Ce n’est ni la première ni la dernière fois sans doute qu’un livre paraît sans le nihil obstat de l’écrivain. L’auteur du Petit prince n’a pas terminé lui-même l’agencement de Citadelle, pas plus que Musil n’a achevé L’homme sans qualités. Cela ne choque pas, à condition que le lecteur sache, dès le départ, qu’il terminera son voyage littéraire sans l’accompagnement de l’auteur. Grande fugue de Juan José Saer, pour notre vif agacement, ne se conforme pas à cette politesse élémentaire : du septième et (peut-être) dernier chapitre, on ne nous livre que le titre (« Au fil du fleuve ») et une ligne (« Avec la pluie vint l’automne, et avec l’automne, le temps du vin »). L’agacement provient non de la brusque suspension du récit, mais du silence dont les héritiers et l’éditeur de Saer ont longuement entouré leur décision. Aurions-nous su que le livre nous laisserait sur notre faim que nous aurions quand même entrepris la lecture de cet admirable roman ; qu’on nous taise cet aléa pendant près de 500 pages, voilà une inélégance.
La vie que raconte Saer contient toutes les complexités et toutes les contradictions de l’existence humaine. Un marchand de vin exerce son droit de poursuivre les réflexions philosophiques auxquelles il s’adonnait et qu’il a dû interrompre. Il commerce et séduit sans cesser sa quête spirituelle. Pourquoi un gagne-pain tarirait-il l’intérêt de Nula pour la métaphysique ? « […] il ne serait pas superflu de rappeler à celui qui le ferait que les distinguos pour les petites choses nous habituent à les envisager pour les grandes, l’ontologie du devenir par exemple. » Le minuscule colibri, sans le savoir, provoque lui aussi le questionnement : « Mais les efforts désespérés des petites ailes, l’avidité du bec qui entre et sort de la fleur jaune donnent à cette beauté, la tirant de sa futilité décorative, une dimension tragique ». Futilité et tragique, deux versants de l’être. On est à la fois proche et loin du Sartre de La nausée, proche par l’art de percevoir les questions existentielles dans les banalités du quotidien et loin par la sérénité de l’expérience et la beauté du style. Saer, en effet, ne fait pas de l’existence humaine une passion inutile, mais un foisonnement d’espoirs différents et d’appétits entêtés. La phrase, par sa clarté et ses méandres, par ses « périodes » à la Bossuet ou à la Cicéron, donne un corps et une âme à ce beau paradoxe. Elle est minutieuse, déliée, attentive au moindre détail, assez patiente pour retarder jusqu’au dernier mot la révélation de son sens global. Bel exploit du traducteur.