« Je crois que j’ai toujours aimé l’ennui », avoue Philippe Delerm, comme s’il s’agissait d’un préalable, d’un avertissement au lecteur. Il faut ici comprendre l’ennui davantage comme un état de tristesse empreinte de mélancolie, plus près de la saudade que du spleen baudelairien, qui rend toute chose fragile et précieuse.
La vie en relief regroupe des textes courts qui, comme Delerm nous y a habitués, offrent des instantanés de ce qui nourrit sa mélancolie : souvenirs du passé qui émergent dans le présent, une parole ou une musique qui soudain nous transportent ailleurs, nous font revivre un bonheur qu’on croyait oublié, perdu, comme tout ce qui peut être sujet à l’émerveillement dès lors que l’on a su préserver l’innocence du regard de l’enfant qui découvre le monde. « Vivre par les toutes petites choses. Des sensations infimes, des phrases du quotidien, des gestes, des bruits, des odeurs, des atmosphères. Écrire sur tout cela. Car écrire et vivre, c’est la vie en relief, une opération qui s’est imposée lentement. » Tous les sens sont mobilisés dans cette quête de tous les instants.
Par moments, Philippe Delerm nous rappelle Henri Calet, qui, dans Le tout sur le tout, savait restituer précautionneusement ce qui risquait d’échapper à un regard trop pressé. L’approche de Delerm, qui est attiré par tout ce qui fait saillie, qui échappe au côté lisse de l’existence, rappelle également celle de Robert Doisneau, qui savait rendre la magie d’un instant sans qu’aucun effort soit visible (là réside également le talent du magicien, du styliste qu’est Delerm). Ses textes nous sont donnés comme un album de photos regroupées par thèmes qu’on parcourt avec plaisir. La succession des textes n’est pas laissée au hasard, Delerm veillant à créer des liens entre chacun, ce qui, sans créer un fil narratif, donne de la cohérence à l’ensemble, comme le ferait le contour d’une tapisserie. Fait-il allusion à un cirque, le texte qui suit nous replonge dans son enfance ; évoque-t-il Honfleur, Deauville, Jules et Jim de François Truffaut, Les vacances de monsieur Hulotprend le relais dans le texte qui suit. Aux pages consacrées à ses parents succède le souvenir de passages d’À la recherche du temps perdu, de Proust, relatant la mort de la grand-mère. L’enchaînement des textes, effectué ici discrètement, concourt à donner du relief à l’ensemble.
Comme chez Magritte, les choses qui nous sont données à voir révèlent souvent une autre réalité, plus complexe et plus riche qu’il n’y paraît à première vue. Ainsi, un café n’est pas un café. Ce qui en fait toute la richesse se dissimule tout autant sous les volutes qui s’en échappent, l’arôme qui s’en dégage, l’échange amical dont il est peut-être le prétexte, ce que ne se prive pas de décortiquer Philippe Delerm dans le moindre détail. Comme de nous rappeler, ou nous faire découvrir, certains usages malheureusement disparus : le café suspendu. Sur une ardoise, le patron indique le nombre de cafés qu’un client a payés à l’avance pour un client sans ressources qui le suivrait. À sa façon, Delerm inscrit sur son ardoise, à l’intention de ceux qui suivent, ce qui pourrait nous échapper, non pas que nous soyons sans ressources, mais nous sommes trop souvent pressés pour apprécier ce que la vie a à nous offrir : « Café suspendu, c’est peut-être ça, le secret du café. Rester suspendu au-dessus de nos vies, dispenser un arôme chaleureux-amer, et, mine de rien, même quand il s’agit de quelques gouttes de ristretto très pures – peut-être davantage alors – donner à l’existence une expansion, changer la nature du temps. Suspendre ».
Ce livre est un aboutissement, peut-on lire en quatrième de couverture. J’opterais plutôt pour la continuité, la constance de l’observateur du quotidien, la patience de l’écrivain qui passe au tamis des mots les heures et les jours passés, comme ceux à venir. La pandémie nous a forcés à suspendre nos incessants déplacements, elle nous a tous plus ou moins immobilisés dans nos élans. En avons-nous pour autant tiré quelque leçon, avons-nous appris à regarder autrement les choses qui composent notre cadre de vie ? Sinon, La vie en relief pourrait s’avérer un excellent manuel d’instruction pour y remédier avant de se relancer dans la course effrénée vers un bonheur dont nous risquons de ne jamais voir le fil d’arrivée.