L’adolescence partage ceci avec le mythique paradis terrestre : quiconque l’a quittée ne peut y retourner. Il n’en conserve ni la langue ni l’imaginaire. L’adulte, qui aimerait accompagner le plus jeune dans ses émerveillements et ses présomptions, est aussi démuni que s’il n’avait jamais osé les mêmes explorations. Que dire ? Comment le dire ? Il est si difficile de trouver le ton juste qu’il faut apprécier comme une heureuse anomalie le récit que propose Marie Gray aux adolescents.
Comme presque toutes ses semblables à tel ou tel virage de leur existence, Sarah-Jeanne se heurte à la solitude : déménagement, nouvelle école, amitiés rompues, règles inconnues et menaçantes, tout dresse un mur entre le passé et le présent, entre elle et le reste du cosmos. Même si un adulte, tout à coup intuitif, entrevoyait la difficulté, il n’aurait rien à offrir. L’adolescente est seule et préfère, malgré tout, sa douloureuse autonomie à toute dépendance. Les adultes ? Marie Gray les montre, comme il se doit, inquiets, attentifs, souffrant de se sentir et de se savoir impuissants, hors jeu. Depuis longtemps, ils ont quitté l’Éden. Tout, le pire souvent plus que le mieux, se jouera entre jeunes. Encore proche de l’adolescence, une grande sœur réussit pourtant à conseiller sans brimer la liberté, à donner confiance tout en évoquant les risques : « Tu sais, la première fois, ça peut être magique. Extraordinaire. Mais ça peut aussi être très, très décevant, ou même carrément l’enfer, si tu le veux pas vraiment. Si t’es pas sûre, attends. S’il t’aime vraiment, il va comprendre. Sinon, c’est pas le bon. Et puis… vous avez des condoms ? » Là où l’autorité aurait tout gâché, où le moralisme se serait braqué, la connivence éclairée et respectueuse place les seules balises qui puissent guider. S’enclenche ensuite la sarabande : l’avertissement de la presque gothique Julianne, le charme du beau Sébastien, l’amitié et les aspérités de Mélodie, les pressions des trois jupettes, le spectacle et ses divers enivrements… Sarah-Jeanne côtoie le danger avec, comme seul guide, la phrase de Nadia, la grande sœur. Toujours présents, les adultes ne se formeront une juste image du drame qu’au moment où les jeunes auront choisi, entre eux, l’orientation qu’ils préfèrent. Beau et juste pari sur la maturité encore virtuelle.