Ampleur de la vision et souci du détail font, chez Pierre Caron, excellent ménage. À raconter un siècle, la tentation était pourtant menaçante de se permettre de légitimes et paresseux raccourcis. Quand, de surcroît, le siècle qu’on ressuscite a pris fin en même temps que le Régime français au Québec, un certain flou aurait été excusable. Après tout, noms et coutumes ont pu fluctuer, tant à propos des personnes que des lieux.
Aux yeux de l’auteur, de telles excuses ne tiennent pas la route. Il manifeste, au contraire, le plus grand scrupule à guider le lecteur dans des tracés qui parfois n’existent plus et à recréer dans les imaginaires une société dont les clivages sont, heureusement d’ailleurs pour la plupart d’entre eux, révolus.
Des nuques rebelles
La colonie, dont Pierre Caron retrace les virages et le quotidien dans La naissance d’une nation1, ressemble peu aux clichés que les manuels ont longtemps propagés. Du haut en bas de la pyramide sociale, les autorités se heurtent à des résistances. Pas toujours à une agressivité explicite, mais à une farouche volonté d’autonomie. L’exemple vient de haut, puisque les représentants du roi de France acceptent mal qu’un évêque les contredise et que les évêques rendent la pareille aux envoyés de Versailles. Mais, à dire vrai, les humbles mortels n’avaient guère besoin des querelles entre puissants pour se soustraire aux ukases du clergé ou des gouvernants. Daniel Poliquin a déjà dépeint avec humour et finesse la propension des « Canadiens » à n’en faire qu’à leur tête. Dans la même veine, Caron fait des hommes et des femmes de l’époque non pas des révoltés au sens moderne du terme, mais des indépendants d’esprit et de mSurs.
Car les comportements sont magnifiquement libres. Certes, la France tolérait déjà que ses nobles mènent de front plusieurs vies amoureuses ou sexuelles et on ne s’étonnerait pas de trouver en colonie les traces de cette schizophrénie. La colonie s’en permet au moins autant et Pierre Caron le fait bien voir. Un peu partout, en tout cas, se nouent, dans toutes les classes sociales, les liaisons ou les aventures d’une nuit. L’important déséquilibre entre le nombre d’hommes et celui des femmes y est sans doute pour quelque chose. À peine les jeunes filles accèdent-elles à la nubilité que tout le milieu les incite au mariage. Dès lors, les décisions à peine libres et plus souvent brusquées laissent en jachère le besoin d’aimer selon les exigences du cœur. Que viennent ensuite les compensations ! Quand, en plus, les Autochtones affichent une séduisante permissivité, que les vies durent peu et que sévit l’insécurité imposée par le climat et les activités guerrières, les interdictions morales perdent leur mordant. Caron, à l’écoute d’une société qui n’est pas en phase avec l’impossible vertu, observe avec un sourire ce qui ressemble à une « saine délinquance ».
Présence des Autochtones
De mille manières, Pierre Caron rend aux Autochtones un hommage mérité. Sans eux, rares sont les Européens qui auraient survécu en terre québécoise. L’exploitation des ressources et l’exploration des territoires auraient été impossibles, l’alimentation inadaptée et les secrets de la pharmacopée orale à jamais impénétrables. C’est vers les Indiens que l’on conduit en catastrophe la parturiente en difficulté. « Cet engouement impétueux – des enfants les touchaient, des femmes voulaient sentir la bonne odeur d’Émilie, des guerriers tâtaient les mucles de François – n’ébranla en aucune manière le sentiment de sécurité des visiteurs. Ils se contentèrent de sourire – se gardant de rire par respect pour la jeune morte qui reposait près du nouveau-né. » C’est à leur art du canotage qu’on fait appel pour quitter la ville de Québec quand les conquérants anglais éloignent la population francophone. « Je vais te donner des sous pour que tu achètes une bonne pinasse, puis pour que tu dégotes un canotier qui connaît bien la navigation dans le bas du fleuve. Parmi ceux qui se tiennent sur le quai Champlain, il y a quelques Indiens très expérimentés qui connaissent à fond le mouvement des marées et les caprices du courant. » C’est sur l’amitié d’un d’entre eux, Mitionemeg, que s’appuie pendant plusieurs générations le clan des Gagné. C’est un Métis, Anjénim, qui libère Louise-Noëlle du chantage exercé sur elle par un amoureux transi. Quand les tergiversations de la France et de l’Angleterre empêchent Québec de savoir à qui, de Champlain et des frères Kirke, appartiendra désormais la suprématie, les Autochtones font la différence entre la mort et la survie. « Quand arriva enfin l’été, les Hurons parvinrent devant le Cap-aux-Diamants et découvrirent le groupe des Français. Ils leur prêtèrent de l’aide et même en invitèrent quelques-uns chez eux pour leur refaire une santé. »
Pierre Caron ne se laissera pourtant pas emporter par le romantisme. Il ne niera pas les persistantes différences entre les mSurs et les cultures des uns et des autres. Jamais, toutefois, il ne transforme les caractéristiques d’un groupe en supériorités. Le monde autochtone se révélera, sans que l’auteur insiste lourdement, beaucoup plus capable d’intégration que celui des Blancs. Pendant que de nombreux coureurs des bois sont emportés par la mouvance autochtone, bien peu d’Indiens (ou d’Indiennes) adoptent la foi et les façons de vivre des Blancs.
Certains contesteront peut-être la conception que se fait l’écrivain de la spiritualité autochtone. « […] les Iroquois – comme la plupart des peuplades indiennes de la Nouvelle-France – ne connaissaient aucune religion traditionnelle ; ils croyaient à l’immortalité de l’esprit et de l’âme et, pour le reste, considéraient tous les phénomènes qui leur paraissaient inintelligibles comme les manifestations de divinités multiples, bons ou mauvais génies. Chacun avait son bon génie, que les Algonquins appelaient manitou, et les Iroquois, okki. » Si plusieurs auteurs endosseraient ce résumé, d’autres insisteraient davantage sur les similitudes entre la spiritualité autochtone et le panthéisme. De même, les linguistes détermineront si les Esquimaux, les Inuits d’aujourd’hui, méritent la description dont ils font ici l’objet : « L’on parlait aussi beaucoup de la découverte de ces nouveaux Indiens, les Esquimaux (peuple mangeur de viande), qui auraient vécu… » Nombreux sont, en effet, ceux qui les imaginaient plutôt en « mangeurs de poisson cru ».
Une trilogie féminine
Par choix, peut-être aussi par fidélité à une évolution personnelle, Pierre Caron a coiffé sa trilogie de prénoms féminins : Thérèse, Marie, Émilienne. L’unité y gagne, mais l’artifice aussi. Il fut un temps, en tout cas, où l’auteur lui-même plaçait Vadeboncœur et non Thérèse au premier plan. Ce fut le cas dans les versions publiées par L’Acropole en 1983 et par Libre Expression en 1995 ; dans Vadeboncœur, Caron livrait, en gros, l’actuel contenu de Thérèse. Soit dit avec le moins de sexisme possible, l’ancien titre se justifiait mieux que le second. De Marie-Godine (Libre Expression, 1994), Caron passe aujourd’hui au titre de Marie ce qui maintient au moins le même personnage (et le même sexe) sous les réflecteurs. De la trilogie, seul le dernier volet, Émilienne, n’a donc fait l’objet ni d’une autre publication ni d’un nouveau baptême. Le troisième tome pose cependant des questions analogues à celles qu’inspirait le premier : le personnage féminin qui obtient la gloire du titre la mérite-t-elle plus que tel protagoniste masculin ? Ce n’est pas certain. Qu’il soit permis, à défaut de connaître l’analyse de l’auteur, de croire à son flair et au sens commercial de son éditeur : puisque le public de ce type de littérature est très majoritairement féminin, pourquoi ne pas alimenter sa fierté ? De toute façon, même si les personnages masculins, depuis Vadeboncœur jusqu’à Timothy, sont d’une belle densité, les personnages féminins que couronnent les titres de Caron ne déparent pas la galerie.
Il convient d’ailleurs de ranger parmi les plus séduisants types de femmes la religieuse à laquelle Pierre Caron donne le nom de sœur Davanne. Quand Émilienne lui avoue son amour pour Timothy, débarqué à Québec en même temps que les conquérants anglais, la religieuse va largement plus loin que la tolérance : « Tu dois préférer ce que tu ressens dans ton cœur à ce que tu crois dans ta tête. Toi et moi, nous nous ressemblons dans le mystère, moi pour Lui, toi pour cet homme, car il y a dans chaque amour sincère quelque chose de sacré qui permet qu’on l’absolve faute de le comprendre ». On aime croire que c’est l’histoire plutôt que sa seule imagination qui a inspiré ce personnage à Caron.
Moi, métropole, toi, colonie
Un axe très net traverse l’ensemble de la saga : c’est carrément à la naissance d’une nation que Pierre Caron nous fait assister. Sans jeu de mots, un monde sépare ceux qui, nobles, ecclésiastiques ou soldats, ne font que passer et ceux qui, par un coup de cœur ou par lent apprivoisement, font de cet improbable pays le lieu d’un ancrage définitif. Les calculs de la métropole obligent à choisir : ou l’individu travaille à enrichir la France et accroît ainsi ses chances de mener grande vie en regagnant l’Europe, ou il mise sur la naissance d’un nouveau pays. Vadeboncœur lui-même a hésité. S’il avait pu allonger suffisamment la période de navigation grâce à une meilleure coque, peut-être la colonie serait-elle devenue l’équivalent d’une province française et une solution mitoyenne se serait offerte. Quand se fracassa son rêve, seule subsistait l’alternative : ou l’enracinement en terre d’Amérique ou la satellisation de toutes les activités au profit de la métropole.
Cette marche vers l’édification d’une nation nouvelle, Pierre Caron ne l’interrompt jamais. Ses meilleures pages affirment un vouloir-vivre proprement nord-américain. Il ne verse pas dans la dichotomie facile quand il oppose le très européen Montcalm à un Vaudreuil né en sol colonial, mais il apprécie que leurs successeurs traitent les combattants du cru sans la morgue des officiers européens de carrière.
Élégance, audaces, rares scories
Pierre Caron n’est pas homme à publier des brouillons. Sa prose est élégante, travaillée, puissante, fermement littéraire. En net contraste avec une tendance censément moderne qui escamote les descriptions pour favoriser l’action et ses brutalités, l’écriture de Caron place le lecteur (ou la lectrice) face aux nuances du visage, du vêtement, du décor. Qu’il s’agisse d’un bal chez le gouverneur ou de la terrible expédition tentée pour briser l’enfermement hivernal, son style attentif et évocateur contribue à rendre la scène vivante et voisine. Caron déteste visiblement le vague et l’approximatif. S’il évoque un personnage, il lui donne aussitôt une origine, une parenté, un parcours, une tessiture. La maison ou l’hôpital où il situe l’action possède une adresse précise, un environnement vérifiable. Rigueur et élégance.
Au chapitre de la vraisemblance, certains choix du romancier n’emportent pas d’emblée l’adhésion. Cela fait cependant partie de sa légitime marge de manœuvre. On s’étonnera tout de même que Marie, femme par ailleurs remarquable et respectée, soit appelée à tenter un rapprochement entre les deux irréconciliables que sont Vaudreuil et Montcalm. Tout comme fera sursauter la verbosité avec laquelle Pierre-François livre candidement à ses proches les secrets dont les plus hautes autorités militaires viennent de lui confier la livraison.
Mineures, mais agaçantes, quelques scories subsistent que les prochaines éditions – car il y en aura assurément – peuvent aisément faire disparaître. La référence à « Wells, en Nouvelle-Angleterre » entraîne un durable malentendu à propos d’un tout autre lieu. C’est ainsi que Blanche, une domestique au cœur et au corps généreux, est présentée comme « la fille d’un fermier de la Rivière Wells, un village de la côte sud du fleuve ». On sursaute. L’orthographe change par la suite sans s’améliorer et Blanche déclare être « née sur la Côte-du-Sud, à Rivière-Wells ». Le flottement sévira à plusieurs reprises encore, jusqu’à ce qu’Émilienne rétablisse enfin le toponyme dans ses droits : « Blanche, tu pourras retourner à la Rivière-Ouelle… »
Le même époussetage permettra à l’Angleterre de se défaire d’un étrange et inexistant politicien : « Pi – c’est le premier ministre – a ordonné à Amherst d’en finir avec la colonie ». Sans doute s’agit-il de William Pitt, qui fut ministre de la Guerre, puis premier ministre. On en profitera pour réévaluer certaines expressions qui confinent au pléonasme, comme le « faux prétexte » ou le « même diapason », pour restituer son sens à celle de « faire long feu » et pour relire le passage où l’on affirme que « ces promenades exultaient cette part d’elle-même avide de liberté ». Quant à l’inflationniste « surélévation », Littré rappellera qu’elle s’applique difficilement à un cap, puisqu’elle appartient au vocabulaire de la maçonnerie et concerne « une construction faite après coup ». Vétilles que tout cela, mais qu’un auteur aussi raffiné que Pierre Caron voudra éliminer.
Un dernier mot : les prochaines éditions, que je souhaite de tout cœur, devraient s’enrichir d’un arbre généalogique permettant de suivre la « naissance d’une nation » à travers mariages, décès et adoptions et de franchir plus aisément les seuils qui ponctuent cette superbe saga.
1. Pierre Caron, La naissance d’une nation, VLB, Montréal, T. I : Thérèse, 2004, 635 p., 29,95 $ ; T. II : Marie, 2005, 541 p., 29,95 $ ; T. III : Émilienne, 2006, 557 p., 29,95 $.
Pierre Caron a publié :
Quatre mille heures d’agonie, Québec Amérique, 1978 ; La vraie vie de Tina Louise, Libre Expression, 1980 et Typo, 2004 ; Vadeboncœur, Acropole, 1983, Libre Expression, 1995, repris sous le titre de Thérèse, VLB, 2004, Québec Loisirs, 2004 et Anne Carrière, 2004 ; Marie-Godine, Libre Expression, 1994, Québec Loisirs, 1995, repris et augmenté sous le titre de Marie, VLB, 2005, Québec Loisirs, 2005 et Anne Carrière, 2005 ; Les aventuriers de la Nouvelle-France, Belfond, 1996 ; Mon ami Simenon, VLB, 2003 ; Émilienne, VLB, 2006.
EXTRAITS
L’arrivée de ces jeunes femmes en pays sauvage alimentait les salons parisiens en ragots désobligeants pour le peuple de pionniers qui défrichait aux abords du Saint-Laurent : on disait d’elles qu’elles étaient des filles de joie, la formule étant une déformation méchante de « Fille du roi ».
Thérèse, p. 40.
Or, à la différence d’autres colonies françaises, comme les îles de la Martinique et de la Guadeloupe, où on était moins rigoureux sur le choix et sur la vertu, ces « Filles du roi » n’avaient rien de créatures de mœurs légères.
Quand même, la calomnie persistant, on avait pris à Québec des mesures efficaces, extrêmes, pour la contrecarrer : toutes les arrivantes, même celles qui étaient mariées et accompagnées de leur époux, comme Thérèse, étaient logées au couvent des ursulines, rue du Parloir. Thérèse, seule sans Urbain, y avait passé plus d’un mois, sa vie de femme en quelque sorte suspendue comme ses vêtements de couleur – qu’il aurait été .déplacé de porter en ces lieux –, au crochet de la porte d’une petite cellule monastique.
Thérèse, p. 40.
Les jeunes Algonquines qui nourrissaient d’écorces de cèdre le grand feu qu’elles devaient entretenir en permanence au centre du village d’Ouapanakiab papotaient et ricanaient comme les enfants qu’elles étaient, la plus vieille ayant à peine treize ans. Pourtant, elles portaient des vêtements de femmes : tuniques sans manches nouées sur les épaules, jupes à figures peintes et bordées de poils d’élan, mitasses à motifs multiples retenues aux genoux par des jarretières de couleurs vives. […] et leurs mouvements, quand elles se penchaient pour prendre le bois, puis qu’elles marchaient pour venir le lancer dans les flammes, avaient quelque chose de provocant, ce dont elles étaient fort conscientes.
Marie, p. 39.
La muraille de pierres qui entourait Québec se dressait au bout de la plaine comme une frontière brutale entre deux pays, l’un militaire, l’autre civil. Timothy en prenait la mesure tout en imaginant le grouillement des Québécois dans les rues de la ville, dont les clochers émergeaient comme des flèches lancées vers le ciel. Surtout, il se demandait ce qu’il allait advenir de la victoire de la veille qui lui semblait avoir été celle de son armée puisqu’il était là, libre sur les lieux mêmes de la bataille mollement parcourus par plusieurs soldats, rouges comme lui, et par seulement quelques soldats français qui, aux abords d’une porte de l’enceinte, transportaient à l’intérieur leurs compagnons blessés ou morts.
Émilienne, p. 19.