Ce bref ouvrage de la collection « L’essentiel », d’une présentation élégante où paraissent des essais à teneur parfois polémique, réunit le texte de trois conférences prononcées à Toronto en 1998. L’auteur est de longue date un connaisseur éclairé de l’opéra, dont il s’est attaché plus spécialement à mettre en lumière, « d’Orphée à Ariane », les mythes qui le fondent.
Il s’adresse ici à un public qui ne fait pas nécessairement le rituel pèlerinage à Bayreuth. D’où le fréquent rappel de traits biographiques ou psychologiques de Wagner et les références nombreuses à des commentateurs, qu’ils soient idolâtres ou détracteurs. Ils n’ont pas manqué, on le sait d’abondance, dans l’un et l’autre camp. Cependant l’auteur n’entend pas attiser le feu mais informer, situer, éclairer, avec l’estimable souci de ne pas transformer l’opéra en champ de bataille. Depuis plus d’un siècle et demi la personne de Wagner et ses œuvres incitent aux jugements outranciers : admirables, odieux, d’un antisémitisme qui a fait le lit du nazisme, inspiré, génial. Ce répertoire d’épithètes s’est enrichi avec le temps des apports d’une psychanalyse plus ou moins primaire : névrosé, mégalomane, psychopathe sexuel, paranoïaque. C’est beaucoup pour un seul homme! « L’important, dit l’auteur au détour d’un paragraphe, c’est ce qui en découle ». On l’avait presque oublié
Pour tenter de rétablir une plus juste perspective. M. O. Lee considère l’œuvre wagnérienne à la lumière ‘ beaucoup plus jungienne que freudienne ‘ de l’histoire mythique narrée par Sophocle de Philoctète. Il reçut d’Héraklès l’arc infaillible que celui-ci avait lui-même reçu d’Apollon. Mordu par un serpent, il est abandonné avec son arc, sa blessure et sa haine par ses compagnons partis assiéger Troie. Comprenons : « les dons extraordinaires ne sont accordés par les dieux qu’au prix de grandes souffrances et d’une extrême vulnérabilité ». Plutôt que de tenter une fois de plus une vaine explication de l’œuvre et de son créateur, cette étude s’appuie sur un constat, qui, certes, ne peut revendiquer le privilège de la nouveauté mais qui est fort utile pour écarter simplifications et réductions. Par cet extrême des dons et de la souffrance, les règles communément acceptées et proclamées de la morale sont, et ne peuvent être que malmenées ou transgressées chez ces êtres hors du commun. Plus généralement, la morale et la création artistique se trouvent en perpétuel décalage et en porte-à-faux.
Ce livre propose une introduction très accessible à la difficile question des rapports entre morale et art. Le propos, qui s’en tient nécessairement aux limites de la conférence, est modeste ‘ un peu trop sans doute. Il fournit une mise au point sur la question plus qu’il ne la renouvelle. La partie la plus fouillée est consacrée à Tannhäuser dont le protagoniste, pris entre Vénus et Élisabeth, est « un artiste créatif dans lequel luttent deux âmes ». Tradition faustienne et germanique… Et c’est la femme, « l’éternel féminin » de Goethe, qui lui montre la voie de la connaissance et de la réalisation de soi. « Tannhäuser pourrait-il être une projection de Wagner lui-même? » se demande M. O. Lee. Il ne pousse pas plus loin l’analyse.
Les questions soulevées par l’univers wagnérien sont d’une complexité extrême, souvent occultée par la passion partisane. Celle-ci, entre autres, seulement effleurée par l’auteur, et qui ne touche plus le rapport de l’artiste avec les valeurs de son milieu et de son époque, ses rebellions et son influence, mais le rapport entre la musique et la morale, dans la mesure où celle-là agite de puissantes forces de l’inconscient. Thomas Mann parlerait du « démoniaque » : dans Le docteur Faustus, le compositeur Adrian Leverkühn, pour avoir vendu son âme au diable, mène son art vers le primitif et la sécheresse abstraite, signes de décadence de toute une civilisation. Wagner le comprenait bien : la musique conduit vers de troublantes profondeurs ou vers la « rédemption » de l’homme divisé.