L’écrivain français Joseph Delteil va-t-il sortir du purgatoire ? Pour célébrer le centenaire de sa naissance, le Centre Culturel International de Cerisy, héritier des fameuses Décades de Pontigny, lui a consacré un colloque, du 2 au 11 juillet 1994, dirigé par son biographe Robert Briatte. Des universitaires, des écrivains et des critiques de France et de l’étranger y ont participé. D’importantes rééditions sont, par ailleurs, inscrites au programme de plusieurs éditeurs. La presse, de son côté, a souligné l’importance et la place de Joseph Delteil dans la littérature française contemporaine, celles d’un extraordinaire maître du verbe et de la modernité qui, après la vague mini-maliste et telquellienne, revient au niveau qui est le sien aux côtés des Giono, Morand, Cendrars ou Aragon. Frédéric Jacques Temple, qui fut son ami pendant plus de trente ans, trace ici un portrait de Joseph Delteil.
Étrange aventure que celle de Joseph Delteil, venu au monde « un jour de vent, dans un tas de bruyère, au soleil ». C’était le 28 avril 1894, à Villar-en-Val, dans l’Aude ; sa famille était originaire de Montségur qui est, on ne le sait que trop, la Mecque du catharisme. Le père est un bûcheron-charbonnier qui va de forêt en forêt, loge dans des chaumières, dort au milieu des meules.
Joseph Delteil a quatre ans quand la famille, augmentée d’une fille, Marie, achète une maison et une vigne à Pieusse, près de Limoux, capitale de la blanquette et du carnaval. Le petit « Josépou » entre à l’école primaire. L’effort familial va se porter sur lui, ce qui à ses yeux passera comme une injustice, car grands sont les dons de sa sœur, pointue son intelligence, fabuleuse sa mémoire, riche son langage. Marie est une vestale cathare sacrifiée sur l’autel de l’École au bénéfice du petit mâle surdoué, le père vigneron n’ayant pas de quoi payer l’essor de deux génies. Et Marie se met à l’ouvrage, ramasse les herbes, plume les poulets, saigne les cochons, tandis que Joseph, poussé par le curé de Pieusse, devient un parfait écolier ; petit séminariste au Collège Saint-Stanislas de Carcassonne, il décroche avec brio son baccalauréat, performance remarquable en ce temps pour un enfant pauvre de la campagne.
En 1912, Joseph entre chez un notaire de Limoux. Il collabore à l’Armanac patouès, adhère au Sillon de Marc Sangnier. Mobilisé en 1914 il n’ira jamais au front. Ses premiers poèmes, publiés dans les Annales, lui valent les compliments d’Henri de Régnier qui lui fera obtenir un prix de l’Académie française en 1919 pour son premier recueil Le cœur grec.
Ni Rastignac ni vie de bohême
En 1920, il est à Paris, employé au Comptoir d’escompte, puis en qualité de rédacteur au ministère de la Marine marchande où il restera trois ans. En 1922, c’est la rencontre décisive avec Pierre Mac Orlan qui publie son premier roman à la Renaissance du Livre. Sur le fleuve Amour coupe le souffle à la gent littéraire intriguée par le chant nouveau que lance cet oiseau dans le bocage parisien, un « oiseau très singulier, écrira plus tard Henry Miller, avec un registre d’appels défiant la classification ». Il fraie avec André Breton, Louis Aragon, Robert Desnos, inaugure une longue amitié avec les peintres Robert Delaunay et Marc Chagall, adhère au Groupe surréaliste qui porte aux nues son second roman Choléra. Drieu La Rochelle s’écrie : « Chauves, lisez Choléra, vos cheveux repousseront ! » En 1924 Delteil fait paraître chez Grasset Les cinq sens qui lui vaut l’amitié de Montherlant : « J’aime votre vigueur, votre animalité, votre primesaut, votre vitesse, enfin tout ce que j’aime en moi. »
En 1925 éclate le scandale de Jeanne d’Arc, livre baptisé « épopée », qui obtint des voix (sic) au Goncourt, puis remporta le Fémina. Il est vrai que la Jeanne de Joseph Delteil est loin d’être une statue de plâtre, une icône asexuée et intouchable : elle vit, dans ce livre, telle une rude paysanne bien saine, pourvue de nichons et de cuisses, sentant fort, parlant direct, comme l’auteur en connaissait à Pieusse. Le monde, catholique ou pas, se scinda en deux camps : d’un côté les partisans, tels Claudel, Maritain et un ou deux évêques d’avant-garde ; de l’autre un troupeau des bigots, toujours prêts à bêler leur indignation, auxquels s’alliaient les tenants de cette nouvelle Église, le Surréalisme, rangés, ô paradoxe, du côté de l’académique Paul Souday, critique officiel, qui ne tarissait pas d’injures. André Breton lançait alors son excommunication majeure sous la forme d’une lettre restée fameuse. « Cette lettre, dira plus tard l’écrivain, je préfère l’avoir reçue que l’avoir écrite. » La rupture fut totale et durable. Vers 1962, Joseph Delteil, de passage à la librairie La Hune, est informé de la présence d’André Breton qui demande s’il accepterait de le revoir. « De ma vie je ne pourrais lui pardonner », fut sa réponse et Breton de s’éclipser aussitôt. À la remarque que je lui faisais par la suite : « Quel dommage, vous auriez fait un beau geste et pas mal de bruit », il répliqua : « Mon silence est plus fort que ce bruit. » Ce qui me fit mesurer la profondeur d’une blessure qui ne s’était jamais refermée.
Jeanne d’Arc était donc un succès et Carl Dreyer voulait en faire un film ; il en commanda le scénario à Joseph Delteil, confiant les décors à Jean Hugo. Les acteurs principaux se nommaient Michel Simon, Antonin Artaud, Renée Falconetti. Ce chef-d’œuvre, toujours à l’affiche des ciné-clubs, ne doit finalement pas grand-chose au livre qui en avait pourtant été le déclic. Joseph Delteil, poulain maintenant célèbre de Bernard Grasset, se lance dans l’épopée avec La Fayette, Les poilus, Don Juan, Le vert galant, au style syncopé, aux images hardies, au verbe charnu, où les outrances même trouvent leur place. Il y a des pages remarquables, dans ces ouvrages, qui méritent de figurer dans les anthologies.
Changer de vie, changer la vie
Mais la vie de l’écrivain va changer. Il rencontre Caroline Reagan, née Dudley, une Américaine, fille d’un grand praticien de Chicago. Elle a fait connaître à Paris en 1925 la Revue Nègre qui fut un événement. Elle se transforme bientôt en garde-malade, car Joseph Delteil, souffrant de pleurésie, se fera traiter à l’Hôpital Américain de Neuilly, avant de partir avec elle vers le Sud pour une convalescence à long terme. Au bout de quelques années d’errance, ils achèteront, aux portes de Montpellier, la Tuilerie de Massane où l’écrivain fit venir sa famille. Et la guerre survient et cinq ans de silence.
En 1947 paraissait Jésus II chez Flammarion. C’est à cette époque que j’ai rencontré Joseph Delteil. André Maurois était venu à Montpellier donner une conférence. Après les applaudissements, un homme pâle et fluet, à l’œil goguenard, au long nez de renard, s’était approché de l’académicien : « Vous m’avez oublié ? Je suis Joseph Delteil », lui dit-il de sa voix douce et zézayante. Haut-le-corps de Maurois, surpris de retrouver cette gloire des années 30, un peu gêné aussi et camouflant aussitôt sa gêne sous des mondanités. Mon intérêt fut aussitôt éveillé pour ce nouveau et curieux personnage dont j’ignorais presque tout. Autour de moi on disait : « C’est un écrivain qui fut célèbre, un drôle de pistolet, au verbe cru, qui vit dans un mas délabré, presse son raisin avec ses pieds, est marié à une Américaine à qui il parle en occitan, bref un original. »
Jésus II fut accueilli avec fraîcheur par le monde littéraire. Cet individu qui se prenait pour l’Autre, sorte de héros picaresque courant l’univers à grandes enjambées désordonnées en criant : « Ce que tu rêves, fais-le ! », était exorbitant. Je pense que ce livre, considéré à tort comme un évangile pour beatniks, n’a pas peu contribué à la fabrication d’un nouveau Joseph Delteil. L’étonnant manipulateur du langage était mué en prophète. Pour une poignée de zélateurs, il fut rapidement l’ermite de la Tuilerie. Il pâtira de cette réputation jusqu’à la fin de sa vie, non sans savoir qu’il y avait aidé ; cette image de lui a drainé vers la Tuilerie de curieux personnages enrôlés dans une écologie de pacotille, des théosophes, des poétesses rurales, ou tout simplement des voyeurs. Lorsqu’il écrira plus tard la Cuisine paléolithique, Joseph Delteil sera sacré barde, druide, eubage ou chaman. Tout visiteur fait à cette idée repartait de la Tuilerie persuadé de l’avoir embrigadé, qui dans une croisade, qui dans une secte. « Cause toujours », pensait-il avec un sourire narquois. Caroline s’en amusait, s’en agaçait. Son accent américain masquait souvent la férocité des flèches qu’elle lançait. Elle connaissait bien son Joseph qui, pour elle, n’était ni le Messie, ni le Pape, ni le Dalaï-Lama, ni saint Joseph, ni Lanza del Vasto, mais l’un des écrivains les plus insolites de ce temps et celui qui avait transformé sa vie. Il était ridicule d’en faire un gourou, un ange en sabots ou un ayatollah.
À vrai dire, Jésus II arrivait trop tôt. La génération née de la guerre se tournait vers Sartre et Camus, et ralliait une littérature nourrie dans le bercail universitaire. Elle ne pouvait encore prévoir 1968, ni que le monde, saturé de machines et de consommation forcée, ferait un sort à un certain Marcuse dont les jeunes d’aujourd’hui peuvent découvrir qu’il se nichait déjà dans Jésus II. Malgré lui, Joseph Delteil se retrouvera le maître à penser de beaucoup qui n’avaient jamais lu ses livres d’avant-guerre, une sorte de sorcier ou de sourcier de la garrigue dont la frêle silhouette débordait d’une farouche volonté de vivre. Pour cela, plus que pour son œuvre, les médias tournèrent vers lui micros et caméras, recueillant ses messages. Ils n’ont pas peu contribué à tracer un portrait de Joseph Delteil dans lequel le mage oblitérait l’écrivain. L’accueil qu’il recevait l’encouragea à faire des déclarations de plus en plus tranchées ; la dernière, peu avant sa mort, avait fait grand bruit au micro national : d’une voix faible mais volontaire, il avait jeté l’anathème sur l’univers nucléaire. Car il ne se contentait pas d’avoir changé de vie, il voulait changer la vie. Mais pour moi, comme pour beaucoup d’autres je l’espère, il demeurera un adorateur du verbe, un écrivain au chant singulier, une sorte de merle blanc de notre littérature, dont l’œuvre « éclate, a écrit Fernand Divoire, comme une tomate sur un mur gris ».
« Grammaire, que veux-tu pour ta fête ?
« – Une syntaxe avec des seins ! »
Les cinq sens, Grasset, 1924, p. 31.
« Le goût est parfait en soi et je prétends que le goût d’un chien pour un os est aussi noble que celui d’André Gide pour La Princesse de Clèves. »
Les cinq sens, Grasset, 1924, p. 105.
« Le travail est l’alibi des cœurs tristes. »
Perpignan, Émile-Paul, 1927, p. 74.« Je suis chrétien, voyez mes ailes ; je suis païen, voyez mon cul. »
La Deltheillerie, Grasset, 1969, p. 35.« J’aimerais que le dernier mot soit le même que le premier, le seul mot dont je rêve pour mon épitaphe : innocent. »
La Deltheillerie, Grasset, 1969, p. 250.« Écrire la vie d’un homme, ce n’est pas narrer ses faits et gestes, mais inventer son âme. »
Alphabet, Grasset, 1973, p. 27.
En route vers la postérité
Dernier « coup » de Delteil : après la publication de François d’Assise, il lance ses Œuvres complètes chez Grasset. « œuvres complètes » incomplètes, on le sait. Les livres élus suffisaient, pensait-il, à le représenter. Ce fut, naturellement, un tollé. La critique ricana. Je reste aujourd’hui persuadé que l’écrivain, toujours de santé fragile, s’était vu mourir et avait voulu, en quelque sorte, laisser un testament. L’alerte passée, il s’était remis à écrire : La cuisine paléolithique (1964), La Deltheillerie (1969), Alphabet (1973). En 1975, changement brutal de cap : il désirait une suite aux Œuvres complètes, la réhabilitation des livres « brûlés ». Il écrivit en ce sens à Bernard Privat, directeur des éditions Grasset. Sans doute obéissait-il à un appel secret. Ses forces déclinaient. Il trouva encore des ressources pour faire paraître Le sacré corps en 1977, livre qu’il jugea peu satisfaisant. En fait, il rêvait depuis quelque temps à une édition de ses œuvres, vraiment complètes, dans la Pléiade. Elle était pathétique son inquiétude devant le passage à la postérité. Ce rêve, qu’il m’a souvent confié, ne sera pas exaucé. Un jour, peut-être ?
Le 11 avril 1978, je passais la soirée à la Tuilerie de Massane où, depuis quelque temps, comme par un pressentiment, je multipliais mes visites. Le repas se déroula dans la bonne humeur. Je quittai les Delteil assez tôt. On s’embrassa, on se dit au revoir. À quatre heures du matin, mon frère médecin, qui venait souvent à la Tuilerie en voisin, m’appela au téléphone : « Joseph vient de mourir. » Quelques minutes plus tôt, le pressentant, il avait dit à Caroline : « Maintenant, il va falloir être vaillant ».
Il est mort à 84 ans, vif d’esprit, l’œil lucide, en quête jusqu’au bout de ce qu’il appelait « le mot de la fin », c’est-à-dire le bonheur… L’a-t-il jamais trouvé ?
Reste l’œuvre qui, peu à peu, en dépit des aléas, fait sa route. De Joseph Delteil, on ne trouvait guère, après sa mort, que les Œuvres complètes publiées par Grasset, et quelques titres anciens proposés par des libraires aux bibliophiles. Depuis une dizaine d’années, on constate un regain d’intérêt pour cet écrivain. L’excellente biographie critique de Robert Briatte (Joseph Delteil, La Manufacture, 1988) y est à coup sûr pour beaucoup.
Les lecteurs ont aujourd’hui à leur disposition les ouvrages suivants : Sur le fleuve Amour, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1983 ; Choléra, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987 ; Les poilus, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1987 ; Les cinq sens, Le Temps qu’il fait, 1993 ; Jeanne d’Arc, Grasset, « Les Cahiers rouges », 1994 ; La jonque de porcelaine, Le Temps qu’il fait, 1985 ; Les chats de Paris, Éditions de Paris, 1994 ; À la belle étoile, Collot/Le Temps qu’il fait, 1987 ; La cuisine paléolithique, Arléa/Presses du Languedoc, 1990. Les éditions Grasset font régulièrement de nouveaux tirages des Œuvres complètes et de La Deltheillerie.
Un colloque « Joseph Delteil », dirigé par Robert Briatte, s’est tenu au château de Cerisy-la-Salle, du 2 au 11 juillet dernier, sur le thème « Les aventures du récit chez Joseph Delteil ».