Voilà, je vous le dis d’entrée de jeu : je n’ai jamais lu Nelligan !
Mais non, je plaisante. J’imagine le scandale d’ici, Pouliot n’a jamais lu Nelligan, Pouliot n’a jamais lu Nelligan. Les nerfs ! Déjà au secondaire, j’avais flirté avec les poèmes de ce grand ado mélancolique, en plein complexe d’Œdipe. Je ne me rappelle plus quel prof zélé nous avait fait lire le « Vaisseau d’or », mais disons qu’il n’avait pas réveillé de grandes passions dans la classe. Faut dire qu’à cette époque, on tripait plus sur Def Leppard, Black Sabbath et autres apôtres de Satan. En comparaison, « ce vaisseau taillé dans l’or massif » nous semblait assez drabe, merci.
Je me demande même si ce n’est pas à partir de ce moment-là que j’ai commencé à loafer mes cours de français, mais ça c’est une autre histoire.
Plus sérieusement, je n’ai jamais lu Miron. Le Miron de « La marche à l’amour », niet ! Le Miron du « Québécanthrope », pantoute ! Celui-là même qui a fait sauter le folklore du côté de la modernité, pas une ligne !
Pas de panique, je vous niaise encore. J’ai lu Miron, voyons donc, comme tout bon petit Québécois moyen, corpus obligatoire dans la perspective nationaliste où l’effervescence de tout un peuple trouva une voix à sa grandeur. Miron comme le chef de file d’une armée littéraire : Vallières et ses « Nègres blancs », Lalonde et son « Speak White », Garneau et ses langages (1-2-3-4 et 5), Godin et ses « cantouques », Aquin et ses revolvers, Gauvreau et ses « Brochuges » et j’en passe, tous ces auteurs au centre même d’une prise de parole hautement révolutionnaire.
Faut dire qu’on a de la culture notre génération ; cégep oblige !
J’ai aussi lu VLB, presque toute son œuvre. Je le jure, de A (Abel) à U (Ula). Ben quoi, je protège mes arrières.
J’ai bien eu une période Nouvelle Barre du Jour, toutes mes excuses, faible moment d’égarement et cela n’a duré qu’un temps. J’ai vite retrouvé mes esprits avec la découverte de Marie Uguay, lucidité éblouissante qui a traversé notre grande noirceur esthétique : « Je déteste toute écriture mystique, tout univers mythologique, le poème doit être sensuel, matériel comme tout ce qui m’incite à vivre est tactile »
Et, juste à ses côtés, il y a Josée Yvon, celle de Filles-missiles, collection « RADAR » aux Écrits des Forges (1986), et Des laides otages ou bien celle encore plus extravagante de l’événement Jack Kerouac à Québec en 1988, où on la voit avec des plumes dans les cheveux et une telle arrogance bravant ainsi tout cet univers d’hommes et de bière. Lecture tranchante, irréversible, définitive !
Après, ce furent des années montréalaises : La rage de Louis Hamelin, Vamp de Christian Mistral et Montréal brûle-t-elle ? d’Hélène Monette. Beau trio, pour un jeune homme de 20 ans comme moi, fraîchement débarqué dans la « la place où ça se passe », en quête de nouveaux amis réels ou imaginaires. Des auteurs auxquels je m’identifiais, des personnages qui véhiculaient les mêmes passions et les mêmes inquiétudes avec des visions du monde nées de préoccupations communes : l’environnement, l’individualisme, la solitude et les années 1980.
Comme vous pouvez vous en apercevoir, c’est plus facile de vous entretenir des livres lus que du contraire. Un livre nous amène à un autre, et nous ouvre toutes grandes les portes d’un monde insoupçonné, vaste, presque infini. Car, il suffit de décrire la route qu’on emprunte.
Mais, revenons à nos oignons. Quel est donc ce livre que je n’ai jamais lu ? Ce sacrilège littéraire que j’aurais commis par pure ignorance ou lâcheté intellectuelle ? Proust ? Ça ferait chic de dire ça, non : Ah, vous savez, moi, je n’ai jamais lu Proust (j’adorerais, sérieux. Je suis certain que ça me donnerait un style bourgeois-bohème dans les coulisses des grands événements littéraires où l’on cite d’un même souffle Machiavel et Garfield sans bégayer le moindrement avec un petit verre de mauvais vin blanc à la main tout en se félicitant de sa parution la plus récente, réciproquement. Ça décrit bien l’ambiance, vous ne trouvez pas ?). Ou Céline (pas cette Céline-là, l’autre), ou St-Ex ? ou Breton ? ou de Beauvoir ?
Eh non ! malgré toute ma bonne foi, mon drame est (roulement de tambour) étatsunien ! Ah, le renégat. Eh oui, je m’en confesse, mon désœuvrement ne provient pas de cet univers français si hautement chéri par mes prédécesseurs, ni de cette généalogie littéraire et identitaire sur laquelle notre culture repose si patriotiquement. Ainsi, j’y arrive et j’accepterai votre jugement, je n’ai jamais lu La désobéissance civile de Henry David Thoreau.
– La quoi, me dites-vous ?
– La Dé-so-bé-i-ssan-ce-ci-vi-le !
– Méchant tataouinage pour en arriver là.
Mais non, c’est un livre super-hyper-méga important, c’est un des phares littéraires qui ont inspiré la contre-culture américaine des années 1950 : Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Ferlinghetti et tant d’autres. La Beat generation, cette gang de sauvages qui a dépucelé l’Amérique coast to coast. Faut comprendre qu’avant eux, il y avait eu les Walt Whitman, William Carlos Williams, Ezra Pound et, d’une manière plus polémiste que les autres : Henry David Thoreau. Sa Désobéissance civile (avouez que le titre est beau en petit Jésus), une gifle en pleine face du gouvernement américain de l’époque qui se préparait à la guerre contre le Mexique (tiens, tiens, ça ne vous dit pas quelque chose ?) ; sa Désobéissance civile, le livre de chevet de Gandhi, le Gandhi de la résistance indienne, leader spirituel de tout un peuple et apôtre de la non-violence ; La désobéissance civile, pas celle de l’anarchie et du chaos, mais plutôt celle de la responsabilité citoyenne, du respect de la différence et de la prise en main et de l’autonomie de la destinée humaine (wow ! je devrais me lancer en politique pour un parti d’extrême gauche, j’aurais mon premier discours en poche).
Par trois fois, j’ai ouvert le livre et tenté l’aventure, d’abord dans la foulée de mes lectures Beat, ensuite en prémices au Sommet des Amériques à Québec en 2001 (dans l’espoir d’y trouver des motivations transcendantales à mes sit-in) et plus récemment en réaction à ce qui se passe dans le monde pour y trouver, peut-être, des pistes de solution. Mais chaque fois, l’entreprise a échoué. Chaque fois, je me suis buté aux premières phrases. « De grand cœur, j’accepte la devise : ‘Le gouvernement le meilleur est celui qui gouverne le moins’ et j’aimerais la voir suivie de manière plus rapide et plus systématique. Poussée à fond, elle se ramène à ceci auquel je crois également : ‘que le gouvernement le meilleur est celui qui ne gouverne pas du tout’ et lorsque les hommes y seront préparés, ce sera le genre de gouvernement qu’ils auront. « Tout gouvernement n’est au mieux qu’une ‘utilité’, mais la plupart des gouvernements, d’habitude, et tous les gouvernements, parfois, ne se montrent guère utiles. »
Comme si la rumeur qui précédait le livre me paralysait et me pétrifiait sur place de peur d’y découvrir la moitié du peu de mes ambitions de lecteur ou tout simplement de me faire confirmer ce que je sais déjà (n’est-ce pas la plus grande déception pour un lecteur, trouver dans un livre exactement ce qu’il espérait ?).
N’empêche que je ne l’ai jamais lu et ne sais pas si je le lirai un jour dans son intégralité. Peut-être n’est-ce qu’une date manquée, je ne sais trop.
En attendant, je déblatère, je tourne autour du pot, je dis un peu n’importe quoi, je parle à travers mon chapeau (plusieurs diront que j’en ai l’habitude). Mais tout ça n’est pas ma faute, je ne peux pas en être tenu responsable. Moi, je vous aurais entretenu du dernier best-seller à la mode, coup de cœur Renaud Bray, de la saveur du mois et autres convergences (quelque chose dans ma palette, vous voyez le genre). Donc, si vous avez des griefs, formulez-les à Monsieur Alain Lessard, rédacteur en chef du magazine Nuit blanche. C’est à cause de lui si je vous ai parlé en toute légitimité d’un livre que je n’ai jamais lu. Moi, je n’y suis pour rien !