Jean-Loup Trassard, comme les personnages de ses récits, vit près de la terre. Depuis ses premiers recueils de nouvelles (L’érosion intérieure, Paroles de laine, dans les années 1960) jusqu’aux récents romans (Dormance, La déménagerie ; voir Nuit blanche no 113), les champs, les ruisseaux, les forêts sont avec les êtres insolites qui y évoluent aux confins de la réalité et de l’imaginaire, les acteurs de drames et d’événements engagés dans de mystérieux échanges à travers l’espace et les âges.
En parallèle, ou plutôt dans le prolongement de ces fictions, Trassard publie des plaquettes présentées et imprimées avec un soin extrême et illustrées de ses propres photos. Qu’elles fassent L’inventaire des outils à main dans une ferme, détaillent La composition du jardin ou rapportent La conversation avec le taupier, elles fixent les formes d’une vie rurale dans la province française qui s’effacent à grands pas. L’entreprise a des affinités avec celle, en son temps, d’Henri Pourrat pour l’Auvergne. Ici nous sommes entre Normandie et pays de la Loire.
Le titre intrigue. L’auteur observe les faits et gestes d’un certain Léandre, travailleur et peu bavard, qui, avec sa femme, vaque aux travaux de la ferme. Il laboure, soigne ses chevaux, emplit des sacs de blé, va voir un garagiste à qui il confie sa vieille Citroën. Tout cela fort naturel et innocent. L’observateur se tient un peu à distance. « Il pense voir et essaie de faire voir. » Il note minutieusement la présence des objets, leur disposition, leur texture pour rendre compte de leur densité sensorielle – mais comment mettre en mots les odeurs ? Et à certains moments il faut inverser l’angle de vision, passer de celle de l’observateur à celle de Léandre. Que fait-il au juste la nuit par les chemins cahoteux avec sa guimbarde trafiquée ? Voilà que des képis paraissent dans le décor. On comprend, d’abord entre les lignes, puis dans les rapports mêmes – à peine parodiques – des gendarmes. Léandre, alias Sanzaki, est recherché pour le « trafic illégal d’alcool » dont le réseau aboutit à Paris. Dans cette région de la pomme (les photos célèbrent les saisons de l’arbre, de la fleur au fruit) en effet on distille.
L’histoire, qui a toutes les chances d’être authentique, semble anodine. Elle est narrée avec détachement, mais rien n’échappe à un regard aigu, acteurs et objets décrits avec minutie, mais – paradoxe de l’écriture – la plume suscite par sa neutralité même l’étrangeté de ces objets, de ces lieux, de ce « caractère ». En filigrane transparaît aussi une idée chère à Trassard partout présente dans son œuvre : à travers les générations, une continuité. La terre nourrit des fidélités séculaires, y compris celle de l’insoumission et du délit. Il y a là un goût du profit, certes, mais aussi un jeu de l’« attrapez-moi-si-vous-pouvez ». Aujourd’hui un trafic d’alcool, hier celui du sel, alors que les faux-sauniers étaient pourchassés par les gabelous : pérennité dans le monde rural du plaisir de défier la loi et ses représentants, vieux fonds jamais très éloigné d’un esprit libertaire un peu anarchiste. Et le lecteur, avec un sourire en coin, le même qu’il devine chez l’auteur quand il écrivait son histoire, espère que Léandre va échapper aux gendarmes. Oui, il y parvient une fois encore, mais, dit la note finale, il sera pris, emprisonné, s’évadera, récidivera maintes fois « jusqu’à ce qu’il en soit fatigué ». Il faut imaginer Léandre heureux…