Grand prix littéraire Metropolis bleu 2007
De nos jours, le mythe est en train de devenir une constante majeure de notre quotidienneté, une composante de notre culture, de notre vie, hantant de plus en plus notre imaginaire. Le dernier livre de Margaret Atwood, L’Odyssée de Pénélope1, en témoigne.
Dans les pages bouleversantes de cette prose poétique si limpide, la grande romancière canadienne semble illustrer, rejoignant les goûts littéraires de ses contemporains, l’expression de Daniel- Henri Pageaux : « À chaque époque ses mythes privilégiés, sa mythologie2 ».
Le mythe dans notre culture
Pour Henri Pageaux, qu’il s’agisse de mythologie antique ou moderne, le mythe est une histoire vivante pour ceux qui la recréent, l’écoutent ou la lisent… À son tour, à travers une relecture personnelle du mythe homérique, Margaret Atwood semble vouloir nous persuader que cette épopée pluriséculaire ne cesse d’irriguer notre imaginaire, puisque « son essentiel, à travers la tension entre passé mythique et présent démocratique, devient de nos jours une réflexion sur le destin des personnages, le statut de l’homme, l’énigme de la condition humaine3 », comme le souligne l’écrivain Olivier Got.
Dès le début de la narration, on constate que, chez Margaret Atwood, la résurrection littérarisée du mythe est enveloppée d’une nouvelle dimension de réflexion où les informations de l’histoire évoquent, appellent, autorisent une mise en perspective en vue d’une interprétation renouvelée…
En fait, si l’on se référe étroitement à ce texte atwoodien, mythes et mythologies nous fascinent toujours par leurs beautés, leurs richesses, leur pouvoir d’irradiation exemplaire dont les échos envoûtants nous parviennent, ranimés essentiellement, et modernisés, par la fiction narrative contemporaine.
Comment explique-t-on cette magie ? De quelle alchimie cachée émanent ces scintillements atemporels qui nous tiennent toujours sous leur charme ?
Avant tout, c’est parce que, comme disait Albert Camus, « [l]es mythes […] attendent que nous les incarnions. Qu’un seul homme au monde réponde à leur appel, et ils nous offrent leur sève intacte4 ».
C’est cette incarnation parfaitement prudente et réussie que fait Margaret Atwood dans son Odyssée de Pénélope. Se référant à l‘Odyssée d’Homère, « cette cible favorite de l’écriture hypertextuelle5 », disait Gérard Genette, mais aussi d’autres sources de lectures, surtout en ce qui concerne les détails des origines de Pénélope, son enfance, son mariage et les rumeurs scandaleuses de ses éventuelles infidélités, la narratrice se focalise sur l’un des derniers épisodes de l’épopée, le moment si intrigant du retour tant attendu d’Ulysse dans son royaume.
Particulièrement, Les mythes grecs de Robert Graves lui sont d’une aide indispensable, afin de l’orienter dans son inspiration, entre autres, vers Hérodote, Pausanias, Apollodore et Hygin, alors qu’un ouvrage de Lewis Hyde lui donne un meilleur éclairage sur le personnage d’Ulysse…
Que s’est-il passé en lui ? Ulysse si brave, si raisonnable, si humain ? Qu’est-ce qui l’a poussé vers cet acte abject envers les servantes au destin malheureux ? Quelle est la véritable source des multiples métamorphoses d’Ulysse ?
Ni sage ni héros, selon Marcel Conche6, Ulysse est par excellence l’homme malin, habile, qui garde en mémoire qu’il ne peut se passer des dieux…
L’imaginaire mythique chez Atwood
Cependant, dans l’épisode du retour repris par Margaret Atwood, ce héros homérique joue dans les coulisses de son palais royal une dernière scène macabre. L’épilogue de la guerre de Troie, le massacre d’Ithaque, laisse sous-entendre nettement que, des deux breuvages offerts jadis par Circé, Ulysse a certainement dû plutôt boire une gorgée de celui de la folie et se sentir déjà menacé de métamorphoses invraisemblables : la tyrannie, la cruauté, la barbarie, la revanche… Était-ce un effet graduel, secret, de son long voyage ? Qui sait ? !
On se souvient déjà des moments où Ulysse erre seul sur le rivage de l’île de Calypso : le cœur fendu de chagrin, il pleure de ne pouvoir retourner à Ithaque où l’attend Pénélope…
En commentant les propositions que Calypso fait à Ulysse dans l’espoir de le retenir (elle va jusqu’à proposer à Ulysse de le rendre immortel !), Jacques Lacarrière est de l’avis que l’on pourrait penser à juste titre que nous sommes là dans une situation purement mythique… alors que la réponse d’Ulysse est « surtout surprenante : qui aurait pu penser qu’en cette époque dite homérique où triomphaient l’arrogance guerrière et le cynisme mâle, un homme – et qui plus est un chef de guerre – préférera une mortelle vieillissante à une déesse éternellement jeune ?7 » Essayons pour l’instant de tenir compte de cette arrogance guerrière et de ce cynisme mâle dont parle Lacarrière.
Rentré les mains vides d’une guerre inutile, alors que tous ses bateaux ont fait naufrage, tous ses hommes ont péri, sont noyés, dévorés par les monstres marins et les cannibales, ont disparu à jamais sans gloire et sans sépulture, Ulysse est aux yeux de Margaret Atwood le derniers des héros, ruinés, punis, maudits par les hommes (les Troyens) et les dieux pour les crimes atroces qu’ils ont commis pendant la guerre contre les Troyens : meurtres d’enfants innocents, enlèvements et viols, assassinat de vieillards sans défense et mille et une horreurs d’une guerre sans honneur. En ce moment, le monde d’Ulysse, comme l’a très bien dit Pietro Citati8, n’est plus le monde héroïque…
Il semble que pour Margaret Atwood le récit homérique est incomplet, et en plus « truffé d’incohérences ». Devant l’image des douze servantes pendues, soumise à une attentive introspection, un mystère macabre s’esquisse, voire un certain doute, planant sur la gloire d’Ulysse ; ce sentiment couve dans le cœur et la conscience de Pénélope, dans l’inconscient troublé et éveillé d’Atwood aussi… Le chœur chantant et dansant des douze malheureuses servantes semble être emprunté directement aux structures narratives des œuvres des grands tragiques grecs, bien que l’inquiétante modernité de leurs lamentations renouvelle l’émotion tragique des sinistres Érinyes d’Eschyle. « Sans doute, écrit Gaston Bachelard, on a toujours compris que les mythes et les légendes nous dévoilaient les passions radicales du cœur humain9. »
Ce mystère ne peut être décortiqué, révélé, éclairé que de l’intérieur de l’événement, des profondeurs lugubres du mythe même. L’atmosphère et la référence mythique sont ainsi réactivées. À partir de ce climat d’inspiration, comme elle l’a déjà annoncé dans l’introduction, Margaret Atwood commence à broder au-dessus de la toile homérique, de la texture mythique. Elle tisse, à l’exemple de Pénélope, une narration authentique, en version moderne, sous l’impulsion d’un schéma archétypal qui devient page après page un récit passionnant, rythmé lugubrement par les interventions fréquentes du chœur des servantes et nuancé par une finesse et une sensibilité narrative exemplaire qui va certainement se faire une place impressionnante dans notre imaginaire collectif.
La confession de Pénélope
Margaret Atwood nous confie dans la première page qu’elle a « choisi de faire raconter l’histoire par Pénélope et ses douze servantes pendues ». Est-ce pour rendre son histoire aussi vraie que possible, plus convaincante, pour faire sortir le contenu du mythe antique du brouillard de la légende afin de lui conférer un aspect véridique et le rapprocher de nous, de notre réflexion moderne, raccourcissant ainsi la distance pluriséculaire qui nous en sépare ? Peut-être…
Jetons un bref coup d’œil au premier chapitre. À travers un monologue très franc et bien équilibré, le personnage de Pénélope revu par Atwood nous fait part de sa perplexité, de son état d’âme, de ses remords de conscience. Prenant la parole de l’au-delà, elle essaie de mieux comprendre les événements, de réfléchir à son vécu, de devenir plus lucide, bien qu’il soit trop tard. Elle ne peut pas garder ensevelies certaines choses, taire à jamais les vérités à peine découvertes.
Non, elle préfère se déclarer, pareille aux inoubliables Euménides de Jean Giraudoux10 : « Maintenant que je suis morte, je sais tout […], j’ai découvert certaines choses que j’aurais préféré ignorer ». C’est ainsi que le suspense surgit. La protagoniste commence sa révélation posthume en évoquant son « illustre mari » : « Il m’a ridiculisée, estiment certains… Tourner les autres en ridicule, c’était une de ses spécialités. Il s’est magistralement tiré d’affaire. Se tirer : encore une de ses spécialités ».
Ces premières constatations révélatrices faites par la Pénélope de Margaret Atwood (d’ailleurs inimaginables pour la Pénélope d’Homère) frayent la voie à « une confession » plus profonde, bien détaillée. Peu à peu, elle met en branle tout le système des valeurs de son époux en lui enlevant une à une les épaulettes dorées de héros glorieux : « Il se montrait toujours si convaincant ! » Le verbe « se montrait » en dit particulièrement long. « Nombreux sont ceux qui ont cru à sa version des faits, à quelques meurtres, quelques séductrices et quelques cyclopes près ».Un brin d’incrédulité, un certain doute apparaît pour la première fois. Nous nous sentons concernés par l’ampleur de l’indéfini « Nombreux ». Y serions-nous compris ? Bon gré, mal gré, à un certain degré, un fin voile de duperie nous enveloppe en tant que fervents lecteurs d’Homère, nous qui avons ri et pleuré dans le sillage d’Ulysse. Et Pénélope, l’a-t-on vraiment bien connue ? N’a-t-elle rien mis en doute de son vivant ? Ou a-t-elle été tout naïvement, docilement enfermée dans sa tour d’ivoire de fidélité conjugale exemplaire ? Traditionnellement, on est habitué à ne l’imaginer que telle. Mais voilà que la Pénélope d’Atwood nous lance sa révélation-choc, comme Zeus un coup de foudre. « Il m’est arrivé à moi aussi de le croire, de temps en temps. J’avais beau le savoir porté sur la ruse et le mensonge, je ne m’imaginais pas, moi, en victime de ses ruses, en dupe de ses mensonges. » De cette façon, toute la confiance conjugale, jusque-là au degré absolu (au moins, en apparence, selon l’ultime témoignage de Pénélope), s’effrite et devient poussière emportée par la brise ionienne… La question qui se pose maintenant est de savoir immédiatement la suite de cette nouvelle vérité qui surgit inopinément. Afin de s’attirer une opinion favorable, pour attiser la curiosité et faire s’accroître notre respect envers elle, la protagoniste atwoodienne continue son « apologie sentimentale » plus directement : « N’ai-je pas été fidèle ? N’ai-je pas attendu, attendu, attendu, en dépit de la tentation – presque la compulsion – d’agir autrement ? » Par ces questions rhétoriques, on devine clairement qu’à présent qu’elle connaît la vérité, Pénélope est consciente que ses mots incarnent l’expression d’une bonne dose de révolte, quant à une telle injustice, à une pareille perfidie mêlée à tant d’hypocrisie conjugale de la part de son illustre époux. En fait, l’état d’âme de Pénélope oscille désormais entre une forte sensation de rancune et une remémoration sinistre d’expériences amères. Cependant, ce qui est important pour elle, c’est qu’elle voit déjà clairement sa vie sur terre. Elle est pleinement consciente de cette autre vérité qu’elle avait ignorée jusque-là. Sans perdre de temps, elle doit rétablir les faits. Mais, son problème c’est qu’elle ne peut parler ni se faire entendre, du moins dans notre monde, celui des corps, des langues et des doigts.
La plupart du temps, elle n’a pas d’interlocuteur de notre côté du fleuve. Et si d’aventure nous percevons un murmure, un craquement perdu, nous confondons ses mots avec le bruissement des joncs secs, les chauves-souris au crépuscule, les mauvais rêves… N’oublions pas qu’elle a toujours été déterminée… Voilà pourquoi elle aime aller jusqu’au bout… du périple, de son odyssée… finesse et magie de la plume de Margaret Atwood. Ainsi, comme dirait Gaston Bachelard, « c’est tout le problème de la destinée morale qui est engagée […]. Dans le détail des pages […], on verra se développer, à partir de leur racine psychologique profonde, les valeurs morales qui font de l’évolution humaine une destinée morale. Un mythe est donc une ligne de vie, une figure d’avenir plutôt qu’une fable fossile11 ».
Symbolique actuelle du mythe revisité
En fait, toujours soucieuse des « droits des femmes », de leur condition et de leur avenir (on se souviendra de ses œuvres précédentes, La servante écarlate ou Le tueur aveugle), à travers cette reprise psychologique du mythe homérique, la romancière, comme personne auparavant, répond chapitre après chapitre à un appel à peine audible, voire immémorable, à un cri existentiel bien révélateur qui risque d’être étouffé par la poussière du temps qui coule impitoyablement, vouant au silence, presqu’à l’oubli éternel, la mémoire des douze servantes de Pénélope, tuées curieusement par Ulysse lors de sa vengeance macabre sur les prétendants, à son retour à Ithaque, après un fabuleux voyage durant lequel il a d’ailleurs failli succomber aux chants des sirènes… « Est-il meilleure preuve que les valeurs mythiques restent actives, vivantes », comme dit Bachelard, pour qui « tout mythe est un drame humain condensé […], c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle. Un mythe est donc une ligne de vie, une figure d’avenir plutôt qu’une fable fossile12 »!
Le décor mythique chez Margaret Atwood est à juste raison fortement ancré dans la logique du mythe antique qui, selon Colette Astier, « a une matrice narrative rebelle à tout ce qui la ferait déroger à sa propre logique13 ».
Dans L’odyssée de Pénélope, on constate entre autres le souci d’une architecture psychologiquement très structurée, explicitement semblable à celle de l’épopée homérique, souvent d’une fidélité pénélopienne allant jusqu’à la présentation graphique des chapitres… Belle précaution !
Luan Canaj est étudiant à la maîtrise en études françaises à l’Université de York, à Toronto. Il a publié divers essais et articles sur la littérature contemporaine.
1. Margaret Atwood, L’Odyssée de Pénélope, Boréal, Montréal, 2005, 153 p. ; 19,95 $.
2. Daniel-Henri Pageaux, La littérature générale et comparée, Armand Colin, Paris, 1994, p. 98.
3. Olivier Got, Le mythe antique dans le théâtre du XXe siècle, Ellipses, Paris, 1998, p. 8.
4. Albert Camus, L’été, Gallimard, Paris, 1999, p. 123.
5. Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, Paris, 1982, p. 247.
6. Marcel Conche, « Ulysse : l’homme de la réflexion », Magazine littéraire, nº 427, janvier 2004, p. 40.
7. Jacques Lacarrière, « Le chemin vers Ithaque », Magazine littéraire, nº 427, janvier 2004, p. 35.
8. Pietro Citati, La pensée chatoyante,Ulysse et Odyssée, Gallimard, Paris, 2004, p. 118.
9. Gaston Bachelard, « Préface », dans Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot, Paris, 1978, p. 6.
10. Jean Giraudoux, Electre, Larousse, Paris, 1998.
11. Gaston Bachelard. « Préface », Paul Diel, Le symbolisme dans la mythologie grecque, Payot, Paris 1978, p. 9.
12. Ibid, p. 6.
13. Colette Astier, Le mythe d’Œdipe, Armand Colin, Paris, 1974.
Margaret Atwood a publié :
Sur l’arbre perchés, Pierre Tisseyre, 1973 ; Faire surface, Grasset, 1978 ; Lady Oracle, Etincelle, 1980 ; La vie devant l’homme, Les Quinze, Robert Laffont, 1981 ; Ril-de-chat, Robert Laffont, 1984 ; Essai sur la littérature canadienne, Boréal, 1987 ; La servante écarlate, Robert Laffont, 1987 ; La voleuse d’hommes, Robert Laffont, 1994 ; La troisième main, Pleine lune, 1995 ; La petite poule rouge vide son cœur, nouvelles, Serpent à Plumes, 1996 ; Mort en lisière, Robert Laffont, 1996 ; Captive, Robert Laffont, 1998 ; Le cercle vicieux, poésie, Le Noroît, 2000 ; Le tueur aveugle, Robert Laffont, 2002 ; Matin dans la maison incendiée, Écrits des Forges, 2004 ; Le dernier homme, Robert Laffont, 2005 ; L’Odyssée de Pénélope, Boréal, 2005 ; Cibles mouvantes, Essais 1971-2004, Boréal, 2006.