On ignore généralement que la révolution soviétique en Russie a été précédée d’une centaine d’années de pensée socio-politique axée sur l’affirmation d’un sentiment communautaire et sur la recherche d’un élan spirituel propres à favoriser l’avènement d’un homme nouveau et d’une humanité supérieure.Telle fut l’utopie de cette époque perturbée dont l’œuvre de Dostoïevski a éloquemment témoigné. Des penseurs demeurés presque inconnus à l’extérieur de la Russie, Tchaadaev, Kireevski, Khomiakov, Herzen, Tchernychevski, Tkatchev et Boulgakov, jalonnent ce siècle attaché à rattraper ce qui était ressenti comme un retard sur l’Europe occidentale. C’est sur cette mouvance qu’est venue se greffer tout naturellement la doctrine prolétarienne du marxisme-léninisme avec sa théorie du sacrifice nécessaire de l’individu pour le bien futur de l’humanité. Déjà, la vie humaine n’était évaluée que par rapport à ce but mythique.
Tristan Landry montre comment s’est constituée une esthétique politique où l’art avait pour fonction de former l’homme de demain propulsé vers une réalité idéale qui le transformerait et accélérerait le rythme de l’histoire de façon à rattraper et même à dépasser l’Europe. De ce projet de transformation, Staline allait se faire l’artisan fanatique en exploitant à l’excès le thème du sacrifice si présent dans les romans du réalisme socialiste. La terreur du stalinisme ne s’explique pas en dehors de l’histoire intellectuelle et culturelle de la Russie des années 30. Selon Landry, dont le propos est aussi passionnant qu’instructif, la littérature de l’époque n’avait pour fonction que de justifier cette violence en lui conférant un climat ethique.