BÉRARD, RACHEL, RABBI, BERTHIAUME, JULIEN, JEUNE FEMME
Un grand rouleau de la Torah, surdimensionné, se déroule lentement devant nos yeux ; on entend une voix hors champ (ou l’actrice qui joue le policier Bérard en champ ).
BÉRARD – Je suis policière à la Ville de Québec depuis seulement deux ans. C’est une job assez tranquille somme toute, on n’est pas à Montréal. Hormis les grands événements l’été, Québec n’est pas une ville si terrible que ça pour un agent des forces de l’ordre.
Cependant, j’ai senti assez rapidement que la ville a une autre caractéristique, unique celle-là, qui n’appartient qu’aux très vieux territoires habités par l’homme : une sorte de réserve cachée de choses inabouties, de mystères irrésolus, et oui, je le pense, une sorte d’aura qui trouve sa source dans l’inconscient des vieux peuples…
L’histoire que je vais raconter semblera invraisemblable aux esprits chagrins que le merveilleux agace et qui parcourent la vie comme d’autres un examen de science exacte, sautillant d’une réponse à l’autre, redoutant les zones grises et le sfumato qui pourtant, je le crois, cerne toute chose mais cette aventure m’est bel et bien arrivée un après-midi d’été, alors qu’il faisait chaud et beau aux abords du grand parc des Plaines. Tout près des jardins Mérici. À Québec, ville de bon gouvernement et d’histoire…
Sur le rouleau de la Torah, en plein centre, la photographie d’un bungalow de briques blanches, très laid.
Saviez-vous qu’il y a une synagogue à Québec ? Eh oui ! Ici, bastion de l’Amérique française, ville musée dédiée à la vieille France en Amérique, une synagogue existe toujours. C’est un bungalow de briques blanches des années soixante-dix, très quelconque, rien pour inciter à méditer les paroles du Seigneur ou à élever son âme C’est là que je fus appelée un jour de juillet.
Une jeune femme en robe longue, le cheveu couvert, habillée d’une façon intemporelle, survient. Elle ouvre une porte. Notre policière est derrière.
BÉRARD – Bonjour madame. Je suis l’agente Bérard du service de police de la Ville de Québec. Vous avez logé un appel ce matin ?
RACHEL – Oui ! Enfin. Entrez, je vous prie. Un instant, je vais chercher mon oncle.
Rachel sort un moment. On entend : « Rabbi ! Rabbi Shmuel ! »
Elle revient accompagnée d’un vieil homme, habillé comme un juif hassidique polonais.
RACHEL – Voici l’agent de la police, rabbi.
RABBI – Bonjour mon amie, bonjour, dieu soit loué ! Bonjour !
BÉRARD – (Lisant ses notes avec difficulté.) Bonjour. Vous êtes bien monsieur rabbi Shmuel de Bratislava ?
RABBI – Oui. Ma nièce Rachel.
RACHEL – Bonjour.
BÉRARD – Vous vous êtes plaint de un employé de Gaz Laurentien qui vous aurait fait des menaces ?
RABBI – Oui ! Cet homme cet homme voulait entrer ici…
RACHEL – Mon oncle et moi pensons que cet homme est un imposteur. Et qu’il veut entrer ici sous de faux prétextes.
BÉRARD – Qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
RACHEL – Il dit qu’il veut vérifier les tuyaux qui conduisent le gaz, il dit que le quartier est remis à niveau et qu’il doit faire un relevé du compteur et vérifier…
BÉRARD – Y a rien d’anormal là, madame. Est-ce qu’il vous a fait des menaces ? Est-ce qu’il a été menaçant ?
RABBI – Il n’a pas besoin de l’être !
BÉRARD – Qu’est-ce que vous voulez dire ?
RABBI – Je sais qui il est.
BÉRARD – Un employé de Gaz Laurentien ?
RABBI – Non.
BÉRARD – Écoutez, je sais pas bon, vous avez le nom de cet homme-là ?
Je peux au moins vérifier s’il est vraiment employé de Gaz Laurentien. Mais j’ai besoin de savoir d’abord si s’il a fait des menaces explicites ? Contre vous ou la propriété au fait, c’est votre résidence personnelle ici ?
RACHEL – Non ! C’est une synagogue.
BÉRARD – Une synagogue c’est une sorte de temple ?
RACHEL – Oui.
BÉRARD – Ça a pas l’air de ça. Je veux dire ça ressemble pas à une église.
RACHEL – Ce n’est pas une église justement c’est simplement un lieu de prière. Mais ça pourrait être ailleurs, n’importe où.
RABBI – Kh’gey itst leygn tfilin. (Je vais me retirer pour aller préparer les téfilin.) (Au policier.) Excusez-moi j’ai une préparation importante à faire pour le shabbat.
RACHEL – Yo, feter-Kroyn. (Oui mon oncle.)
Le rabbi sort.
BÉRARD – Quelle langue vous parlez ?
RACHEL – Le yiddish.
BÉRARD – Le yid-dish ?
RACHEL – C’est la langue des juifs d’Europe de l’Est.
BÉRARD – Y a beaucoup de gens qui la parlent ?
RACHEL – Qui la parlaient l’immense majorité, quatre-vingt-dix pour cent ont été tués par les Allemands et leurs alliés pendant la Deuxième Guerre mondiale.
BÉRARD – Et vous vous êtes au Québec depuis longtemps ?
RACHEL – Depuis hier soir.
BÉRARD – Vous parliez français depuis longtemps ?
RACHEL – Oui. Nous sommes arrivés par la calèche qui monte du Vieux-Port jusqu’ici, aux jardins Mérici.
BÉRARD – Quelle calèche ?
RACHEL – Ne m’en demandez pas plus, nous arrivons à peine.
BÉRARD – Bon pour en revenir à l’employé du Gaz Laurentien est-ce qu’il a proféré des menaces spécifiques, à votre endroit ou envers votre oncle ? Parce que sinon, j’ai peur que ça soit pas de mon ressort. Les compagnies d’électricité ou de gaz, les services municipaux en général, ont le droit de pénétrer dans la maison dans l’intérêt public je sais pas comment ça se passe chez vous mais vous arrivez d’où ?
RACHEL – Bratislava. Slovaquie.
BÉRARD – Okay. Alors d’abord, avez-vous le nom du type qui est venu pour le gaz ?
RACHEL – Il disait s’appeler Yves Berthiaume. Et il était menaçant. Nous nous sommes sentis en danger. Nous sommes en danger.
BÉRARD – (Notant dans son carnet.) Okay bon je vais entrer en communication avec la compagnie de gaz et je vous reviens là-dessus. Je vais être dans ma voiture…
Bérard sort. Rachel reste seule un moment. Elle appelle le rabbi.
RACHEL – Rabbi !
Le rabbi survient.
RABBI – Il te croit j’espère ? Je ne peux pas croire qu’ils nous ont retrouvés ici ! C’est incroyable, incroyable…
RACHEL – Ne t’inquiète pas mon oncle. Ce policier est honnête. Maintenant, il faut se concentrer sur le Musée du Québec. Tu as contacté le curateur ?
RABBI – Oui. Il a accepté de venir cet après-midi. Mais il est tombé des nues. Il ne connaissait même pas l’existence du lot 53.
RACHEL – Ce n’est pas étonnant. Comment un seul homme peut-il connaître toutes les possessions du musée…
RABBI – Oui, mais le lot 53 ! Tout de même.
Je retourne préparer la cérémonie. Je te laisse ce téfilin. Tu pourras retenir le policier ? Tu crois ?
RACHEL – Oui. Tant qu’il est ici, nous sommes saufs. Vite, mon oncle, dépêchez-vous, la calèche n’attendra pas longtemps !
Le rabbi sort en coulisses. On entend peu après un kaddish.
Pendant que Rachel allume des chandelles dans la maison, on entend en voix hors champ la voix de l’agent Bérard.
BÉRARD – Okay vous avez bien un Yves Berthiaume chez vous, et il est dans le secteur Mérici. Okay, pouvez-vous le mettre en contact avec moi ? Oui, le plus vite possible. ben écoutez, on a eu une plainte le concernant, alors non, non ! Le plus vite possible, je n’ai pas de temps à perdre avec ça ! Vous lui dites que je suis devant la synagogue et qu’il me rejoigne ici. Merci.
Rachel finit d’allumer des chandelles. Elle ouvre un store qui couvre une grande fenêtre. On voit alors en ombre chinoise une calèche magique ! Les chevaux hennissent brièvement. Rachel tire le store vers le bas.
Bérard réapparaît dans la maison.
BÉRARD – Oh est-ce qu’il y a une cérémonie ?
RACHEL – Non, non je prépare le shabbat. Au coucher du soleil, nous ne pourrons plus utiliser les appareils électriques, tout ce qui est moderne alors on allume des chandelles.
BÉRARD – Ça fait beau…
Écoutez j’attends le monsieur Berthiaume ici.
RACHEL – Non ! Il ne faut pas…
BÉRARD – Écoutez, c’est moi qui va heu parler avec lui. Je veux qu’il m’explique ce qu’il veut faire ici, et s’il a été menaçant avec vous. Il est dans le quartier, c’est plus simple de le rencontrer ici que de faire toute une démarche pour le convoquer au poste ou aller au siège de la compagnie. Et puis il se peut aussi que lui-même formule une plainte contre vous. Si vous lui avez refusé d’entrer sous de faux prétextes.
RACHEL – Vous croyez que je mens ?
BÉRARD – Écoutez…
RACHEL – Rachel.
BÉRARD – Madame Rachel, je dis rien de la sorte. Seulement je veux entendre les deux côtés…
On entend la sonnette de la porte d’entrée.
Rachel ouvre la porte. Yves Berthiaume du Gaz Laurentien est là.
BERTHIAUME – Salut bon. C’est moi Berthiaume de Gaz Laurentien.
BÉRARD – Bonjour. Je suis l’agente Claudine Bérard de la Police de Québec. Merci d’être venu rapidement. Je veux juste éclairer un point. La dame ici, madame Rachel dit que vous avez été menaçant avec elle et son oncle ?
BERTHIAUME – Écoutez, je sais pas quoi vous dire j’arrive icitte, je tombe sur le vieux monsieur je veux juste rentrer voir le compteur de gaz pis les jonctions des conduites de gaz on refait toutes les connexions avec le réseau central. C’est la seule place où j’ai pas eu accès. Je sais pas si c’est une sorte de secte ou quoi…
RACHEL – C’est une synagogue et vous le savez très bien !
BÉRARD – Un moment je vous prie…
Madame ici affirme que vous avez été menaçant avec elle et son oncle.
BERTHIAUME – Absolument pas ! Tabarnac ! Je veux descendre dans cave pour faire ma job. Y a toute une équipe qui attend après moi pour reconnecter le réseau. Je me suis fait engueuler par mon superviseur ! Ça va faire le niaisage !
BÉRARD – Je vais vous demander de modérer vos propos monsieur Berthiaume.
Écoutez, c’est une parole contre l’autre. Madame Rachel, je vous propose d’accompagner moi-même monsieur Berthiaume dans ses opérations. Est-ce que ça vous va ?
RACHEL – Je n’ai pas le choix.
Elle regarde intensément l’employé du gaz.
RACHEL – Warst du nicht mit den Einsatzgruppen ? (Tu étais membre des Einsatzgruppen, non ?)
L’employé du gaz cligne des yeux.
[…]
Alexis Martin est né en 1964 à Montréal où il a fait des études au Conservatoire d’art dramatique ainsi qu’au Département de philosophie de l’Université de Montréal. Comédien, auteur, metteur en scène, il a été le fidèle complice de Jean-Pierre Ronfard avec qui il a cosigné les pièces Parade, Transit section no 20 et Hitler. En 1999, avec Dominic Champagne, il adapte l’Odyssée d’Homère pour la scène ; en 2007, il signe adaptation et mise en scène de l’Iliade. Alexis Martin, l’acteur, a participé à plus de trente productions dont L’hiver de force, En attendant Godot et L’asile de la pureté. Membre fondateur du Groupement forestier du théâtre, auteur et metteur en scène de la pièce Matroni et moi (1994) qui a été portée à l’écran en 1998, il est actuellement codirecteur artistique du Nouveau Théâtre Expérimental.
Alexis Martin a publié :
Matroni et moi, Leméac, 1997 ; Des humains qui bruissent, poésie, Triptyque, 1999 ; l’Odyssée, avec Dominic Champagne, Dramaturges, 2000 et 2003 ; Transit section no 20 suivi de Hitler, avec Jean-Pierre Ronfard, Boréal, 2002 ; Bureaux, Boréal, 2003 ; Last cabaret, Les 400 coups, 2005 ; Tavernes, Dramaturges, 2005 ; La dernière crèche ou Le dernier Noël d’Yvon Guimond, avec Robert Gravel, Les 400 coups, 2006 ; l’Iliade, Dramaturges, 2007.