C’est l’imagination la plus fertile de la seconde moitié de ce siècle ; ça fait plus de quarante ans et cent cinquante romans qu’il nous fait rire en faisant des petits à la langue française. Il s’appelle Frédéric Dard, alias San-Antonio, et en janvier 1989, il venait pour la première fois au Québec. Est-il aussi drôle dans la vie que dans ses livres ? Nous sommes allés vérifier.
À deux heures de l’après-midi, nous étions les seuls clients du bar Saint-Laurent, Frédéric Dard, son attachée de presse, la photographe de Nuit blanche et moi. Trois nouveaux clients arrivent qui ne trouvent rien de mieux à faire que de s’installer à la table voisine. « C’est marrant parce qu’il y avait quand même beaucoup de place ailleurs, non ? » dit M. Dard avant de reprendre son histoire où il l’avait laissée. Il était en train de raconter, pour la cinq centième fois sûrement, ses débuts dans le polar. C’est pas grave, il s’exécute gentiment, en m’appelant sa douce amie. Toute l’histoire, la nécessité de prendre un pseudonyme, la désinvolture avec laquelle il le choisit en posant le doigt au hasard sur une carte des États-Unis parce que la mode est aux Américains, le San Antonio, Texas, qui fait tilt parce que son second prénom est Antoine. Et marrant avec ça, comment fait-il pour que ça ait l’air d’un récit tout neuf ?
J’ai une voix claironnante. Non pas une belle voix mais une voix
Il rectifie très vite quand je dis qu’il s’agissait alors d’un boulot alimentaire – comme s’il y avait quelque honte à ça, comme si cela changeait quoi que ce soit au talent. « Entendons-nous j’ai commencé à écrire par vocation », dit-il ; « j’écrivais un bouquin bien léché par an, je me disais que j’aurais le Goncourt un de ces jours, j’étais plein d’espoir. » Mais le polar ? Eh bien oui, c’est une solution de dépannage. Le premier boit la tasse, mais Armand de Caro, qui vient de fonder sa maison d’édition, publie le deuxième et épuise rapidement les 7000 exemplaires tirés. Il en redemande évidemment mais l’auteur se fait tirer l’oreille, car il a d’autres ambitions : il veut faire de la littérature, avec un grand L. Frédéric Dard écrit donc pour le théâtre et ça marche plutôt bien ; c’est « la queue basse et pas content » qu’il apporte de temps en temps un San-Antonio à l’éditeur qui les lui réclame. Jusqu’au jour où l’échec retentissant d’une pièce fournit à ce dernier un argument décisif. Le dramaturge a des idées de suicide, mais Armand de Caro le convainc de se consacrer désormais entièrement aux aventures de l’invincible commissaire. Il en écrira six par an, au début. C’était il y a quarante ans
Je souris. Voilà un homme qui s’obstine à ne pas vouloir faire son devoir, c’est-à-dire au sens le plus profond du terme ce pour quoi il est fait, ce qu’il fait le mieux. Et qui ne deviendra ce qu’il a voulu être – un véritable écrivain – que le jour où il acceptera cette part de lui qu’il rejette, ce talent pour le (faux) polar qui ne devait servir qu’à boucler les fins de mois difficiles. Ma foi c’est aussi sage qu’un conte africain Et la suite on la connaît, c’est un conte de Perrault : le romancier devient riche et célèbre.
Je dis n’importe quoi mais c’est en disant n’importe quoi qu’on dit la vérité
« Quand j’ai compris que j’étais embarqué sur cette belle galère, sur ce galion plein d’or, il ne s’agissait pas seulement de le piloter, il fallait y vivre. Alors ça a commencé à dévier lentement, je me suis mis à faire du vagabondage et les gens ont été sensibles à ça. Je me suis rendu compte que c’est en me faisant plaisir que je faisais plaisir aux autres. » Si c’est pas la sagesse ça « Vous voyez, ce qui est formidable dans ce genre de bouquin, c’est qu’on peut tout se permettre. Tout est pardonné. C’est une espèce de fabuleuse recette que j’ai trouvée sans la chercher. On surveille toujours un écrivain quel que soit son renom ; moi, je m’en fous, je déverse ma poubelle, je balance tout, vous trierez. C’est un fourre-tout, c’est n’importe quoi, ça rigole, on fait l’amour aux filles, on se bat, on picole, y a tout ! » Il s’en excuse presque !
T’es fou, Frédo, d’écrire des conneries pareilles !
Mais le succès populaire ne lui suffit pas. C’est pas tout d’avoir rendu le vaisseau d’or habitable, pas tout d’augmenter les tirages et ce qui vient avec. Comme on veut toujours ce qu’on n’a pas, Frédéric Dard, au contraire des intellectuels au chômage qui n’ont rien d’autre, a soif de capital symbolique. Il veut mourir écrivain tout court, pas auteur de polars à succès. Si tout le monde lit San-Antonio, c’est souvent en cachette, ou en s’excusant : ça fait pas sérieux et puis c’est vulgaire, mais faut bien se détendre de temps en temps n’est-ce pas ? Les copains, comme Robert Hossein, lui disent : « T’es fou, Frédo, d’écrire des conneries pareilles. » Et ça le chagrine, Frédo. Mais un jour Jean Cocteau lui écrit pour le féliciter ; il n’ose y croire. C’est le début d’une correspondance avec le père des Enfants terribles. Puis le sociologue Alfred Sauvy lui consacre un article dans le Mercure de France ; peu à peu les critiques les plus guindés saluent cet écrivain étonnant, bref, lentement mais sûrement, c’est la conquête de l’intelligentsia. Il raconte tout ça, Frédéric Dard, il insiste, il y revient et il en rajoute ici et là : il croit que son œuvre n’est pas pour rien dans l’évolution actuelle de la pub française ; on lui a dit, et il le répète, qu’il est peut-être pour quelque chose dans l’explosion de Mai 68 Il est content.
Derrière ce besoin éperdu de reconnaissance, on l’aura deviné, il y a l’enfance, la crise, la vente aux enchères des biens familiaux à la suite de la faillite de l’entreprise paternelle, événement dont le romancier gardera longtemps le cuisant souvenir. C’est à ça qu’il pensera toute cette journée de 1983, quand la municipalité posera une plaque sur sa maison natale : « Tout sert dans la vie. Tout est stimulant. Même et surtout les peines et les désespoirs ».
J’invective en sanglotant, comme on engueule son môme
J’écoute parler cet être complexe en qui s’affrontent la satisfaction d’avoir pris sa revanche sociale et le rejet de l’ordre établi. Chez lui le besoin de séduire n’a d’égal que l’envie de choquer. Misanthropie ? Si peu « Il faut vivre en état d’insurrection. Parce qu’au fond tous les hommes, c’est des furtifs. Ou s’ils font un truc, c’est pas vu pas pris. À côté de ça, ce qui me choque, c’est leur orgueil démesuré, cette mise en avant de leur bedaine et de leurs titres. Je ne propose pas d’autre solution que de refuser la connerie. C’est la solution la plus passive qui soit dans la rébellion. » Et il ajoute : « Je n’aime pas provoquer pour faire mal. L’esprit de provocation n’exclut pas, au contraire induit, même, une sorte de fantastique compassion. J’invective en sanglotant, comme on engueule son môme quand il a fait quelque chose de grave. » Sa voix se fait soudain plus douce : « Ah ! mes enfants chéris, on en dit des mots » Silence. Un ange passe, qui n’a pas de sexe bien sûr, c’est pas comme les personnages des San-Antonio
Quand je démarre, je dirais tout, c’est comme quand j’écris
« Si la sexualité est si présente et si continue dans mes bouquins, c’est parce qu’elle m’a toujours absolument fasciné. Tout petit gosse, ma conscience de la vie s’est articulée autour de deux notions : la notion de mort d’abord, et la notion du sexe, de l’impétuosité de cette sève qui est en nous. C’est un sentiment forcené. En ce qui me concerne, ce sentiment est si fort que je ne me suis jamais endormi, pas une seule fois, sans penser à l’acte d’amour ; y a toujours une obsession de cul. Et ça au lieu de me gêner, ça me stimule. Je m’endors en état de baise mentale ! » Il s’interrompt, presque penaud : « Moi quand je démarre comme ça, je dirais tout. Je vous raconterais C’est comme quand j’écris, il se produit le même phénomène : ça se bouscule, j’ai même pas le temps de tout coucher sur le papier. » Encore une seconde de silence. « Je ne vous importune pas ? » demande-t-il (Ciel d’Afrique, il va finir par m’émouvoir !). « L’acte d’amour est un moment d’illusion où le sentiment de solitude cesse par la force des choses, mais l’homme est seul à nouveau avant même de se laisser retomber sur le matelas. Il n’y a pas de solution au problème de la solitude et ça me rend très anxieux. Il faut penser aux autres Il y a des êtres qui ne sont pas seuls parce qu’ils sont bon ça ne veut rien dire mais, ils assistent, ils portent leur part d’humanité. Je dirais, pour prendre une image pieuse, que le gars qui a aidé Jésus à porter sa croix n’a pas été seul à ce moment-là. Ça fait très prêchi-prêcha ce que je dis alors »
Je ne pourrais raconter que ma vie, pas celle d’un autre
S’il écrit parfois un San-Antonio hors série, un grand format, c’est pour dire les mêmes choses autrement. « J’ai envie de mettre un costume de fête, et de mettre mes marionnettes habituelles, Béru, Pinaud, tout ça, de côté pour un petit moment. C’est une façon de recharger les accus, de me donner le goût d’écrire les autres. À partir du dernier tiers de La vieille qui marchait dans la mer, j’avais hâte de retourner faire le con avec mes pantalonnades. Les petits San-Antonio, c’est la récré ; je me promets du plaisir et j’en éprouve ! » Je m’étonne, après tout ce temps ? Eh oui et « c’est une grâce. Je devrais hurler à la mort rien qu’en entendant le nom de San-Antonio mais pas du tout, il y a toujours ce même appétit. Jamais je ne pourrais tuer San-Antonio. C’est une fresque, c’est fragile, il faut qu’elle reste comme ça, le temps la diluera tout seul. »
Je lui rappelle son projet d’écrire un livre sur Domenico Gnoli, le peintre fétiche dont les toiles hyper-réalistes sont pour lui objets constants de fascination. « J’y ai renoncé », dit-il. « Je sais inventer des personnages, mais je ne pourrais raconter que ma vie, pas celle d’un autre. » Frédéric Dard sort son stylo en or de la poche intérieure de son veston, règle les consommations d’une signature et nous regarde de ses très vivants yeux très bleus. Il est devenu presque une institution, il en est si fier que c’est presque agaçant, il n’ignore pas la vanité de tout ça. Et je ne sais pas pourquoi j’ai l’impression que pendant une heure il n’a cessé de demander : « Est-ce que vous m’aimez ? » Ben voyons M. Dard, San-Antonio ? On adore !
Frédéric Dard a publié, entre autres :
Les salauds vont en enfer, Fleuve noir, 1984, Presses Pocket, 1989 ; Rendez-vous chez un lâche, Fleuve noir, 1985, Presses Pocket, 1992 ; Des yeux pour pleurer, Fleuve noir, 1985 ; Ma sale peau blanche, Fleuve noir, 1985 ; Le caviar rouge, Fleuve noir, 1985 ; Baby-meurtre, Favre P.-M., 1988 ; Mausolée pour une garce, Presses Pocket, 1988 ; À San Pedro ou ailleurs, Presses Pocket, 1988 ; La vieille qui marchait dans la mer, Fleuve noir, 1988 ; Le sang est plus épais que l’eau, Fleuve noir, 1989 ; Le maître de plaisir, Presses Pocket, 1989 ; La crève, Fleuve noir, 1989 ; Le bruit de la mer empêche les poissons de dormir, Actes Sud, 1990 ; Les brumes de Manchester, Actes Sud, 1990 ; Quelqu’un marchait sur ma tombe, Presses Pocket, 1990 ; Cette mort dont tu parlais, Presses Pocket, 1991 ; San Antonio entre en scène : monologue, Rocher, 1991 ; La dynamite est bonne à boire, Presses Pocket, 1991 ; En voilà des histoires : (La mort des autres, La police est prévenue, Histoires déconcertantes, Nouvelles et contes divers), Fleuve noir, 1992 ; Portrait des restos du cœur, Calmann Lévy, 1992 ; Les séquestrées, Fleuve noir, 1993 ; Romans d’épouvante, Fleuve noir, 1993 ; La nurse anglaise, Fleuve noir, 1996 ; De l’antigel dans le calebute, Fleuve noir, 1996 ; Bravo, docteur Béru !, Fleuve noir, 1997.