Jacques Derrida. Voici un homme fou des animots et de l’autobiographie. C’est qu’entre tel qui dit « je » et tel animal, il y a croisements de questions. « Je » et l’animal en général, qu’est-ce ? Quel(s) commun(s) l’un et l’autre désignent-ils ? Allons-y au plus court, car le temps presse !
La question du vivant et du vivant animal aura été la question la plus décisive de la vie de cet imposant philosophe, de la déconstruction du logocentrisme. C’est que l’animal aura généré, sous la figure d’un ensemble pseudo-homogène (qu’est-ce qui, en effet, permet de confondre dans le même ensemble, non humain, un éléphant, un protozoaire et une fourmi ?), « une faute contre l’exigence de la pensée », jusqu’à constituer un crime total. Derrida s’emploie donc, à partir de la terrible question de Jeremy Bentham : « Can they suffer ? », à repérer cette violence historiale chez Aristote, Descartes, Kant, Levinas, Lacan et Heidegger (mais aussi Platon, Carroll, Hegel, Husserl et d’autres noms propres). Au terme du trajet, nous abordons ainsi une question cruciale mettant en jeu une véritable topologie du passage des frontières entre l’humain et l’animal : qu’est-ce que le monde ? Rien de moins. Et : peut-on imaginer un monde « sans aucuns autres animaux que des hommes » ? Rien de moins que les fins de l’animal. Plus encore : « L’animalité fait-elle partie de tout concept de monde, et même de monde humain » ?
Outre tout ce que contient ce livre, gigantesque auto-bio-graphie, un appel éthique, absolu, se fait jour : que l’animal ne fasse pas usage du nom et du mot n’implique nullement un manque relevant l’homme. C’est pourquoi d’autres questions émergent : l’animal rêve-t-il, pense-t-il, dispose-t-il d’un moi, meurt-il ? Bref, il s’agit de dénoncer avec force les logiques de guerre anthropo-théomorphiques s’inscrivant au cœur des discours philosophique, théologique, politique, juridique et éthique.
Il y a dans cet ouvrage posthume – dont certaines parties avaient déjà été publiées -, projeté, des pages extrêmement graves. Un exemple suffira, parmi plusieurs autres : l’homme de la raison pure pratique adossé à la morale kantienne donnerait à entendre une haine de l’animal, une perversité insigne. Aura-t-on suffisamment entendu dans mes quelques bribes la radicalité de l’interrogation de l’essence de l’animalité et de l’humanité de l’homme ?