Il aura tout de même fallu quarante ans de métier et seize romans à son actif pour que Don DeLillo publie un premier recueil de nouvelles. La pratique du genre narratif bref, qui tient chez lui à une vingtaine de récits publiés, remonte pourtant à loin, au moins dix ans avant Americana (1971), son premier roman. Dès le début des années 1960 en effet, DeLillo a commencé à faire paraître des nouvelles dans le magazine américain Epoch, tout comme Thomas Pynchon – un auteur auquel le New-Yorkais est régulièrement comparé. Les neuf nouvelles comprises dans L’ange Esmeralda ont paru entre 1979 et 2011 dans divers périodiques, dont Esquire et The New Yorker.
L’approche narrative du nouvelliste ne diffère pas beaucoup de celle du romancier. On y trouve la même auscultation des inquiétudes de l’Amérique contemporaine au moyen d’une prose impassible où l’économie, la vie urbaine, la politique et l’art (surtout le cinéma) forment un tout. La description d’un panneau publicitaire de jus d’orange Minute Maid, dans la nouvelle qui donne son titre au recueil, est en soi un morceau d’anthologie. Un attroupement de curieux ou de dévots y guette les apparitions de « l’ange Esmeralda », ainsi nommé en référence à une fillette du Bronx qui a été violée et jetée du haut d’un toit. Du grand DeLillo ; il n’est pas étonnant que le recueil en ait récupéré le titre.
L’une des spécialités de DeLillo consiste à créer des rencontres décalées entre ses personnages. Un joggeur, témoin d’un kidnapping, discute de l’événement avec une voisine ébranlée (« Le coureur »). Un homme s’incruste dans la vie d’une femme rencontrée au musée lors d’une exposition de photos des membres de la Fraction armée rouge (« Baader-Meinhof »). Deux étudiants ergoteurs tentent de percer les secrets d’un homme en anorak (« Dostoïevski à minuit »). Le plus souvent, DeLillo entraîne son lecteur en terrain familier : les rues du Bronx avec leurs déchets industriels (« L’ange Esmeralda »), le milieu financier et le marché de l’art (« Le marteau et la faucille »), les salles obscures (« La famélique »). D’autres fois, l’intrigue se situe dans une petite île des Caraïbes (« Création »), en Grèce (« L’acrobate d’ivoire ») et même – qui eût cru que DeLillo tâterait de la S.F. ? – dans une station orbitale (« Moments humains dans la Troisième Guerre mondiale »). DeLillo nouvelliste : l’expérience est concluante.