Passions, Explorations, Évolutions, Générations, Propositions, Décimations, Babelle Dès la lecture des titres, on saisit d’emblée la cohérence de la pensée et la permanence de la démarche poétique de Renaud Longchamps dont les œuvres complètes continuent de paraître avec la régularité du métronome en éditions revues et corrigées, rétives à l’occultation dont elles font l’objet depuis des années.
En quatrième de couverture de Propositions, une citation de Renaud Longchamps, comme un syncrétisme d’une vie toute dédiée à la poésie : « Je suis en poésie parce que la vie est insuffisante ». Les titres des Œuvres complètes que publient depuis 1999 les éditions Trois-Pistoles suffisent à dire la cohérence sémantique du parcours qui s’amorce avec Passions1.
De l’hermétisme à l’herméneutique
« La vie est courte, l’art est long, l’occasion fugitive, l’expérience trompeuse, le jugement difficile » : voilà le premier aphorisme connu, celui d’Hippocrate, extrait d’un traité intitulé justement Aphorismes, cinq siècles avant notre ère. Si l’aphorisme a souvent relevé de la citation, il s’est imposé comme un raisonnement prisé par Erasme, par Montaigne ou encore par Nietzsche qui, dans Humain, trop humain, exhorte le lecteur à une « lecture lente » ou ce qu’il nomme lui-même la « rumination ». Les surréalistes adopteront plus tard cet art de la concision, ce mode d’expression lapidaire que le poète aphoriste belge Achille Chavée affectionnera tout particulièrement : « [C]e n’est pas de l’inconnu, mais du connu qu’il convient de se méfier », écrit-il dans Décoctions.
Depuis les débuts, l’approche aphoristique est l’essence même du travail de Renaud Longchamps dont la structure binaire tient davantage de la contradiction que du paradoxe – paradoxe que le lecteur, actif, doit surmonter pour résoudre l’énigme du sens. L’énoncé assertif n’est pas tant impératif que tentative d’universalisation – l’emploi, par exemple, du présent de narration, étant moins l’expression d’un présent temporel que d’une présence au monde : « Il est vain de rompre. / Éviter l’adresse. Même immobile ». L’hermétisme se mue comme par enchantement en une véritable herméneutique car, ainsi que l’écrivait à juste titre Nietzsche dans Généalogie de la morale, « un aphorisme, frappé et fondu avec probité, n’est pas encore déchiffré sitôt lu ; au contraire, c’est alors seulement que doit commencer son interprétation ».
Pas de majuscules, pas d’articles, pas de mots de liaison, pas de ponctuation dans l’œuvre aphoristique de Renaud Longchamps : l’aphorisme instaure un rapport dialogique avec le lecteur, bel et bien promu mandataire d’une entreprise de déchiffrement : « [R]este l’univers / et l’infrarouge de nos plaies ». Alors le poète revient au concept de la « rumination » nietzschéenne en proposant une lecture et une relecture d’un thème par itération, en ordonnant sa pensée, cernée de blancs et de silence, en « anomalies », en « vagues », en « battements », en « crêtes », en « failles »qui donnent leur titre à Générations.
Tout à la fois simple et amphibologique, l’écriture aphoristique exprime des intuitions, des sensations, des émotions que suffisent à « traduire » les phrases émiettées du poète : « L’ombre ignore la version / Alors fenêtre ». Si l’espace est clos, le message prône l’ouverture : telle est la dualité de l’écriture aphoristique. Henri Lemaître2 qualifiait l’aphorisme de « pointe fine de l’écriture de flamme ». Et, en effet, la poésie de Renaud Longchamps construit des agrégations mosaïquées qui s’agencent en épisodes aux nuances singulières, en apparence marquées du sceau de la discontinuité et de la rupture mais qui cherchent en vérité à restituer le jaillissement de la pensée. Le poète s’inscrit dans la tradition héraclitéenne, elliptique, qui tente d’atteindre dans sa fulguration le mouvement caché des choses et qui traduit la violence ou le vertige du monde : « La terre si près d’un brasier / brisée et l’épuisement / toujours l’eau pour se refermer ».
Ainsi, ces fragments renferment une vertu majeure : ils se suivent et ne se suivent pas, harmonisant parfois les contraires, chevillant des éléments non jointifs. Retour à la Terre et « sensation épidermique de l’univers » : comme si l’on manquait d’espace et de temps, l’économie de mots semble parfaitement convenir à nos mentalités impatientes et pressées et rendre plus brutal encore le choc émotionnel : « Considère l’arbre comme un défaut / Reste à le scier sans hypothèse ».
Nul doute, à lire Renaud Longchamps, que le poète s’est nourri avec abondance aux sources du passé. Son choix de citations, placées en exergue, en est le principal indice. S’y côtoient Aristote, Lucrèce, Ronsard, Rimbaud, Michaux. Et Parménide, que Renaud Longchamps cite en préambule de ses « Quatre-vingts propositions de l’évolution » : « Cela n’a jamais été ni ne sera jamais car cela est ». Dès lors, on discerne un métadiscours sur les rapports entre l’insondable mystère de l’existence et l’immuabilité de ce qui existe, sur la capacité jamais épointée de questionnement qu’a le poète impliqué dans le monde : « Bien sûr, nulle nécessité. La vie, / Conséquence de toute inertie ».
Il n’est pas fortuit de recroiser Parménide, qui expliquait tout par deux principes – le ciel ou le chaud, la terre ou le froid – au détour des Passions retrouvées de Longchamps : « Depuis toujours c’est la même équation minimale entre le chaud et le froid ». Une distinction radicale s’impose entre la perception trompeuse du monde et ce que l’on appelle, des siècles après le philosophe grec, l’entendement, entre la vérité et la Doxa de Parménide, ce monde du perceptible qui n’est pas : « [L]’être est et le non-être n’est pas ».
Si la poésie reste un art de stimuler nos consciences, avec une économie de mots que l’on pourrait qualifier d’un art de la densité, elle semble naître chez Renaud Longchamps d’un processus ascétique qui se nourrit de l’expérience la plus immédiate, la plus primitive, pour percer à jour les mystères absolus.
Au-delà des (faux)-semblants
Parfois rattaché à la veine surréaliste québécoise, Renaud Longchamps s’est toujours appliqué à saisir l’essence des choses en creusant au-delà des apparences pour y déceler les contradictions inhérentes. En effet, l’idée que tout est en transition – ce qui expliquerait pourquoi la mort et la métamorphose y occupent une position centrale –, sous-tend une idée fondamentalement dialectique : la notion de changement, où toute chose peut se transformer en son contraire, contraste ainsi avec l’esprit « occidental », façonné par une longue tradition de pensée empirique selon laquelle les choses ne seraient que ce qu’elles sont. Or c’est toute la pertinence du propos de Renaud Longchamps que de tordre le cou à certains présupposés en choisissant comme toile de fond de Décimations la théorie des équilibres ponctués de Stephen Jay Gould, antithétique de la théorie synthétique de l’évolution issue du néo-darwinisme. L’évolution ne progresserait pas selon une diversité croissante mais par diversification et décimation, justement, c’est-à-dire par élimination aléatoire3. À ce jeu probabiliste, les survivants ne sont pas les « meilleurs » mais les plus « chanceux » : « La prédation serait cette évidence / qui nous glisse entre les doigts […] En cent ans / comme en cent siècles / le prédateur prépare l’héritage de ses dents ».
Renaud Longchamps n’hésite pas à faire travailler son lecteur qui, avec un peu de curiosité, s’appuie sur l’œuvre poétique pour tenter de se familiariser avec la vulgarisation scientifique. Plus loin, dans Décimations, on croise ainsi Mandelbrot, du nom de ce mathématicien français inventeur de la géométrie fractale, vocable obscur qui désigne l’une des premières tentatives de la science pour examiner de manière quantitative la notion omniprésente du chaos. Esprit d’escalier ou pas, on parvient à discerner la notion apophantique selon laquelle l’on ne peut progresser dans la connaissance qu’en renonçant à celle fondée sur l’idolâtrie, ça n’est qu’en prenant conscience de ses limites que la raison humaine pourra les reculer : « Je sais seulement que la Terre aura raison de moi ».
L’approche multidisciplinaire de Renaud Longchamps n’est pas sans évoquer la géopoétique, ce mouvement littéraire fondé par Kenneth White qui prône d’abolir le cloisonnement entre les disciplines en vue d’une poétique nouvelle – ce que Platon, au dixième Livre de La République nommait déjà « le vieux différend » entre la philosophie et la poésie. Ou comment dépasser la rupture opérée par la théologie chrétienne entre la matière et l’esprit, entre la raison et l’intuition, entre la poésie et la science, entre ce que Descartes qualifiait de chose pensante et de chose étendue. « La géopoétique est un concept opérateur, a écrit White, indissociable d’une volonté de briser un espace circonscrit par les idéologies, les croyances, les politiques culturelles nationales, afin d’ouvrir l’esprit de chacun aux mouvements, aux métamorphoses du monde, de ce monde qui est pour l’homme ce qu’il y a de plus proche et ce dont il est le plus séparé4 » – les derniers mots renvoyant encore à Héraclite le précurseur, fondateur de cette « philosophie du combat et de l’harmonie, philosophie du Devenir et de l’Éternel Retour. Philosophie de la vie et de la catastrophe, philosophie du Logos qui parle et du chiffre scellé5 ».
Si l’on a parfois parlé ici ou là de l’intrusion de la science dans l’œuvre de Renaud Longchamps, il reste que le style lapidaire – voire oraculaire – de sa poésie, qui ne recourt nullement à l’argumentation, n’exprime évidemment aucune certitude scientifique. Le « scientifique », chez Longchamps, va au-delà de la description ou de l’observation qu’exerce le poète : il s’agit là bien davantage d’une tentative de géo-gnosie qu’une parole élémentaire mais ignée tente de substantiver. La quatrième de couverture de Décimations évoque ainsi une « sensation épidermique de l’univers [qui] interroge le cosmos sous forme d’aphorismes, de saillies, d’éclairs ».
On pense à la géographie poétique de Novalis, à ce que Kenneth White appelle le « motif unificateur » et qui consisterait à ne pas reprendre les mêmes sempiternels prétextes épuisés mais à se choisir un thème humain fédérateur, corrélatif d’une prise de conscience, non pas à l’échelle de la tribu, ni même à l’échelle d’une nation ou d’un hémisphère, pas davantage encore à l’image de telle ou telle idolâtrie mais au seul bien universel, commun à tous : la Terre. Il ne s’agit pas tant de fusionner avec la Nature, sauf à risquer l’anthropomorphisme, que de pouvoir dialoguer avec elle pour réconcilier les deux mondes : ce que Rilke appelait Weltinnenraum (l’espace interne du monde) et qui lui faisait écrire que nous, humains, « ne sommes guère à l’aise dans ce monde interprété », nous enjoignant « à être impassible comme les pierres / serties dans la forme pure6 ». Il n’est donc pas ici question de recourir à la métaphore, ni à la langue utilisée comme moyen exclusif de communication sociale qui appauvrirait – ou « dénaturerait » –, mais à une langue inorganique, dense, fluide, puissante, sans substituts, sans adjonction de surenchères oratoires. L’épuration par syncrétisme qu’opère Renaud Longchamps est sans conteste de rendre à la teneur même du message toute sa vigueur : « [S]’éteindre avant tout / s’étendre sur sa fin ».
« On ne s’évade pas de l’espèce »
Cette citation d’Henri Michaux, placée en préambule de « Puissance du dénombrable », esquisse la toile de fond de Générations. Ici règne en maître la compression sémantique où le poète réorganise, coupe, retranche, biffe et rature (au sens propre) : « [L]’ordre / néanmoins / sommaire de l’inertie » dans « Composter 2. » devient « l’ordre / néanmoins / sommaire de l’inertie » dans « Corriger 1. » puis « l’ordre / néanmoins sommaire » dans « Corriger 3. » Opération de dépouillement et de catabolisme qui fait aussitôt penser au père de la théorie mathématique des catastrophes, René Thom, exégète du processus par lequel certains systèmes peuvent évoluer lorsque l’on fait varier un seul de leurs paramètres et qui aimait justement à dire que « ce qui limite le vrai n’est pas le faux, mais l’insignifiant ». Plaidoirie encore contre l’expérimentation abusive et contre l’importance excessive laissée à la science lourde, aux technologies modernes, et pour la seule beauté de l’intelligence pure, « pour la nécessité du dérisoire », pour « l’humidité souveraine de la pierre » et parce que « l’eau s’écoule / aussi / dans l’inertie ».
Au fond, l’on se moque bien que tout ne soit pas « lisible » car il ne viendrait à l’esprit d’aucun lecteur de chercher et de délabyrinther le sens premier de tous ces fragments. Reste que pour le liseur, la mission d’élucidation peut prendre un tour ludique : c’est à ce prix que s’imposera la postérité d’une œuvre ardue, non plus réservée à une sphère d’initiés mais qui est aussi la marque d’un humanisme exigeant. À l’inverse, pourrait-on dire, l’œuvre de Renaud Longchamps est par avance une dénonciation de l’ésotérisme tout aussi inconciliable avec le langage du poète qu’avec le langage du scientifique. Le poète revendique que la poésie offre tout à la fois la vie la plus satisfaite et la connaissance la plus véridique. Et s’il s’adresse si souvent au scientifique, c’est semble-t-il par une volonté de pragmatisme bien plus que par prédilection pour l’hermétisme, en épousant l’exactitude du savant comme il en a la rigueur.
Il serait bien sûr très réducteur de qualifier de jeu de devinettes la poésie de Renaud Longchamps, mais l’émerveillement et la gratification resteront à jamais la libéralité du lecteur qui se sera prêté au jeu des vérifications dans l’apparent dédale de la polyphonie textuelle. Ici ou là, on rencontrera des écueils, on commettra peut-être des contresens mais l’effort consenti aura été comme un sésame à l’éveil, puis à la vigilance.
À l’occasion, le poète peut ainsi seconder ses lecteurs et se faire cicérone, l’instant d’une préface : « La prédation et la sexualité jouèrent un rôle de premier plan dans l’évolution de la vie sur Terre. Ces deux puissants mécanismes naturels opérèrent à l’époque de la faune de Burgess. Ils sont toujours à l’œuvre en chacun de nous ». Du Moyen Âge jusqu’au siècle des Lumières, une conception progressiste et linéaire de l’histoire s’est imposée, de sorte que le progrès historique fut longtemps considéré comme une progression vers un âge d’or à venir. Or une conception cyclique du temps, induite par l’observation du monde tel qu’il est, commune dans l’Antiquité pré-chrétienne, a fait ailleurs (en Asie notamment) et plus récemment d’autres émules : « La Terre décima / cent fois / la vie naissante », ou « Le cannibalisme existait déjà à Burgess / il y a cinq cents millions d’années / nous n’avons donc rien inventé ». La conception cyclique reparaît ainsi avec l’hypothèse de voir un nouvel univers succéder au nôtre après sa décimation : « Les vieux os millénaires / retournèrent au sol / et nos ancêtres effacèrent / peu à peu / la trace même de ce trépas / N’oubliez pas : nous sommes la chair et les os de notre temps / nous sommes les futurs ancêtres ».
Pour introduire « Retour à Miguasha », Renaud Longchamps cite Gaston Miron : « Sans la poésie, la science ne peut échapper à la science » – sentence à laquelle il répond à la page suivante, comme par un clin d’œil : « Sans la science, la poésie ne peut échapper à la poésie », manière d’apparier les présumés contraires mais surtout d’être dans (de) son temps. Le scientifique – auquel Renaud Longchamps adresse « Miguasha » : « aux chercheurs immobiles et patients » – ce pourrait donc être l’homme le plus vrai, le plus doué de sympathie (au sens propre) envers « l’univers là / rangé sous ses écailles ».
Multa paucis7, Décimations reste une incroyable fresque poétique, sans doute l’une des plus accomplies de la poésie de ce temps.
Entre contemplation et revendication
Au printemps 2006, les éditions Trois-Pistoles ont fait paraître le cycle de Babelle dans un ouvrage inédit, revisité par l’auteur, qui constitue le septième tome des Œuvres complètes de Renaud Longchamps. Victor-Lévy Beaulieu, dans une préface qu’il a intitulée « La parole hémorragique », revient sur la relation qui s’est tissée entre lui et l’auteur beauceron. « De ce temps du Cégep date mon amitié pour Longchamps. De ce temps-là aussi date l’admiration que j’ai pour lui et pour cette œuvre qu’il n’a jamais cessé d’écrire, souvent dans une telle indifférence de la critique et du lecteur que n’importe qui d’autre se serait découragé et aurait abandonné. Par moments de vie troublée et troublante, je sais que Longchamps en a eu l’intention et le désir, mais la puissance des mots qui l’habitent n’a pas cessé de le forcer dans sa main gauche d’écriture et nous devrions, sur deux genoux, en remercier tous les ciels, puisque l’œuvre de Longchamps, pour quiconque l’a fréquentée un tant soit peu, a cette exemplarité qui est la marque sacrée, parce que singulière, du grand écrivain ». On sent poindre, dans la deuxième phrase de cet extrait, l’incompréhension, sinon l’exaspération, de l’éditeur : de fait, chacun pourra s’étonner de l’opiniâtreté que met la critique à ignorer l’œuvre de Renaud Longchamps qui s’inscrit résolument dans la durée et qui s’acharne, elle, à s’étoffer malgré l’occultation. S’il n’y avait que ça à retenir du parcours du poète, l’ataraxie dont il semble faire preuve serait déjà admirable. Mais il y a beaucoup plus.
Victor-Lévy Beaulieu explique plus loin que « cinq tomes, qu’il faut considérer comme une histoire du monde, devaient paraître au rythme d’un par année : Après le déluge, L’escarfé, Américane, Sous l’Éden et L’univers à peu près. En fait, trois seulement, les premiers, furent publiés chez VLB éditeur. Sous l’Éden paraît ici pour la première fois. Quant à L’univers à peu près, seul le fabuleux titre nous est connu jusqu’à ce jour ».
On ne peut que souscrire au propos de l’éditeur. Il est difficile de réduire la poésie à une simple équation mathématique, mais c’est pourtant ce qu’a tenté de faire Alvai Winkler, statisticien étatsunien qui a récemment montré que le choix d’un bon titre garantissait dans 70 % des cas le succès d’un livre. La recette ? Le premier mot du titre est un pronom, un verbe, un adjectif ou une formule de salutation. Sa structure grammaticale se caractérise par la forme possessive d’un nom, par un nom et un adjectif épithète, ou par la formule « Le… de… ». On ne saurait néanmoins prétendre que Renaud Longchamps s’est appuyé sur cette analyse, l’écriture des œuvres du poète beauceron étant antérieure à la publication de l’étude.
Parallèle facétieux mis à part – et d’ailleurs apocryphe –, il reste que la titrologie dans l’œuvre de Renaud Longchamps pourrait à elle seule faire l’objet d’une recherche universitaire tant elle est sublime. Porte d’entrée de l’univers livresque du poète, elle participe grandement de la médiation entre son lecteur et lui, et exprime d’emblée combien la parole aphoristique se rend désirable. Jeux de consonances et d’allitérations, brutalité des vocables ou simple juxtaposition de termes antagonistes, les titres réunis dans les Œuvres complètes sont des prosodies : Sommations sur l’histoire, L’humanité véloce, Puissance du dénombrable, Le détail de l’apocalypse, La syntaxe du sel, Une sensation épidermique de l’univers, L’Abyssinie asymptotique, La Voie calquée, L’entropie du désir Outre leur fonction strictement informative, ils procurent au lecteur, littéralement piqué au vif, une « sensation épidermique du poème ».
Malgré le titre de Babelle, rien de biblique dans la parole de Longchamps mais regard poignant sur un territoire d’abord comme retiré du monde, puis devenu « pays en déstructuration, [où] la jeunesse est de trop et l’on s’en débarrasse en l’envoyant paître en d’autres contrées, Québec ou Montréal », explique Victor-Lévy Beaulieu. Ce pays, c’est la Beauce, que retrouve le narrateur, perpétuellement en quête d’un « jadis » bel et bien évanoui, désabusé, sombrant dans la désespérance, qui entreprend une longue marche tout au long d’un récit s’achevant comme une fable sur l’acculturation et les bouleversements de notre société contemporaine et en un singulier livret d’opéra. Ici, le propos est acerbe, social, dénonciateur, revendicatif, cherchant à secouer nos consciences muettes et notre soumission négligente aux fléaux de ce temps. La parole réunit érotisme et sensualité, tragique et comique, élégie et sacrilège, pour se fondre en questionnements sur une société aseptisée et individualiste. La langue est tantôt argotique, tantôt soutenue, comme une parfaite illustration du babélisme – homonyme à n’en point douter conscient du titre du recueil.
« Il faut se faire voyant »
Pour Freud, la « libre satisfaction des besoins instinctuels de l’homme [était] incompatible avec la société civilisée ». Notre ère individualiste et narcissique, où règnent hédonisme et avidité, contient les germes d’une dérive intellectuelle. Or, si Renaud Longchamps ne prétend pas qu’il faille posséder une culture encyclopédique pour lire son œuvre, il précise néanmoins que la lecture de Freud ou de Lacan aidera à cheminer dans la prose babellienne et à saisir, dans Après le déluge, les références psychanalytiques à la prime enfance. L’intérêt de Renaud Longchamps pour la réflexion, c’est encore cette sollicitude de lecteur gourmand, fort de cette curiosité intellectuelle qui fait si souvent défaut aux prétendus tenants de la pensée actuelle, et toujours attentif.
En entrevue, le poète évoque la vision cauchemardesque qu’il a d’une société moniste dont l’idéologie est martelée par les médias, il blâme « le culte du consommable, la quête de la satisfaction immédiate, la schizophrénie affective. On n’est pas encore entrés dans la période anarchique intermédiaire, mais ça s’en vient ». Quelque chose de comparable, sans doute, à l’apparition en France, au XIXe siècle, du désenchantement romantique provoqué par l’échec de la Révolution française et du régime impérial – sinon que dans le registre contemporain, l’angoisse semble plus prégnante encore. Comme écho au propos du poète, la concomitance aujourd’hui observée d’un manque de vision, précisément, et de la force d’attraction grandissante de l’irrationnel qui se nourrit des vestiges de croyances ancestrales. « On est en panne de visionnaires, déplore le poète. On ne fait plus que radoter les mêmes affaires. Or la redondance crée la déprime. La réflexion est comme gelée, en attente de À relire les écrivains d’avant 1938, on voit bien qu’ils traduisaient le sentiment qu’ils étaient en attente d’une catastrophe. C’est ce même sentiment que j’éprouve aujourd’hui. »
Arthur Rimbaud, poète préféré de Longchamps, écrivait en 1871 à son ancien professeur, Georges Izambard : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant ». Sur la base d’une sélection de « prophéties » que le poète beauceron a placées dans Babelle (dont l’édition originale remonte à 1981) et qui se réalisent aujourd’hui avec une précision déconcertante, on découvre – tout spécialement dans Américane – l’acuité du portraitiste visionnaire : « Serai-je horrifié à la seule vue d’un amas, dégoûté de tes ‘more, more, more’ quand l’écho me rendra ‘mort, mort, mort’ ? […] Tu es insouciante de l’ombre projetée sur les peuples, des agenouillages que tes gens minutent au bulletin de nouvelles. […] Toi, si généreuse de tes biens, si avare de respect et d’amour ».
Ainsi, le poète prosateur s’impose comme un pourfendeur de la démagogie gangréneuse en des réquisitoires qui parcourent toutes les variétés du grotesque, depuis le sarcasme innocent jusqu’aux plus grossières invectives. « Maudites pisseuses à court terme avec vos ventres secs rêvant de mamiarcat pis de petits pouvoirs pourris avec vos sacoches remplies de chèques de pension alimentaire qui s’en vont chiâler contre des semblants d’hommes dépossédés de leur histoire, de leur territoire et surtout de leur identité, ces mâles pâles semblables à des dunes de sable indifférencié semblables à tout ce que chie le paysage québécois à la mi-mars, des falotcrates, ah, ça oui, y en a plein le pays, ah, ça oui, mais tous ballottés de chômage chrétien en crétineries télévisuelles avec du réel à crédit au centre du cerveau sportif perdu entre le centre d’achats et les crachats des boss qui carburent à l’impuissance des à peine autosuffisants de la nécessité qui n’ont jamais rien possédé à part le monopole de leur faillite sur tous les plans de la bêtise faite femme, non, mais, quand tu les regardes se pâmer d’aise pis de baise devant les ceusses qui réussissent à fourrer le système pis notre langue dans leur derrière quand tu les regardes toutes fascinées complètement possédées par la puissance des pères multinationaux si lointains mais tellement puissants, toutes envoûtées par des smattes de la finance aux grosses pattes grasses et velues de l’american way of life, bien, au bout du compte, il ne sortira vraiment rien de vos vagins, sauf des chiards criards à l’image des gros bras des gras corps macdonalisés, on n’y peut rien, on ne refait pas sa biologie avec la débilité cultivée en vase clos […]. » Le génie du poète est d’avoir plusieurs langues et d’écrire ce délice en réponse aux rudesses : « […] de ma vie tu ne retiendras que la quiétude de mon dernier soupir que la mollesse de mes chairs éconduites ».
À la réputation d’hermétisme opposée à sa poésie, Renaud Longchamps infère que la fonction primordiale de la poésie est bel et bien d’explorer l’obscurité elle-même et de chercher le connu dans l’inconnu. Du reste, le poète précise en entrevue : « Quand je parlais des Maîtres dans La fin des mammifères, je n’évoquais pas, en dépit de ce qu’en pensent certains, des extraterrestres. J’émettais seulement l’hypothèse qu’il pourrait exister un contrôle surhumain de l’humain. Ça n’est pas parce que quelque chose relève d’une autre réalité qu’il faut faire l’impasse sur une forme de surréalité. Ça révèle juste que l’on n’est pas capable de la circonscrire, de la rationaliser ». L’hermétisme qui lui est parfois reproché, à l’instar d’un Saint-John Perse, dont la proximité est d’ailleurs très réelle en dépit des différences stylistiques, on le doit avant tout à un souci d’exactitude dans la nomination du monde. Sans doute cette poésie ne se livre-t-elle pas de prime abord mais pour Renaud Longchamps, « la poésie doit être inépuisable. Si le lecteur a tout saisi dès la première lecture, la poésie reste au mieux à un état de divertissement. Or une poésie efficace est une poésie qui change le lecteur. Le pousser à voir le monde dans une autre perspective : là, seulement, on peut prétendre que le travail du créateur est réellement accompli ». C’est donc au lecteur de découvrir cette « inépuisable » subtilité lexicale que renferme l’univers du poète, entre constellation de termes arides, de sonorités inusitées, de variations sur la polysémie : « Ne pas séduire, ne pas réduire, plutôt traduire. Traduire avant de trahir est le lot de la vie. Trahir avant de traduire est le rôle de la nature. Le poète vivant traduit en illuminations l’information universelle afin de rendre l’homme à la réelle liberté de ses rêves. […] le poète doit être de son siècle mais il ne doit jamais saliver avec ce dernier », écrit Renaud Longchamps dans son essai.
En préface de Babelle, VLB concluait, catégorique : « Babelle est l’une des œuvres fondatrices de l’écriture québécoise contemporaine ». Les historiens en jugeront. D’ores et déjà, Renaud Longchamps est sans conteste un cas à part dans la poésie moderne en ce sens qu’il n’est pas un poète contemporain, même et surtout si ses thématiques sont résolument de notre temps. Il n’est pas un poète d’aujourd’hui, sa parole est intemporelle.
Il faudrait bien que ça finisse par se savoir.
1. Voir Nuit blanche, no 74, mars 1999, « Renaud Longchamps, Œuvres complètes » : par Thierry Bissonnette.
2. Dictionnaire Bordas de littérature française, 1986.
3. Voir Nuit blanche, no 52 (juin 1993) et no 69 (novembre 1997), entrevue avec Renaud Longchamps, par Claude Robitaille.
4. Kenneth White, « Éléments de géopolitique », L’esprit nomade, Grasset, Paris, 1987.
5. Jean Brun, Héraclite ou le philosophe de l’éternel retour, Seghers, Paris, 1965.
6. Poèmes à la nuit, préface de Marguerite Yourcenar, Verdier, Paris, 1994.
7. Épigraphe latine qui signifie « beaucoup de choses en peu de mots ». Au XVIe siècle, l’éloquence du barreau était représentée en France par deux orateurs, Christophe De Thou et Pierre Séguier. On disait de De Thou ce que l’on a pu dire d’un grand nombre d’orateurs : pauca multis, peu de choses en beaucoup de mots ; on disait de Séguier ce qu’on aime à pouvoir dire de quelques-uns : multa paucis.
Les Œuvres complètes de Renaud Longchamps aux éditions Trois-Pistoles : Passions, 1999 ; Explorations, 1999 ; Évolutions, 2000 ; Passions retrouvées, 2001 ; Générations, 2001 ; Propositions, 2003 ;Décimations, 2004 ; Babelle, 2006.