tu à faire barrage / au vif éclat de ta naissance / quand tout en toi s’accorde / à recommencer l’alambic / au seul torrent de croire. »
Quand, dans la deuxième partie, les déplacements se font outre-mer, de Londres à Paris, de Fontainebleau à Saint-Rémy-de-Provence, de Vérone à Genève, le poète revisite lieux mythiques, symboles, tableaux célèbres, parcs, jardins, arbres ou cours d’eau connus. Les poèmes disent les vides et les pleins de chacun, les promesses et les désillusions, la fausseté parfois. Ils dénoncent l’avidité des riches et des puissants, ils s’attardent aux noyés, à leurs « rêves bus », à l’enfant qui aspire à la mer. Ils déboulonnent certaines figures vantées ou redonnent à qui le mérite l’éclairage voulu. Le regard ne s’arrête pas au su, au convenu, il surprend ce qui s’offre à lui. Le poète se veut « celui qu’on n’attend pas ». « [J]e laisse les choses être / de manière à m’éloigner du prévisible. » Et le langage prend le relais du regard pour le porter plus loin : « [M]es yeux sont plus vastes si je les change en poème ».
Il reste que la fragilité des choses et des êtres tient la beauté en déséquilibre et la terre en sursis. « [J]e ne sais plus quoi répondre à la vie / je m’exerce à retarder la mort de l’homme. » Les mots de Robbert Fortin lui survivent et ce dernier recueil plaide pour un consentement à la vie, même si la terre voit « mourir ses rêves ».