L’arrivée de Lucien Bouchard* à la direction du Parti québécois en avait surpris plusieurs. Certainement, l’homme s’était démarqué parmi les leaders souverainistes depuis sa démission du gouvernement fédéral en 1990, au point d’éclipser le chef péquiste Jacques Parizeau comme représentant presque officiel du camp du OUI au moment de la campagne référendaire de 1995.
Le négociateur en chef pouvait bien disposer de la sympathie d’une majorité de Québécois, même de souverainistes ; il n’en demeurait pas moins réputé trop à droite et trop modéré pour un Parti québécois plutôt social-démocrate et indépendantiste. Son passage du Bloc québécois, qui convenait aisément à la personnalité autoritaire du chef souverainiste, au Parti québécois, disposant d’une significative base populaire flanquée d’une aile radicale très activiste, était difficilement envisageable pour plusieurs observateurs attentifs à la culture partisane des formations politiques québécoises. En dehors de l’appareil militant du Parti québécois, certains commentateurs de la scène publique ont aussi témoigné leur scepticisme devant l’ardeur incertaine d’un chef souverainiste officiellement rallié quelques années auparavant à l’idée d’une réunification canadienne portée par l’entente du Lac Meech. […]
[Mais] c’est s’adonner au commérage assassin que d’expliquer les revirements politiques de Lucien Bouchard par une quelconque faille psychologique correspondant à l’image d’un homme ombrageux et vaniteux, telle que la construisent certains journalistes. Plus intelligemment, faudrait-il travailler à retracer les idées de Lucien Bouchard dans une sociologie historique attentive aux mutations différenciées des nationalismes québécois. Dans ce court essai, c’est au courant politique représenté par Bouchard, celui du nationalisme conservateur, que je m’intéresserai, pour en retracer le déploiement depuis son ralliement au Parti québécois jusqu’aux années présentes, ce qui revient pratiquement à s’interroger sur le parcours de l’Union nationale depuis sa disparition jusqu’au « Manifeste pour un Québec lucide1 ».
La progressive dissolution politique de l’Union nationale et le ralliement de son électorat le plus nationaliste au Parti québécois n’allaient pas rester sans conséquence sur la définition du projet souverainiste et de la question nationale à laquelle il se donnait pour mission de répondre. Car à travers un électorat significatif, mais plus encore, par ses représentants qui venaient flanquer le mouvement souverainiste d’une aile droite, plutôt conservatrice et modérée, c’est une certaine idée du Québec et de son destin qui s’investissait dans un Parti québécois [tiraillé] entre différentes conceptualisations possibles de la question nationale et de la place à lui reconnaître dans le domaine public. […]
[Car] c’est avec la Révolution tranquille qu’une société québécoise relativement disposée à débattre de son statut politique parvenait à recentrer l’espace public autour d’une question nationale à la formulation achevée, autour d’une idée-force qui s’était profilée dans les marges du domaine public depuis sa renaissance intellectuelle autour des années 1920. Si l’Union nationale se présentait comme une coalition nationaliste élargie, dès 1935, le Parti québécois, quant à lui, redéploiera le nationalisme autour de l’idée d’indépendance, sous l’influence de son aile la plus nationaliste enfin parvenue à restructurer le domaine public autour de ses préoccupations, la question linguistique en faisant également partie, celle du nationalisme économique aussi, mais plus encore en forçant l’électorat et la plupart des acteurs sociaux à se cadrer dans une perspective souverainiste ou fédéraliste, la question nationale apparaissant de plus en plus comme l’horizon indépassable d’une politique québécoise appelée à la résoudre sans laquelle un peuple serait bien près de passer à côté de son destin […].
Le présent essai ne porte pas sur l’ensemble du Parti québécois mais sur son aile conservatrice, certes. Son attitude politique n’en demeure pas moins intelligible qu’à condition d’être comparée à celle de son aile dure, qui pratique le nationalisme doctrinal et refuse d’envisager non seulement le redéploiement du nationalisme en-deça de l’indépendance, mais plus encore, à rouvrir les questions sociales autrement que sur un mode gestionnaire tant que la question nationale ne sera pas résolue. […] De ce point de vue, toute forme de nationalisme qui s’engage en faveur de la souveraineté sans pour autant en faire le destin obligé du Québec donne une apparence d’inconsistance, d’insuffisance théorique et pratique […]. C’est pourtant d’un tel nationalisme […] que se réclament la plupart des nationalistes conservateurs passés en transit et à leur rythme de l’Union nationale au Parti québécois […]. Je dis la plupart sans prétendre parler de tous ces nationalistes conservateurs, certains d’entre eux, au parcours original, s’inscrivant à plus ou moins long terme dans l’aile dure du Parti québécois, mais ne parvenant pas, sauf pour une minorité de fidèles, à vraiment faire école politiquement. Mais plus généralement, c’est bien du nationalisme de l’Union nationale, redéployé dans une perspective souverainiste, dont feront la promotion les conservateurs une fois ralliés au Parti québécois. Pourtant, c’est moins l’inconstance, qu’une différente philosophie de l’histoire québécoise qui anime ce centre-droit nationaliste, possiblement souverainiste, mais pas nécessairement indépendantiste, comme on le remarquera au fil des circonstances, quand les événements provoqueront une mutation des paramètres encadrant la question nationale. […]
D’ailleurs, en revenant sur le développement de ses premières convictions souverainistes, au moment d’écrire sesmémoires2, Lucien Bouchard distinguait son adhésion à la souveraineté d’une certaine philosophie de l’histoire faisant s’achever nécessairement, et sans étapes intermédiaires, le destin québécois dans l’indépendance nécessaire [en mesurant] la distance entre un nationalisme favorable à la souveraineté « tant qu’elle apparaissait possible », pour le dire encore une fois avec Bouchard, et un autre synthétisant sa vision dans le principe d’action formulé par Gaston Miron : « […] tant que l’indépendance n’est pas faite, elle reste à faire », ce qui donne raison, c’est à noter, à André d’Allemagne, qui s’acharnait à répéter que l’indépendantisme n’était pas qu’un nationalisme radicalisé, mais plutôt un nationalisme d’une autre nature qui ne tolère pas d’autre destin pour le Québec qu’une pleine indépendance politique, et surtout, pour qui la souveraineté est toujours une urgence nationale. […] On comprend mieux de cette manière la disponibilité d’un certain nationalisme conservateur pour un Canada s’ouvrant à la reconnaissance des conséquences politiques de la différence québécoise. Si le nationalisme conservateur s’est transformé en courant flottant au cours des années 1980, en s’ouvrant à la possibilité du Beau risque et en ralliant le Parti conservateur du Canada pour réactualiser politiquement l’idéal des deux peuples fondateurs, c’est parce qu’il apparaissait possible d’envisager un destin authentiquement québécois au sein d’un cadre canadien aménagé pour sa nation minoritaire.
Quoi qu’il en soit, ce nationalisme ouvert à la souveraineté mais disponible pour une autre perspective stratégique est venu bien près de réorienter le Parti québécois chaque fois qu’un de ses représentants est parvenu à sa direction, chaque fois d’ailleurs, après une défaite forçant les souverainistes à définir une stratégie moins volontariste et jacobine dans la poursuite de leurs objectifs. D’abord sous la chefferie de Pierre-Marc Johnson, en renonçant délibérément à la poursuite active de l’indépendance, mais plus subtilement et plus profondément, à la suite de la nomination de Lucien Bouchard à la direction du Parti, en le décentrant de la question nationale […]. [Car] l’arrivée de Lucien Bouchard à la direction du Parti québécois a contribué à recentrer une première fois la délibération démocratique autour des questions sociales et économiques, et plus seulement autour de la question nationale. Sans possibilité réelle et imminente de se réaliser, la souveraineté laisse fatalement sa place à d’autres débats, celui entre la gauche et la droite, en fait, qui s’annonçait autour des discussions sur un modèle québécois. Surtout, c’est l’horizon référendaire nécessaire à la polarisation politique selon la question nationale qui se dissipe. En fait, la sortie de la question nationale donne l’occasion à ce conservatisme de réactualiser, à travers le débat sur le modèle québécois, ses positions sociales et économiques, en apparaissant publiquement autrement qu’à la manière d’un nationalisme modéré. […]
Dès ses premières apparitions publiques suivant sa démission qui reposait, selon lui, sur son incapacité à sortir la question nationale de l’impasse, Lucien Bouchard entreprenait la formulation d’un discours relativement détonnant dans le domaine public québécois, à partir d’une représentation de la collectivité qui correspondait de moins en moins à celle contenue dans la dynamique politique héritée de la Révolution tranquille, en demandant la possibilité de « remettre en cause le statu quo sans être immédiatement convoqué devant le tribunal d’inquisition du consensus québécois », formule polémique pour référer au consensus progressiste des élites québécoises tel qu’il s’est déployé au moins depuis la dernière défaite référendaire. […]
[Le « Manifeste pour un Québec lucide »], surtout discuté dans ses propositions, formulait pourtant d’abord un paradigme historique en rupture avec le consensus élaboré dans la suite de la Révolution tranquille, qui proposait une relecture critique du parcours national sur un demi-siècle, pour définir autrement les paramètres fondateurs de l’existence collective. Relecture critique, dis-je, centrée sur l’apparition dans l’horizon historique d’un possible déclin québécois, que prophétise assez éloquemment Lucien Bouchard. Un déclin qui apparaît d’abord dans sa dimension politique, sociale et économique, ce qui n’est pas sans rappeler les préoccupations du déclinisme français telles qu’elles se manifestent de plus en plus depuis la publication de l’essai La France qui tombe3 de l’économiste-historien Nicolas Baverez. […]
Pourtant, la modernisation du modèle québécois est entravée par de nombreuses forces sociales et politiques, ce qui n’est pas non plus sans forcer de nouveau la comparaison avec la France. La République du statu quo, pour le dire comme les signataires de ce manifeste, marque très nettement son opposition à la modernisation libérale du Québec social. « À l’heure actuelle, le discours social québécois est dominé par des groupes de pression de toutes sortes, dont les grands syndicats, qui ont monopolisé le label ‘progressiste’ pour mieux s’opposer aux changements qu’impose la nouvelle donne ». […] Néanmoins, le conservatisme bouchardien n’est pas un « néolibéralisme », comme l’ont soutenu ses critiques du « Manifeste pour un Québec solidaire », Bouchard ayant à de nombreuses reprises rappelé sa foi en l’État québécois qu’il présentait comme « un indispensable atout de réussite dans le redressement de la situation », et plus encore, comme « lieu de la convergence et de l’expression de nos volontés démocratiques, lui seul […] capable de nous rallier autour des mesures qu’il faudra prendre en matière de politiques familiales, de conciliation travail-famille, d’éducation, de retraite, de fiscalité et d’immigration pour assurer la continuité québécoise », continuité nécessairement nationale qu’il rattachait sans problème à la survivance canadienne-française à laquelle le Québec moderne devrait la possibilité d’exister. […] « Je crois à la survivance de la solidarité québécoise. Les Québécois veulent vivre non pas seulement comme individus, mais comme collectivité, comme nation », écrivait Lucien Bouchard, encore en 2003, ce qu’il nommera aussi, selon les circonstances, un profond désir de continuité québécoise […].
Autour de cette préoccupation pour un déclin national tendanciel, c’est une nouvelle donne politique qui s’annonce possiblement, avec le réalignement plus ou moins radical d’un espace public réintroduisant autour des préoccupations propres au déclinisme québécois le débat entre la gauche et la droite tel qu’il devait nécessairement rattraper une société québécoise parvenant à réaliser son indépendance ou renonçant durablement à la poursuivre prioritairement. La mise en scène d’une sortie du Québec national est complétée […]. À tout le moins, c’est un créneau politique qui se dégage manifestement au centre-droit de l’échiquier politique et dont la montée soudaine de l’ADQ témoignait déjà en 2002. C’est le moins qu’on puisse dire, une crise politique couve depuis quelques années dans la démocratie québécoise, l’appauvrissement inquiétant de la pensée politique et du débat collectif en étant probablement les deux symptômes les plus apparents. Il n’en demeure pas moins que cette normalisation possible du Québec politique repose sur le dépassement d’un échec qu’il ne sera peut-être pas aussi aisé de dédramatiser que certains le croient. Le nationalisme passerait ainsi de nouveau à l’étape défensive, après l’effondrement d’un projet qui avait pour plusieurs l’allure de la pleine expression du désir national d’achèvement qui se déploie dans la conscience historique franco-québécoise. […] Pour l’instant, on reconnaîtra, pour le meilleur et pour le pire, l’annonce d’une conceptualisation nouvelle de la société québécoise, de plus en plus sortie de la question nationale, de moins en moins définie par le nationalisme doctrinal hérité du premier groulxisme, et de moins en moins certaine d’accéder à l’indépendance politique. Il n’est pas certain qu’une telle perspective ne puisse apparaître non seulement comme un déclin collectif, mais comme une décadence nationale.
*Ce texte est une version abrégée d’un essai qui paraîtra dans le prochain numéro de la revue Argument, printemps-hiver 2007.
1.« Manifeste pour un Québec lucide », octobre 2005.
2. Lucien Bouchard, À visage découvert, Boréal, 1992 et 2001.
3. Nicolas Baverez, La France qui tombe, Perrin, 2003.